Paavo Järvi emmène la Tonhalle de Zürich dans un Tchaïkovski saisissant

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Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) : Symphonie N° 5 ; Francesca di Rimini. Orchestre de la Tonhalle de Zürich ; Paavo Järvi. 2019-2020. 74’00. Livret en allemand, en anglais et en français. 1 CD Alpha 659.


Après un album Messiaen salué d’un Joker, voici le deuxième enregistrement de l’Orchestre de la Tonhalle de Zürich dirigé par Paavo Järvi. Il l’avait annoncé, dans un entretien à Crescendo-Magazine, au moment de présenter sa première saison à la tête de la formation suisse : « Un autre thème central sera : les symphonies de Tchaïkovski. Nous allons les jouer et les enregistrer sur une saison. »

Eh bien voilà, c’est parti ! Le premier album est sorti. Et il est absolument superbe. Il contient la Cinquième Symphonie, la première de Tchaïkovski à avoir été jouée à Zurich (en 1895), et Francesca di Rimini, qui devait suivre quelques années plus tard (en 1901). C’est donc un choix qui s’inscrit dans l’histoire de cet orchestre, fondé il y a plus d’un siècle et demi, de la part de son tout nouveau directeur musical. À noter que, sur la grosse centaine d’albums qu’il a enregistrés, dans laquelle on trouve beaucoup de musique russe, c’est seulement la deuxième fois que le chef estonien se consacre à Tchaïkovski (après la Sixième Symphonie et Roméo et Juliette, avec l’Orchestre Symphonique de Cincinnati, en 2007, chez Telarc).

La boutade est célèbre : « Tchaïkovski a écrit trois symphonies : la Quatrième la Cinquième et la Sixième. » C’est un fait que les trois premières sont bien délaissées. Dans les trois suivantes, le compositeur a plus que largement donné de sa personne... Elles sont d’une subjectivité et d’une puissance émotionnelle que certains auditeurs peuvent trouver à la limite du supportable. 

Des trois, la Cinquième est sans doute la moins immédiatement spectaculaire. Elle nous fait entendre un Tchaïkovski peut-être plus intime. C’est en tout cas ce que l’on ressent, profondément, à l’écoute de cette interprétation. Après une introduction Andante impressionnante d’angoisse intérieure, et qui expose le motif du destin qui parcourra toute la symphonie, l’Allegro con anima paraît presque féérique... avant d’être un drame noir et poignant, d’une intensité hallucinante, rendu supportable par quelques moments d’accalmie où du merveilleux reviendrait. Dans l’Andante cantabile, Paavo Järvi est saisissant d’introspection. Nous sommes loin de l’artiste maudit qui clame sa douleur à la face du monde. Certes nous entendons bien les questions existentielles. Elles peuvent même être déchirantes ; mais la sobriété des musiciens, quand ils interviennent individuellement, leur donne une certaine pudeur. C’est à nouveau un caractère rêveur qui nous touche dans la Valse, loin de toute paillette, de Vienne ou d'ailleurs ; et si c’est pour l’orchestre l’occasion de montrer sa virtuosité, chaque note reste expressive et sensible. Quant au finale, il consiste en un long Andante chaleureusement maestoso, qui s’enchaîne à un Allegro vivace libérateur. L’Orchestre de la Tonhalle y brille de tous ces feux ; mais Paavo Järvi parvient à en canaliser l’énergie pour la mettre toute entière au service de l’émotion, sans rien de superficiel. Nous la ressentons au plus profond de nous, et nous imaginons chaque musicien participer de tout son être à cette majestueuse acceptation du destin. Certes, nous ne nous y arrachons pas. La douleur est toujours présente. Mais nous restons du côté de la vie.

L’équilibre de l’orchestre, notamment entre les cuivres et les cordes, et l’esprit « musique de chambre » que Paavo Järvi parvient à instaurer avec cent musiciens, font que nous sommes captivés de la première à la dernière note. Et, avec cette Cinquième Symphonie à la fois implacable et galvanisante, nous faisons un bouleversant voyage en nous-mêmes.

La « fantaisie symphonique » Francesca da Rimini a aussi pour thème le destin, mais cette fois du côté inéluctable et tragique. Le sujet vient du cinquième chant de L'Enfer de Dante, qui raconte comment un mari finit par poignarder sa femme et son frère, devenus amants. La musique est impressionnante. La réussite orchestrale est tout aussi convaincante. Cet Orchestre de la Tonhalle de Zürich a décidément trouvé en Paavo Järvi un chef qui lui permet de s’exprimer. Mais cette pièce, descriptive, est plus extérieure que celle qui précède. Si l’orchestre y est tout aussi épatant, et la direction tout aussi admirable, alternant terreur inexorable et passion amoureuse, nous sommes sans doute moins chamboulés qu’avec cette Cinquième Symphonie réellement exceptionnelle.

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive

 

 

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