Cosi fan tutte subversif au Châtelet

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À Paris, le Théâtre du Châtelet reprend la production de Cosi fan tutte de Mozart présentée en 2013 au Festival d’Aix en Provence. La mise en scène de Dmitri Tcherniakov transforme les jeunes gens qui s’apprêtent à se marier en couples de cinquantaines voire plus, vivant à notre époque, en quête de nouvel élan amoureux qui n’hésitent pas à pratiquer l’échangisme.

Pour Dmitri Tcherniakov, la bouffonnerie est la première difficulté à laquelle la mise en scène de Cosi fan tutte est confrontée. Dans son texte d’intention reproduit dans le programme, il ne cesse d’affirmer et de réaffirmer : « Elle [la bouffonnerie] est compliquée pour moi, […] cette bouffonnerie m’est assez opaque, elle est tout sauf naturelle pour moi ; […] ce n’est pas non plus une commedia giocosa. » Il l’élimine donc, d’autant qu’il estime qu’à cause des « normes sociales morales différentes » de l’époque de Mozart, « les lignes rouges à ne pas franchir ne sont plus les mêmes ». Il propose alors une lecture personnelle, transformant radicalement le livret de Da Ponte. Pour ce faire, il pose la question : « de quoi pourrait parler cette histoire [de Cosi fan tutte] aujourd’hui ? » Ainsi, deux couples arrivent dans une villa éloignée de tout pour un week-end, pour participer à un échange de partenaires entre les deux couples « à la recherche d’un peu de piquant ». Mais cela provoque la séparation dans chaque couple. Despina n’est pas servante de Fiordiligi et de Dorabella, mais l’hôtesse de la villa avec Don Alfonso. L’opera buffa n’est donc plus, on ne reconnaît plus les personnages, tout se passe dans ce loft à la mode (on pense à certaines séries de télé-réalité). Ne cherchez pas : les scènes attendues, comme celle de bosquet, n’arriveront jamais. Le chant militaire résonne vide, tellement la situation est absurde. Les travestissements sont réduits à des masques qui ne cachent même pas l’identité des personnages, alors, on se demande pourquoi ils les portent. Au début du deuxième acte, on a même l’impression d’assister à un semblant de séance de thérapie de groupe. À ce stade de réinterprétation, ne vaut-il mieux pas parler d’une histoire « d’après Da Ponte » ? De plus, la musique est entrecoupée à plusieurs reprises pour introduire à chaque fois un silence plus ou moins long, mais à quel dessein ? On paie le prix bien cher, car la fluidité, qui constitue l’essence même de la musique de Mozart, est interrompue.

