Patricia Kopatchinskaja et Giovanni Antonini dynamitent Vivaldi

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What’s next Vivaldi ? Antonio VIVALDI (1678-1741) : Concertos pour violon, cordes et basse continue RV 157, 191, 208 « Il Grosso Mogul » et 253 « La Tempesta di Mare » ; Concerto pour quatre violons, cordes et basse continue RV 550. Aureliano CATTANEO (*1974) : Estroso pour violon, flûte, cordes, théorbe et clavecin. Luca FRANCESCONI (*1956) : Spiccato il volo pour violon seul. Simone MOVIO (*1978) : Incanto XIX pour flûte, violon et cordes. Marco STROPPA (* 1959) : Dilanio avvinto pour flûte et deux violons. Giovanni SOLLIMA (* 1962) : Moghul, pour violon, flûte, cordes et basse continue. Béla BARTÓK (1881-1945) : Szol a Duda (La cornemuse) pour flûte et violon. Patricia Kopatchinskaja, violon ; Il Giardino Armonico, direction et flûte Giovanni Antonini. 2018. Livret en allemand, en anglais et en français. 70.56. Alpha 624.

Ebouriffant, décoiffant, décapant, incongru, extravagant ? Ces mots (biffer la mention inutile) risquent d’être souvent employés par ceux qui vont écouter ce CD délirant, que l’on conseille de débuter par la plage n° 4, Lazzo parlante : pendant une quarantaine de secondes, on est plongé dans un brouhaha sonore en tous sens alimenté par les interprètes. Cela permet d’imaginer l’ambiance qui a dû chauffer les séances d’enregistrement en novembre 2018 au Stadttheater Greif de Wels en Haute-Autriche. Le livret précise qu’il s’agit d’un travail sur le rythme fait lors d’une répétition et qu’en toile de fond, si nous saisissons bien la portée de l’explication, le caractère ludique et improvisé est ainsi associé aux effets verbaux et paraverbaux de la Commedia dell’arte. Pourquoi pas ? Comme ce Lazzo est situé juste après le RV 253, La Tempesta di Mare, complètement déjanté, cela accentue le contexte de délire.

Car c’est bien cela que l’on ressent dès la première seconde du programme. On connaît la virtuosité de Patricia Kopatchinskaja, dont le répertoire va du baroque au contemporain, et l’originalité de ses sorties des sentiers battus, dont nous avouons apprécier l’audace même si, parfois, certains enregistrements ont versé dans l’excès. D’origine moldave, aujourd’hui de nationalité suisse et autrichienne, cette volcanique interprète a étudié le violon et la composition à Vienne où sa famille (père et mère musiciens) a émigré en 1989, avant de poursuivre sa formation à Berne. La Tempesta di Mare est enlevée dans une atmosphère de folie, pyrotechnie à l’appui. Et cela fonctionne, même si l’on se rend compte que la soliste fait le pari d’une balance entre équilibre et enthousiasme survolté. C’est bien à une tempête que l’auditeur est confronté, et il en sort tout éclaboussé ! Antonini et le Giardino Armonico jouent le jeu à fond, dans la démesure et l’excitation. 

La question posée sur la pochette« What next’s Vivaldi ? » suggère une étape « à venir ». Vivaldi à réinventer ? Ici, l’étape est concrétisée par l’apport de courtes pages de cinq créateurs de notre temps, intercalées entre les concertos de Vivaldi. Expérience qui peut paraître provocatrice mais se révèle au contraire convaincante. On ne peut qu’approuver la notice qui défend ce choix : « Dans l’ensemble, on ne perçoit pas de véritable rupture entre Vivaldi et les compositeurs contemporains : tous les morceaux de ce CD, malgré la diversité des styles et des moyens, expriment des « affects » qui forment le véritable trait d’union de la musique, car ils sont liés à l’essence même de l’homme -de l’homme des temps anciens comme de nous autres, les « vivants ». On apprécie en particulier les pièces où la flûte d’Antonini vient faire la paire avec le violon capricieux (Estroso d’Aureliano Cattaneao) ou enchanteur (Incanto XIX de Simone Movio) de Kopatchinskaja, cette dernière étant tout simplement transcendante dans son solo du Spiccato il volo de Luca Francesconi. 

Dans les autres concertos de Vivaldi (RV 157, 191 et 550 pour quatre violons), la sensation de folie collective ressentie dans La Tempesta di Mare est peu marquée, comme si une certaine accalmie climatique était collectivement consentie. Largos apaisés, virtuosité présente mais contrôlée. Dans le bref RV 550, les violons (Marco Bianchi, Stefano Barneschi et Liana Mosca ont rejoint Kopatchinskaja) se font des saluts affectés et des grâces. La virtuosité est-elle volontairement domptée, dans l’attente du choc du RVD 208 « Il Grosso Moghul » ? Dans celui-ci, on replonge dans une sorte d’hystérie, comme s’il fallait clôturer le programme comme il a commencé : dans l’excitation. L’Allegro initial et sa cadence sont affolants, au risque d’en oublier l’esprit de l’œuvre où il y a une distinction à préserver. L’enchaînement immédiat avec le Grave : Recitativo qui suit nous introduit dans un univers alangui d’accents gitans, tandis que l’Allegro final est traversé par des écarts de dynamique et des maniérismes, ce qui nous laisse dubitatif. On se demande ensuite ce que viennent faire les cinquante-six petites secondes bartokiennes partagées par la flûte et le violon, qui mettent un terme à ce CD atypique et interpellant. Un dernier plaisir ?

On sort de cette aventure discographique un peu abasourdi, avec des sentiments mélangés : séduction de la virtuosité, intérêt pour l’audace du projet, étonnement face aux partis-pris, conscience d’excès dont on tente de saisir la nécessité, mais aussi envie de dire que l’aventure en vaut la peine. Alors, en auditeur ouvert, pour participer au jeu et tenter de l’assimiler, on relit les remarques de Nietzsche reproduites dans le livret, extraites du tome II d’Humain, trop humain et on les médite : « On honore les grands artistes du passé moins par cette crainte stérile qui laisse chaque mot, chaque note tels qu’ils ont été écrits, que par des essais actifs et réitérés de leur faire reprendre vie. » Dont acte.

What’s next Vivaldi ? En fin de livret, une amusante photographie montre Giovanni Antonini faisant semblant d’étrangler Patricia Kopatchinskaja. Fantasme ? La question est ouverte.

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 9  Interprétation : 8

Jean Lacroix 

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