Notre dossier Prokofiev (9) : Cantates et Oratorios

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Les deux oeuvres les plus importantes de cette catégorie se rattachent aux musiques de film écrites pour S.M. Eisenstein, où nous les retrouverons. Mais on ne saurait passer sous silence deux oeuvres de jeunesse, la première tout à fait ignorée, l’autre beaucoup trop peu connue elle aussi, et inspirées toutes deux à Prokofiev par son poète de prédilection, Konstantin Balmont. Il s’agit de deux Poèmes pour choeur de femmes et orchestre (Le Cygne blanc et La Vague) opus 7 (1909-10) et surtout de l’extraordinaire “Incantation akkadienne” Sept, ils sont sept pour ténor solo, choeur mixte et grand orchestre (opus 30, 1918), d’une puissance et d’une sauvagerie qui subjuguent.
Ces sept minutes de musique survoltée occupent un rang privilégié entre la Suite scythe et la Deuxième Symphonie parmi les manifestations du “fauvisme” du compositeur. Mais comment mobiliser de pareils effectifs pour seulement sept minutes? Le texte de Balmont décrivant ces sept divinités implacables, face auxquelles il n’y a qu’une soumission terrifiée, contient des paroles sinistrement prophétiques quant on pense au futur destin du compositeur enfermé dans l’empire stalinien: “Ils rapetissent et le ciel et la terre, ils ferment des pays entiers comme on ferme une porte, ils moulent les peuples comme les peuples eux-mêmes moulent le grain...”. Brrr!

Dans sa naïveté et son immense volonté de bien faire vis-à-vis du régime dont il était à présent le citoyen, Prokofiev composa en 1936-37 une colossale Cantate pour le vingtième anniversaire de la Révolution d’Octobre, ajoutant aux solistes (parfois amplifiés par hauts-parleurs), aux choeurs, d’hommes et mixtes, et à un immense orchestre symphonique des fanfares, une formation d’accordéons, une autre de balalaïkas et une troisième de percussions. Mais l’oeuvre fut rejetée comme “formaliste” et inexécutable, et même sa création quinze ans après la mort du compositeur fut amputée du Finale, car écrite sur des paroles de Staline, désormais tombé en disgrâce posthume. Or, cette oeuvre n’est nullement un monstre, mais une fresque d’une stupéfiante maîtrise confirmant un génie inné de la Révolution, au sommet duquel on entend Lénine proclamer la victoire par mégaphone du haut d’une barricade, maîtrise déjà pleinement les techniques de montage qui triompheront dans la Bataille sur la glace d’Alexandre Newsky.

On se voile la face devant la platitude du texte flagorneur et abject célébrant les soixante ans de Staline dans la Cantate Zdravitsa (opus 85, 1939), rebaptisée Chant de Joie après son adaptation à des paroles moins compromettantes. La musique, habile montage de chants populaires des diverses républiques soviétiques, garde une réelle fraîcheur. Ce ne sera pas le cas de toutes une série de Cantates de circonstance qui n’ajoutent rien (au contraire!) à la gloire de Prokofiev. Et pourtant même là tout n’est pas à jeter, comme par exemple dans le charmant Bücher d’hiver (opus 122, 1949), qui dépeint le voyage scolaire vers le grand Nord d’une classe de garçons soviétiques, et qui retrouve un peu de la fraîcheur de Pierre et le Loup, car Prokofiev, si égocentrique, si déplaisant et agressif avec les adultes, aimait les enfants et les comprenait admirablement. Il y a là notamment une toccata “ferroviaire” des plus réjouissantes. Et même au comble de l’abaissement et de l’humiliation, dans cet oratorio stalinien de 1950 La Garde de la Paix qu’il composa la peur au ventre, on trouve une Berceuse pour voix d’enfant solo, choeur d’enfants et orchestre à la pureté rédemptrice: la flamme de l’inspiration, même affaiblie et vacillante, brûlait toujours…
Harry Halbreich
Crescendo, Février 2003

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5. La musique de chambre
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