Un « Ballo in maschera » ambigu au Liceu

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Verdi présenta ce merveilleux opéra en 1859 au Teatro Apollo de Rome, après avoir annulé son projet à Naples en raison de la censure. Le sujet, historique, traite de l’assassinat du roi Gustave III pendant un bal masqué en 1792. Comme les censeurs napolitains des Bourbons trouvaient immoral le régicide sur scène, on transforma donc le roi en Grand-duc de Poméranie et puis en gouverneur de Boston… très simple ! Le musicologue américain Philip Gosset, grand prêtre de l’opéra italien depuis sa chaire à l’Université de Chicago et son University Press, avait concocté il y a quelques années une partition reconstruisant les intentions premières de Verdi, mais elle n’est pas encore entrée dans les mœurs des maisons d’opéra. Il faut dire que cette production avait été pensée pour le Teatro Reggio de Parme par Graham Vick, ce créateur théâtral si original qui décéda des suites du Covid en 2021 sans avoir complété son travail. C’est son élève et assistant à l’époque, Jacopo Spirei qui lui rend hommage en présentant ici l’accomplissement de ce projet. En 1859, Verdi écrivait des opéras à succès depuis près de trente ans et il était au sommet de son métier. Dès le prélude, les éléments caractérisés se font entendre : la passion amoureuse, la jalousie, la trahison de l’ami proche. Et les traite dans une trame contrepuntique qui souligne théâtralement à quel point ces passions sont entrelacées. Des thèmes qui réapparaitront pendant tout l’opéra, non pas à la manière du leit motiv wagnérien mais comme une sorte de chemin musical qui renforcera leur impact dramatique. Il est intéressant de rappeler que Verdi possédait dans sa bibliothèque toutes les partitions de Wagner et suivait de près son évolution. Le contraire… est moins probable, même si quelquefois le Teuton a laissé échapper une certaine jalousie face aux succès de son confrère italien. Parmi les trouvailles musicales de cet ouvrage, sans parler de la beauté des airs et des ensembles, il faut rappeler le fugato qu’introduit la scène des conspirateurs, le fabuleux accompagnement par les contrebasses en pizzicati du trio Renato, Samuel et Tom « Dunque l’onta di tutti », et le sarcastique chœur des médisances sur l’adultère présumé « E che baccano sul caso strano». Ce recours à la fugue et au contrepoint ne sera qu’un prélude à ce qui viendra plus tard dans le Sanctus du Requiem, un prodigieux filigrane à huit voix, ou au formidable finale de Fallstaf avec cet inoubliable « Tutto nel mondo è burla » qui marquera les adieux de Verdi au théâtre.

Ce « Ballo in maschera » du Liceu restera dans la mémoire par l’excellence de l’équipe de chanteurs et de son directeur musical, Riccardo Frizza, en qui certains voient le successeur de Josep Pons à la fin de son contrat en 2026. Il est magistral du point de vue du style, de la recherche des éléments dramatiques dans l’orchestration et aussi dans la flexibilité qu’il apporte au phrasé, secondé par un orchestre incandescent et flexible et par des chœurs précis et vaillants.

Evgeny Sviridov, fin archet pour peigner Sonates et Capriccios de Franz Benda

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Franz (František) Benda (1709-1786) : Sonates pour violon et basse continue en ut mineur L.3.10, en si bémol majeur L.3.125, Sonate XXVII pour violon et basse en sol majeur L.3.86, Sonate XVII pour violon et violoncelle en la mineur L.3.118, Capriccio 2 en fa mineur. Franz Benda ou Carl Höckh (1707-1773) : Capriccio 27 & Minuetto en ré mineur, Capriccio 35 & Angloise en fa dièse mineur, Capriccio 38 & Polognese en sol majeur. Ludus Instrumentalis. Evgeny Sviridov, violon. Alexander Scherf, violoncelle. Elizaveta Solovey, théorbe. Stanislav Gres, clavecin. Décembre 2022. Livret en allemand, anglais. TT 65’15. CPO 555 610-2

A Genève, Martha Argerich à la rescousse de l’OSR 

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Dans la saison actuelle de l’Orchestre de la Suisse Romande, les concerts se suivent mais ne se ressemblent guère. Qui a entendu, il y a une semaine, la fascinante sonorité produite sous la direction de Charles Dutoit tombe de haut lorsqu’il a affaire à une 41e Symphonie de Mozart dirigée par Jonathan Nott. Du concept jupitérien accolé à cette œuvre majeure, il ne reste pas grand-chose, tant elle semble provenir du tout-venant avec cette attaque de l’Allegro vivace qui semble chercher une assise, ce qui permet aux instruments à vent de se glisser dans leur ornière habituelle en revendiquant la proéminence sur les cordes qui tentent néanmoins d’iriser leur phrasé de nuances bienvenues. A cet effet, l’Andante cantabile stabilise le propos grâce aux violons tissant de soyeuses demi-teintes que les bois s’empresseront de pulvériser par les inflexions pathétiques du contre-sujet. A tempo presto est déroulé le Menuetto qui se pare d’un brin de malice dans le Trio où hautbois et premiers violons se dérident au gré d’un rubato nonchalant. Quant au génial Final osant le contrepoint le plus audacieux, il est pris au pas de charge réduisant à néant toute velléité de contraste. 

