Premier jalon d’une intégrale des Grands Motets de Lully : un pavé dans la mare 

par

Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : Dies Irae ; O Lachrymae ; De Profundis. Stéphane Fuget, Les Épopées. Juillet 2020. Livret en français, anglais, allemand (texte des motets en latin & traduction trilingue). TT 69’11. Château de Versailles Spectacles CVS 032

À l’occasion de son entrée en résidence au Château de Versailles en juillet 2020, l’équipe d’élite Les Épopées ambitionne une intégrale des grands motets du Florentin dont voici le premier volume, dédié au « temps de pénitence ». Le Miserere sur le Psaume 50 aurait pu s’affilier sous cette catégorie mais on nous l’annonce pour le prochain volume. Dans le livret, Laurent Brunner dresse un portrait du compositeur, Stéphane Fuget développe ses vues sur l’ornementation dans la musique française au XVIIe Siècle. Face à un tel projet, on déplore cependant que les trois œuvres ne soient présentées, analysées, mises en perspective autrement que par quelques lignes au verso du digipack. On regretterait aussi une captation un brin artificieuse et compartimentée, quoiqu’elle serve l’esthétique en jeu.

Depuis le O Lachrymae LVW 26 (1664), qui contribua comme le Miserere à établir la première manière du genre dans le sillage d’Henry Du Mont (1610-1684), jusqu’aux Dies Irae et De Profundis exécutés aux funérailles de la Reine Marie-Thérèse en 1683, le programme illustre une évolution stylistique, partant du moule unitariste vers une forme plus sectionnelle : celle que fera fructifier Michel-Richard de Lalande (1657-1726). En tout cas, l’interprétation de ce répertoire a bien changé, tel qu’en témoigne le Dies Irae. Sans remonter jusqu’aux témoignages de Louis Martini (à l’église Saint-Roch en juin 1955, Pathé) ou Marcel Couraud (novembre 1957, salle Pleyel, Archiv), on conviendra que l’approche romantisée de Jean-François Paillard (Erato, mars 1975) était encore loin des critères d’authenticité tels qu’on les envisage et pratique aujourd’hui. À cette tradition, la version piétiste de Philippe Herreweghe (Harmonia Mundi, novembre 1984) opposait des voies (et voix) décantées. Celle d’Hervé Niquet (FNAC Music, 1994) affichait une théâtralité affirmée.

Le récent album de Leonardo García Alarcón, également capté à la Chapelle Royale (Alpha, février 2018), proposait le Dies Irae et le De Profundis dans un apparat d’éclat et de pompe. Les Épopées s’inscrivent dans cette démarche, et toutefois s’en démarquent par des options radicales voire étonnantes. L’orchestre ose une richesse de texturation inouïe, notamment grâce à un continuo frémissant où l’on distingue bien les cordes pincées (Loris Barrucand au clavecin, Pierre Rinderknecht et Nicolas Wattinne au théorbe), qui assurent l’essor du Tuba Mirum et concourent à l’énergie rythmique. Cette fragmentation du matériau parsème un micro-relief, suscite une surface grenelée, un paysage accidenté et en perpétuelle recomposition. Foisonnement du détail. Les basses ne sont pas en reste dans cette orfèvrerie du repoussage. Telle audace risque néanmoins son revers, comme on le perçoit dès l’introduction du Dies Irae : ce n’est pas ici qu’on pourra se raccrocher aux lignes directrices, tantôt subordonnées au maniérisme, tantôt brouillées par un magma sciemment désynchronisé (l’entrée chorale Quantus tremor à 1’39) ou nébuleux (les flûtes hagardes du O Lachrymae). Même dans les volets véhéments (Exultant coeli), délibérément savonnés. 

Mieux donc vaudra se dispenser de consulter les barres de mesure, et accepter de se laisser envoûter par la désorientation, le sfumato (les prologues orchestraux), le dérèglement des sens. Les passagères estompes (« exite nostris cordibus ») soulignent d’autant mieux les visées expressionnistes voire sensationnalistes. En voici trois exemples : les postures grimaçantes du Teste David cum Sybilla par Renaud Bres, à l’instar du macabre Décharné de Ligier Richier sur la couverture ; les corrugations inculquées au Rex tremendae (« comateuse doléance dans laquelle le plongeait la transe », dirait Huysmans) ; la lumière surnaturelle qui baigne le Inter oves locus praesta, en contraste immédiat avec la conturbation des « maudits couverts de honte ». On admire le travail de mise au point pour ne pas verser dans la confusion, et pour y greffer des effets époustouflants, quitte à risquer l’overdose de portamenti, soufflets, et hoquets quand se referme le disque. Et pourtant, sous les spéculations épidermiques et les fulgurances dramaturgiques, Stéphane Fuget coalise chaque motet par un sens prodigieux du continuum.

Non désignés dans la notice, les solistes vocaux eux-mêmes ne semblent pas là pour se distinguer mais pour participer à la pigmentation collective, retraduite par un incessant kaléidoscope. On salue maints moments de grâce, ainsi le fondu qui nimbe l’entrée du Oro supplex, du O Fons amoris, grevé de sanglots, imperceptibles ou patents. Ou l’émotion du Si iniquitates observaveris, Domine, qui enfle comme la flamme ; la fervente prière du Pie Jesu élevée par Marc Mauillon et Clément Debieuvre ; le chant gorgé d’ambre de Claire Lefiliâtre dans son Quia apud te propitiatio est ; le Requiem aeternam qui émerge d’un chœur pétri d’humilité et non moins pénétrant, embu dans la soierie des violons. Durant soixante-dix minutes, le catafalque, les abysses pénitentiels sont recouverts d’une étoffe chatoyante, imprévisible, grisante.

On ne sait si ce CD a ouvert un coffret à merveille ou une boîte de Pandore, mais ses options dérangeantes, à défaut d’acquérir un consensus, risquent de devenir addictives, fût-ce comme une dent douloureuse qu’on prend un malin plaisir à agacer. Car si cet album possède une vertu, c’est bien de ne laisser indifférent et de marquer un territoire. Impossible de résister à ce faste qui ne s’emprunte pas à un cérémonial de convention mais se génère à ses propres philtres. Cohobés certes : on ne sait si le résultat est le comble du naturel ou de l’affectation, qu’on dira unis dans une singulière éloquence, animée de l’intérieur, s’appropriant la foi sincère de Lully pour la refondre dans un creuset puissamment imaginatif. Qui peut d’en bas, dans cet empire d’affliction dont cet enregistrement a tiré son programme, narguer la transcendance et s’écrier comme dans les vers hugoliens la Lyre répondant à la Harpe céleste : « l’Olympe est né du Parnasse, Les poëtes ont fait les dieux ! »

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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