Première mondiale en vidéo : Résurrection, un opéra d’Alfano d’après Tolstoï

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Franco Alfano (1875-1954) : Risurrezione, opéra en quatre actes d’après le roman de Léon Tolstoï. Anne Sophie Duprels (Katyusha), Matthew Vickers (Prince Dimitri Nehlyudov), Leon Kim (Simonson) et une quinzaine d’autres rôles. Chœurs et Orchestre du Mai Musical florentin, direction Francesco Lanzillotta. 2020. Notice en italien et en anglais. Pas de livret, mais synopsis en italien et en anglais. Sous-titres en italien, anglais, français, allemand, japonais et coréen. 119.00. Un DVD Dynamic 37866. Disponible aussi en Blu Ray. 

En 1899, âgé déjà de 70 ans, Léon Tolstoï publie son troisième grand roman, Résurrection, dans lequel, par le biais d’une histoire d’amour dramatique dont une grande partie se déroule dans le contexte des prisons, il aborde le thème du rachat et du repentir, après avoir mené lui-même une enquête dans le milieu carcéral, allant jusqu’à visiter les lieux de détention et à assister aux départs des convois de prisonniers. En 1902, le dramaturge français Henry Bataille en tire une version théâtrale qui est jouée au Théâtre de l’Odéon. Le compositeur italien Franco Alfano, qui demeure à Paris depuis trois ans, prend connaissance du texte de Bataille et décide d’en faire une transposition à l’opéra. Il s’adresse à deux journalistes installés dans la capitale française afin de rédiger un livret en prose. Camillo Antona Traversi (1857-1934) et Cesare Hanau (1868- ?) se mettent à la tâche, mais c’est le seul nom de Hanau qui apparaîtra sur l’édition. Alfano termine l’œuvre en quelques mois ; la première a lieu à Turin le 30 novembre 1904, sous la direction de Tullio Serafin. Risurrezione est repris à la Scala en 1906, puis à Berlin en 1909, avec quelques coupures et modifications, à Chicago en 1925, et connaîtra une carrière sur scène de plus de mille représentations jusqu’en 1950. Une période de « purgatoire » s’ensuit avant des reprises à Vérone (1981), à Palerme (1990), à Montpellier (2001), à Wexford (2017) puis au Mai Musical Florentin en janvier 2020. Au disque, il existe une version de la RAI de Turin qui date de 1971, avec Magda Olivero dans le rôle principal sous la direction d’Elio Boncompagni (Gala) et une autre de 2003 par l’Orchestre National de Montpellier mené par Friedemann Layer, avec Delia Mazzola (Accord). Le label Dynamic propose en première vidéographique mondiale la production florentine importée de Wexford, enregistrée les 17 et 21 janvier 2020. 

Dans la mémoire musicale collective, Franco Alfano est surtout connu pour avoir complété la dernière scène de Turandot, laissée inachevée par Puccini à son décès en 1924. Le limiter à ce seul travail serait faire peu de cas de ce créateur né en 1875 à Pausilippe, banlieue nord-ouest de la baie de Naples, où il commence ses études de composition avant de les poursuivre à Leipzig auprès de Salomon Jadassohn, qui comptera aussi parmi ses élèves Grieg, Delius, Busoni ou Weingartner. Avant 1900, Alfano compose deux partitions lyriques d’intérêt relatif qui sont créées à Leipzig, puis à Breslau. Il est à Paris dès 1899 et y compose un ballet qui connaît le succès. Son retour en Italie va concorder avec la création de Risurrezione. Alfano fait carrière dans son pays natal et consacre une grande partie de son temps à l’enseignement : il sera directeur de plusieurs institutions ou théâtres, à Bologne, Turin (le Conservatoire), à Palerme et à Pesaro. Il compose plusieurs opéras, dont Cyrano de Bergerac créé à Rome en 1936 (visible sur un DVD DG de 2005 avec Roberto Alagna dans le rôle-titre), mais aucun d’eux n’atteindra la renommée de Risurrezione. Alfano écrit aussi trois symphonies, des pages orchestrales et vocales, des ballets et de la musique de chambre. Il meurt à San Remo en 1954.