En début de programme, le bref Tango pour piano élaboré par Igor Stravinsky en 1940 puis arrangé pour dix-neuf instruments, treize ans plus tard, a fait office de hors-d’œuvre par les cordes chaloupées suscitant la veine sarcastique des vents.

Beatrice di Tenda, un opéra grandiose de haute portée philosophique et morale

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Restée dans l’ombre de Norma, Béatrice di Tenda, opéra de Bellini peu connu bien qu’enregistré notamment par Leyla Gencer, Joan Sutherland ou Edita Gruberova, remporte un très vif succès public pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en dépit d’une réalisation visuellement contestable.

Pour sa deuxième commande vénitienne, Vincenzo Bellini s’était d’abord intéressé à la reine Christine de Suède, femme puissante, haute en couleurs avant de lui préférer Béatrice di Tenda.

De cette veuve d’un condottiere piémontais, on ne sait à peu près rien si ce n’est qu’elle épousa en secondes noces Filippo Visconti, duc de Milan, de vingt ans plus jeune qu’elle. Après l’avoir dépouillée de ses immenses biens, il la fit condamner à mort pour adultère.

Le metteur en scène Peter Sellars se dit habité par l’œuvre depuis longtemps. Si son ébauche de synopsis nous vaut la présence d’un téléphone, d’un ordinateur (ou un livre vu de loin ? ) et quelques gardes à mitraillettes...  cette proposition superficielle en cache une autre beaucoup plus forte : la musique de Bellini révèle aux cœurs les plus endurcis, le pouvoir du pardon, le triomphe de la compassion, de l’« amour qui surpasse l’amour ». Thème central que le metteur en scène tiendra fermement en ligne de mire jusqu’à la dernière note.

Entre-temps, l’attention s’égare dans un dédale (George Tsypin) en plastique vert cru, tout en angles : jardins à la française  figurant la cour intérieure du château de Binasco au premier acte, le tribunal, au second.

Les costumes (Camille Assaf), remarquablement disgracieux, alignent les complets vestons en skaï noir, plaquent une draperie verdâtre sur des formes opulentes ou associent un fourreau serré à des escarpins vertigineux. Ils interrogent une fois de plus sur le choix d’une représentation dépréciative et caricaturale du corps humain.

Flûte baroque : Buffardin et son élève Quantz, avec Leonard Schelb et Frank Theuns

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La flûte de Monsieur Buffardin. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Sonate pour flûte et b.c. en la mineur Wq 128. Louis-Gabriel Guillemain (1705-1770) : Sonate pour flûte ou violon et b.c. en mi majeur [Premier Livre]. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonates pour flûte et b.c. en mi mineur BWV 1034. Partita pour flûte BWV 1013. Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784) : Sonate pour flûte et b.c. en fa majeur BR-WFB B 18. Michel Blavet (1700-1768) : Sonate pour flûte et b.c. en sol mineur [Troisième Livre]. Leonard Schelb, flûte. Anne-Catherine Bucher, Wiebke Weidanz, Alexander von Heißen, clavecin. Ricardo Magnus, piano à tangentes. Livret en anglais, allemand. Mars 2022. 70’20''. ET’Cetera KTC 1784

Johann Joachim Quantz (1697-1773) : Concertos pour flûte en sol mineur QV 5:196, en ré mineur QV 5:86, en la mineur QV 5:236, en sol majeur QV 5:173. Frank Theuns, flûte. Les Buffardins. François Fernandez, Maia Silberstein, violon. Franz Vos, alto. Rainer Zipperling, violoncelle. Patxi Montero, contrebasse. Siebe Henstra, clavecin. Livret en anglais, français, allemand. Octobre 2011, rééd. 2023. 58’42''. Accent ACC 24395

Andris Nelsons et la passion du beau son 

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Anton Bruckner (1824-1896) : Intégrale des Symphonies n°0 à n°9 ; Richard Wagner (1813-1883) : Ouvertures de Rienzi ; Der Fliegende Holländer ; Tristan und Isolde ; Die Meistersinger von Nürnberg ; Tannhäuser ; Lohengrin ; Parsifal ; Marche funèbre de Götterdämmerung ; Siegfried Idyll. Gewandhausorchester Leipzig, Andris Nelsons. Enregistré entre 2016 et 2021. Livret en anglais et allemand. 1 Coffret de 10 CD DGG 028948 64528 2.

