Quatrième volume de l’intégrale pour clavier par Benjamin Alard : Bach à l’heure vénitienne

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Complete Works for keyboard. Vol 4. Alla Veneziana ; Concerti italiani. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concertos BWV 972-976 & 978-980. Concertos pour orgue BWV 592-594 & 596. Prélude et Fugue en la mineur BWV 894. Fantaisie et Fugue en la mineur BWV 944. Prélude et Fugue en sol mineur BWV 535. Fugue en sol mineur BWV 542/2. Toccata et Fugue en ut majeur BWV 564. Trio en ré mineur BWV 583. Préludes de choral BWV 694, 736, anh 52, 58, 65, 69. Allein Gott in der Höh sei Ehr BWV 664. Benjamin Alard, clavecin historique Mattia De Gand (Rome 1702), clavecin à pédalier Philippe Humeau (Barbaste 1993), orgue Silbermann de l’Abbaye Saint-Étienne de Marmoutier. Livret en français, anglais et allemand. Mai 2019 – Juin 2020. TT 73’41 + 59’01 + 64’13. Harmonia Mundi 3 CDs HMM 902460.62.

Benjamin Alard poursuit son exploration du Klavierwerk de Bach, selon un axe thématique et chronologique. Après Le Jeune héritier, Vers le Nord, et À la Française, ce volume 4 « donne à entendre l’ensemble des transcriptions de concertos vivaldiens réalisées par le compositeur saxon. Ce corpus est complété par des arrangements d’œuvres d’Alessandro Marcello et du Prince Johann Ernst IV de Saxe-Weimar » résume Peter Wollny dans son éminente notice. On remarquera l’absence du BWV 981, inspiré du Marcello mieux connu, prénommé Benedetto (frère d’Alessandro). Manquent également le BWV 977 (que l’on a parfois dit dérivé de Vivaldi mais le débat reste ouvert) et l’Allegro BWV 595 emprunté au Prince et que d’ordinaire l’on trouve dans les enregistrements consacrés aux cinq Orgelkonzerte.

Observons encore que cette anthologie ne ratisse pas l’ensemble de la production inspirée par l’Italie (le volume 1 incluait par exemple l’Aria variata BWV 989 et la Fugue en si mineur sur un thème d’Albinoni BWV 951a) mais se concentre sur le modèle concertant travaillé au milieu de la décennie 1710. Au demeurant, d’autres pièces se rattachent à cette thématique de façon convaincante : les ritournelles des BWV 894 et 944, la suave cantilène de l’Adagio au sein du triptyque BWV 564. D’autres opus s‘y relient par les circonstances : le diptyque BWV 535, la Fugue BWV 542/2 (mais pourquoi l’avoir dissociée de sa Fantaisie ?!) qui datent de la même période weimarienne. Une partie du programme est assemblée sans qu’on ne décèle d’autre opportunité que de les inclure dans cette intégrale, ce qui est le cas des préludes de chorals dont quatre putatifs. On espère qu’à la fin de cette entreprise, le dernier volume fournira un index pour s’orienter dans ce dédale, revers d’un découpage audacieux et inaccoutumé du catalogue du Cantor.

À l’instar des trois précédents volumes, les œuvres se répartissent sur plusieurs types d’instruments et déroutent les habitudes. Ainsi le BWV 535, et les Concertos pour orgue (sauf le « Grosso Mogul ») sont-ils joués sur clavecin à pédalier dont on sait qu’il constituait un expédient quand pour diverses raisons on n’avait accès à la tribune d’église. Néanmoins, dans quelle mesure s’incliner à faire de nécessité vertu ? Toujours est-il que les routines en deviennent questionnées, et que ce choix invite à une convivialité, une liberté, un goût de l’expérimentation décomplexée que Benjamin Alard assume dans sa notice : « une manière différente de jouer ce répertoire, et retrouver justement le caractère domestique de cette musique qu’un amateur de l’époque ne pouvait pas toujours jouer à l’orgue ». Capté à l’auditorium Artaud d’Ivry, l’instrument de Philippe Humeau résonne avec plénitude et une distance bienvenue, qui permet le chatoiement des harmoniques et l’épanouissement des basses. Immanence et aération dont le phrasé tire toutes les leçons en matière de toucher, de tempo, d’agogique, de suggestivité, par exemple ces subtiles désynchronisations qui éveillent la diffraction des tuilages d’arpèges dans l’introduction du célèbre BWV 596.

Même s’il est ici superbement spatialisé par les micros, le Silbermann de Marmoutier, déjà sollicité dans le précédent volume, s’avère une option partiale pour le flamboyant BWV 594. D’autant que les registrations veloutées en fonds et principaux, non opaques mais dodues, estompent le brio des roulades et roucoulades des deux allegros, et que les gras appuis de pédalier lestent la cargaison et menacent d’immerger le franc-bord. La mélodie s’articule intelligiblement mais à une allure indulgente et privée de répartie (que les relances sont tièdes !) Tout ici respire la suavité et l’angélisme, se gardant hélas de l’excentricité qu’on peut briguer dans le RV 208 qu’avait condimenté le Prete Rosso. Similairement, les courbes ascensionnelles du Allein Gott in der Höh sei Ehr sont traduites avec sérénité et élégance, dans des vêtures moussues qui se béatifient au lieu de s’élever. En tout cas, chorals (certains assez marginaux, tel qu’on l’a dit ci-dessus) et Trios bénéficient de l’opulente palette de la trentaine de jeux, incluant le recours aux anches fortes (Wo soll ich fliehen hin ; Valet will ich dir geben ; Wir glauben all in einen Gott, d’un fier galbe…) Le duo d’anche du Vom Himmel hoch est savoureusement et vaillamment diligenté. Ces mêmes trompettes qui confèrent à la Toccata un panache typique de la registration française, et à la Fugue un toupet digne d’une Gaillarde. Bref, en guise de faconde et d’italianità, ce disque-là laisse une impression mitigée.

Le sommet de ce coffret s’érige incontestablement dans le premier CD. On y admire un superbe clavecin italien du XVIIe siècle à trois registres de huit pieds, dont un en boyau (tiorbino), orné à l’intérieur du couvercle par une anadyomène et sa cour de sirènes. Sonorité chaude, fine, transparente infiniment séduisante, qui magnifie la loquacité de ces pages. Outre les bigarrures, moins attendues sont la dimension orchestrale, la richesse de plans. Les effets de halo, de résonnance dans le premier mouvement du BWV 980 sont à se pâmer. La qualité de l’exécution relève de l’excellence, toutefois on distinguera deux opus, certes les plus valorisants. La mise en espace du Concerto en si mineur (plages 7-12) relève de l’exploit. Les reliefs de volume, couleur et texture obtenus d’un seul clavier, on n’en croit pas ses oreilles ! Les ressources de registration ne seraient rien si elles n’investissaient une théâtralité aussi habile qu’inspirée, y compris la douce ivresse de l’Andante, unissant les deux faces d’un masque de Janus. Tout le faste, la fantaisie et l’ambivalence du baroque vénitien se donnent rendez-vous dans cette épatante interprétation du BWV 979. On placera au même niveau celle du BWV 974 : les esquives, les silences, les respirations de l’Adagio, les rétrofusées d’arpèges du finale… Le zèle opiniâtre de la Fugue en la mineur confirme si besoin qu’en termes d’endurance, de netteté polyphonique, de précision des traits (y compris la main gauche), Benjamin Alard n’a plus grand-chose à prouver. Jugé à part, ce premier des trois disques mériterait d’évidence notre JOKER ABSOLU. 

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 7,5 (CD 3) à 10 (CD 1)

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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