Rares Toccatas, Ricercari et Chansons alla francese de la haute Renaissance italienne, sur un superbe orgue frioulan

par

Sperindio Bertoldo (c1530-1570) : Toccate, Ricercari, Canzoni Francese. Cesare Borgo (c1560-1623) : Canzoni per sonare fate alla francese a Quattro voci. Manuel Tomadin, orgue de l’église Ss. Corpo di Cristo de Valvasone (Italie). Livret en anglais. 2020. TT 78’51. Brilliant 95874

Le patronyme Bertoldo se retrouve particulièrement dans le Piémont. Ce musicien prénommé « Sper'in Dio » (Espère en Dieu) fut effectivement actif en Italie du Nord, naquit à Modène et s’éteignit à Padoue où il exerçait depuis 1552 comme organiste dans la Cathédrale Santa Maria Assunta, qui venait d’entamer un chantier de reconstruction sous l’égide de Michel-Ange. Survécurent de son œuvre deux livres de madrigaux (1561-62) et deux livres d’orgue (1591). Kimberly Marshall, coauteur de la notice biographique dans le New Grove Dictionary, avait déjà invité ce compositeur dans son album Sienese Splendor (Loft, août 1990) qui incluait Cavazzoni père et fils (Marco Antonio, Girolamo) et Thomas Crecquillon : trois sources d’inspiration pour les Toccate, Ricercari et chansons françaises que nous entendons ici. Les Canzoni puisent aussi à Clément Janequin et Clemens non Papa. Les influences viraient parfois à l’emprunt, ainsi le Ricercar del Terzo Tuono d’après une pièce d’Annibale Padovano (1525-1575), drastiquement raccourcie. 

La discographie des deux cahiers que Bertoldo dédia aux tuyaux est ténue, jusque-là dominée par le CD de Marco Ghirotti à l’église San Bernardino de Vérone, sur un des plus anciens orgues d’Europe (Tactus, 2010). Manuel Tomadin a retenu un spécimen historique un peu plus tardif (mais antérieur aux œuvres), celui érigé par Vincenzo Colombi en réponse à une commande de 1532 par l’aristocratie locale. La commune de Valvasone se trouve dans la région Frioul-Vénétie Julienne, au nord-est du pays. Une restauration par les ateliers de Francesco Zanin en 1999 visa la restitution de l’état originel, au travers huit jeux (quatre octaves de fa à fa, moins les deux premières feintes, tempérament mésotonique) et pédalier en tirasse. Comparé à la prestation de Marco Ghirotti, plus spontanée et systématiquement plus loquace, son compatriote privilégie ici des tempos amples, une respiration large et une « verticalité » qui flatte les rencontres harmoniques : une approche qu’on dirait tributaire des archaïsmes d’un stile antico. La régularité d’un débit très cadré permet par exemple de bien saisir le changement vers le rythme ternaire à la fin du Ricercar del Primo Tuono (2’46, mesure 43 dans l’édition d’Antonio Bertoldi). Au demeurant, qu’on ne craigne aucune carence de volubilité dans les effets d’imitation, les rubans de double-croches et les diminutions virtuoses. On observera que l’interprétation s’écarte parfois des partitions disponibles, pour rétablir un texte conforme aux analyses et intuitions de Manuel Tomadin, qui par l’intelligence et la densité de sa lecture offre les lettres de noblesse à un corpus servi avec tous les honneurs. Même si Bertoldo s’avouait conscient que son écriture ne rivalisait guère avec l’ingéniosité de prédécesseurs tel Claudio Merulo (1503-1604) !

On passe à une génération suivante avec Cesare Borgo qui, par-delà les écoles vénitiennes et romaines, se distingua en sa ville natale de Milan. Il y fut nommé organiste du Duomo alors qu’il avait une petite trentaine d’années ; un poste qu’il conserva jusqu’à la fin de sa vie, sur l’ancien instrument d’Antegnati (1540) et celui alors tout récemment construit par Cristoforo Valvassori. Outre sa production liturgique sous l’obédience du Concile de Trente, ce compositeur légua un lot de Canzoni à la Française (1599), présentant la particularité de ne pas dériver de mélodies préexistantes. Pour autant, elles sont titrées (L'Albergona, La Castelnovata, La Colombana, La Scarabella...) et renvoient probablement à une conception extramusicale, dérivée (pense-t-on) de personnes que connut le compositeur. En quelque sorte, une galerie de portraits, moulés dans une structure tripartite. Il existe plusieurs sources pour les vingt-trois Canzoni attribuées à Borgo, dont trois principales : Université de Californie (impression originale mais seule subsiste la partie de basse), un manuscrit conservé au Séminaire de Pelplin (Pologne) qui préserve dix-sept pièces dans un arrangement vocal, et un manuscrit intégral mais tardif (1619) qui semble une transcription ornementée pour le clavier. Manuel Tomadin s’est référé à la partition éditée chez Zanibon (1985) qui rassemble les douze chansons captées sur cet album. Nous ne connaissons pas d’autre enregistrement exhaustif de cette anthologie, c’est dire la rareté et l’intérêt de cet enregistrement.

Là encore, Manuel Tomadin emploie des registrations aussi judicieuses qu’agréables, déclinées autour des Principaux Tenori 8’ et Ottava, assorties de la pyramide de Mutations typique de la facture italienne. Lisibilité, clarté, et aussi sensibilité du jeu prédisposent sous les meilleurs auspices à la découverte de ce corpus négligé. Parallèlement à ses superbes disques consacrés au Baroque nord-allemand, on remercie l’interprète italien d’attirer l’attention sur ces jalons méconnus du répertoire instrumental au Cinquecento. Cela agrémenté d’une confortable prise de son, nette et charpentée.

Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 8 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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