L’intrigue du roman de Tolstoï est facile à résumer : le Prince Nehlyudov a eu une brève aventure avec une servante, Katyusha, qu’il retrouve des années plus tard lors d’un procès auquel il participe comme juré. La jeune femme, dont l’enfant issu de la relation avec le Prince est mort, a sombré dans la débauche et la prostitution et est accusée d’avoir tué un homme, crime qu’elle n’a pas commis. Elle est condamnée à la déportation en Sibérie. Pris de remords, le Prince va la suivre pour tenter de se faire pardonner, allant jusqu’à lui proposer de l’épouser. Il fait aussi des démarches pour faire reconnaître son innocence et obtient sa grâce. Katyusha, qui a fait la connaissance du prisonnier politique Simonson qui est amoureux d’elle, repoussera le Prince pour suivre son prétendant. Ce sera sa véritable résurrection. Tolstoï a élargi cette action dramatique au point d’en faire un réquisitoire philosophico-politique. Avant Résurrection, les aventures de ses personnages se déroulaient dans la bonne société russe, que le romancier n’hésitait pas à critiquer. Ici, tout pue, suinte, souffre et se traîne, comme l’écrit Christiane Rancé dans son Tolstoï. Le pas de l’ogre (Paris, Seuil, 2010, Points 754, p. 234). Tolstoï entre dans le monde des déracinés, du prolétariat écrasé, de la contestation de la propriété (la deuxième partie du roman lui est consacrée, ainsi qu’à la question du partage des terres), des idées révolutionnaires, de la pratique de la charité et de la distribution des biens. Tolstoï met aussi en cause la justice à travers le procès de Katyusha et l’abomination de l’univers carcéral. La dénonciation est très forte, et la portée de l’ouvrage est contestataire. 

Dans l’opéra d’Alfano, tout ce contexte n’apparaît qu’en arrière-fond, et de manière édulcorée. Le découpage se fait en quatre actes, centrés essentiellement sur l’évolution de la relation affective entre le Prince Nehlioudov et Katyusha. Le premier acte, sans doute utile pour situer l’action, est banalement classique : lors d’un séjour chez sa tante Sofia Ivanovna avant de partir à la guerre, le Prince séduit la servante, avant de l’abandonner puis de l’oublier. Au deuxième acte, dont l’action se situe sur le quai d’une gare (lieu privilégié dans maints écrits de Tolstoï), Katyusha, enceinte, espère convaincre le Prince de son amour, mais elle le voit au bras d’une autre femme et s’écroule, désespérée, sans qu’il ait constaté sa présence. L’épisode du procès, si important chez le romancier, est hélas gommé dans l’opéra. L’histoire se poursuit après la sentence, dans une baraque où les condamnées attendent la déportation. Katyusha a sombré dans la boisson et la violence, et elle ne répond au Prince qui vient la retrouver, pétri de remords, que par l’agressivité. L’épilogue, dont la faiblesse dramatique est réelle dans l’opéra, montre l’affrontement entre les trois protagonistes principaux. Le détenu Simonson est venu s’ajouter à Katyusha et au Prince pour dire à ce dernier qu’il est amoureux de sa compagne d’infortune carcérale. Le Prince, qui a obtenu la grâce de la condamnée, s’incline devant son refus de l’épouser. S’estimant souillée par son passé de prostituée, Katyusha, qui aime pourtant le Prince, choisit de partir avec Simonson.

On peut admettre que, sur le plan lyrique, l’intrigue affective se suffise à elle-même, mais elle évacue la portée sociale fondamentale du roman de Tolstoï. Tout se déroule ici au premier degré, et se limite en fin de compte à une « banale » histoire d’amour à l’inévitable conclusion. S’agit-il d’une œuvre vériste, comme certains commentateurs l’ont étiquetée ? Alfano est de la génération de Respighi, Pizzetti, Casella ou Malipiero qui ont tenté, pas toujours avec succès, de s’écarter de la tendance. Alfano est peut-être celui dont la difficulté est la plus grande à s’en détacher, mais l’on relève aussi des influences de la musique russe, notamment celle de Rimsky-Korsakov. Le flux musical est permanent, l’orchestration est chaleureuse, mais aussi sombre, lourde et capable de violence, les chœurs sont dans la même ligne, et le sens dramatique ne se relâche jamais. On y cherchera vainement la moindre trace de légèreté. Le rôle de Katyusha est écrasant, sa présence scénique est quasi permanente tout au long des deux heures de la production ; celui du Prince occupe lui aussi l’espace de façon importante, mais est absent du deuxième acte. Quant à Simonson, le prisonnier politique que suivra Katyusha, il n’apparaît qu’au dernier acte, assez brièvement. Tous les autres protagonistes, impeccables, ont des interventions limitées, y compris la tante du Prince incarnée avec élégance par Francesca di Sauro au premier acte.