« Fauré ou le dernier amour » : un voyage hors du temps par Pascal Quignard et Aline Piboule

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Partenaires artistiques depuis quelques années, l’écrivain Pascal Quignard et la pianiste Aline Piboule poursuivent leurs « récits-récitals » qu’ils conçoivent ensemble. Après Boutès ou le désir de se jeter à l’eau et Ruines, ils célèbre les 100 ans de la disparition de Fauré à travers sa relation avec Marguerite Hasselmans dans les 25 dernières années de la vie du compositeur français. Le concert, présenté à La Philharmonie de Paris dans le cadre du week-end Fauré, est en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane.

Intitulé « Fauré ou le dernier amour », le récit inédit de l’auteur de Tous les matins du monde retrace chronologiquement la complicité entre Gabriel Fauré et Marguerite Hasselmans, rencontrés en 1900, respectivement à l’âge de 55 ans et de 24 ans. Fabuleux conteur à une voix mi-rauque, Pascal Quignard fait revivre leur relation, avec des anecdotes (notamment sur la moustache de Fauré) et des réflexions sur la vie musicale parisienne rapportées par différents artistes de l’époque. Chaque évocation, en alternance avec l’interprétation pianistique, n’est jamais trop longue ni trop courte, laissant ainsi aux auditeurs le temps de songer au quotidien du compositeur et savourer la musique.

Festival Présences 2024 : tout à Reich

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Un festival, c’est souvent un voyage : embarquement à Dole dans le Lausanne-Paris pour un trajet rectiligne (c’est souvent l’impression que laisse le Train à Grande Vitesse, mal calibré pour les virages en épingle à cheveu), balade de la Gare de Lyon à la Maison Européenne de la Photographie (une étape plus obligée qu’un torticolis au pied de la tour Eiffel) pour l’exposition Phosphor de Viviane Sassen, curieuse touche-à-tout (photo, collage, peinture) éduquée à Utrecht, déjeuner thaï dans le Marais, métro jusqu’à l’hôtel (chambre étriquée, wifi en panne mais accueil cordial) – il fait gris pourtant la ville me semble plus respirable que d’habitude : les vélos à la place des voitures, ça a du bon.

L’édition 2024 du Festival Présences, que je découvre, s’articule autour de Steve Reich (1936-), une personnalité très américaine, relax (quand je l’entends en Artist Talk après Music For 18 Musicians il y a quelques années à la Philharmonie de Paris) et casquetté (lui ne soudoie aucune starlette porno ni n’appelle à envahir le Capitole), très cool du haut de son âge respecté, pionnier d’une musique minimaliste (à une époque où l’avant-garde est férue de complexité), dite aussi répétitive, avec d’autres, dont les plus (re)connus sont sans doute Terry Riley et Philip Glass -mais on pense aussi à des artistes plus ou moins extravagants comme La Monte Young ou Phil Niblock-, un maître de la pulsation qui, depuis les années 1960, voit son travail avalisé aussi par le (grand) public.

Cette mise à l’honneur comporte quelque responsabilité puisque, outre ses propres œuvres, le programme comprend des pièces de compositeurs choisis parmi les musiques qu’il aime et qui diversifient le paysage de la création contemporaine -lui qui évoque les années 1950, comme celles où les aspirants musiciens n’avaient à suivre que la voie débroussaillée par Stockhausen, Berio ou Boulez, aspirés vers une écriture qui semblait avoir mis de côté l’émotion.