La mise en scène est signée par Rosetta Cucchi, dont on avait pu apprécier le travail en 2017 à l’Opéra Royal de Wallonie pour La Favorite de Donizetti. Elle aborde le livret au premier degré, nous l’avons dit, dans un climat globalement sinistre, pour ne pas dire glauque, en conformité avec ce qui est raconté. Si tout se déroule dans des lumières nuancées de Ginevra Lombardo, le contexte est souvent glacial au sens propre du terme. La scène de séduction de Katyusha au premier acte se déroule dans l’espace intime d’une chambre avec un lit surmonté d’une immense effigie (qui incarne la domination masculine ?). Les suivantes : le quai de gare stylisé où Katyusha découvre son infortune, la baraque des condamnées qui accomplissent des tâches occupationnelles, puis la pénible marche vers la déportation du quatrième acte sont appuyés par un décor de neige dont on ressent la capacité de souffrance qu’elle entraîne. Les costumes de Claudia Pernigotti sont dans le même esprit : anonymement sombres, même dans le chef du Prince. Il y a du mouvement, la gestuelle est bien rendue, on suit le drame avec compassion et sans que l’intérêt faiblisse. Mais on ne peut qu’être frustré par la disparition de la portée politico-sociale du roman de Tolstoï.

Sur le plan vocal, la soprano française Anne Sophie Duprels (°1973), qui s’est fait remarquer dans les rôles exotiques de Cio-Cio-San de Madame Butterfly de Puccini ou d’Iris de Mascagni, est très convaincante dans le rôle omniprésent de Katyusha. Même si l’une ou l’autre légère inégalité de timbre apparaît, elle semble en complète osmose avec l’intensité douloureuse dans les scènes de violence alcoolique ou dans la dignité retrouvée face à la proposition du Prince. La prestation est émotionnellement investie, ce qui, sur la longueur, est à saluer comme une prouesse, d’autant plus qu’Anne Sophie Duprels fait montre de belles qualités de comédienne. A ses côtés, le ténor américain Matthew Vickers en Prince Nehlyudov convainc moins. Ce chanteur, habitué du répertoire italien, laisse une impression mitigée dans un rôle dont la prise de conscience des erreurs commises sur le plan humain demanderait une fine traduction psychologique ; cet aspect nous laisse sur notre faim. Mais sa voix a de belles inflexions, notamment dans l’affrontement, non violent, avec Simonson, le prisonnier politique qui emporte le cœur de Katyusha. Vickers se situe sans doute plus dans la ligne de la résignation que du véritable repentir imaginé par Tolstoï ; le philtre de librettistes moins doués que l’écrivain russe est passé par là, lui ôtant sa grandeur d’âme qui passe au second plan. Dans le rôle assez bref de Simonson, le baryton coréen Leon Kim est plus effacé, mais la projection est satisfaisante. 

Dans cette aventure lyrique, l’orchestre se taille la part du lion. Francesco Lanzillotta, que l’on pourra entendre en streaming dans un spectacle Rossini/Donizetti proposé par la Monnaie dès le 12 mars prochain, est un spécialiste de l’opéra italien et de Mozart. Il dirige Risurrezione avec une incisive clarté, en donne une lecture précise en phase avec l’action, et en souligne toutes les nuances avec une grande subtilité. Voilà en tout cas un DVD très bien filmé à découvrir, car il « ressuscite » un opéra qui mérite bien sa place au répertoire et que l’on aimerait voir programmé de façon plus régulière, dans une mise en scène qui irait au-delà et tenterait de prendre plus en compte le message tolstoïen si interpellant. 

Note globale : 8,5

Jean Lacroix

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