Réédition d’un superbe récital franco-italien de la mezzo-soprano Viorica Cortez

par

Une vie d’opéra. Airs de Georges Bizet (Carmen), Charles Gounod (Sapho), Camille Saint-Saëns (Samson et Dalila), Edouard Lalo (Le Roi d’Ys), Emmanuel Bondeville (Antoine et Cléopâtre), Gioacchino Rossini (Semiramide), Gaetano Donizetti (La Favorite) et Giuseppe Verdi (Le Trouvère, Don Carlos et Oberto, conte di San Bonifacio). Viorica Cortez, mezzo-soprano ; Grand orchestre de radio-Télé-Luxembourg, direction Louis de Froment. 1977. Notice en français, en italien et en anglais. 52.57. Calliope CAL2075.

Concours International de Chant à Toulouse, 1964. Une jeune mezzo-soprano venue de Roumanie éblouit le jury et remporte le Premier Prix. La carrière de Viorica Cortez (°1935) est lancée. Aussitôt, le rôle de Dalila dans l’opéra de Saint-Saëns lui est proposé au Capitole de Toulouse. Elle y triomphe. Bientôt, elle se produira sur les plus grandes scènes européennes et mondiales, à Bucarest bien sûr, mais aussi à Paris, à Vienne, à Barcelone, à Vérone, à Naples, à Milan, à Londres, à Dresde, au Metropolitan de New York, à Chicago, en Amérique du Sud… Trop peu présente au disque et au DVD, la voix extraordinaire de cette cantatrice nous est rendue dans un récital enregistré en avril 1977 dans la salle du Parc municipal de Luxembourg, à la Villa Louvigny, et paru en 33 Tours chez IPG, avec une splendide photographie où éclatent la beauté et l’élégance de Viorica Cortez. On l’y voit dans la robe somptueuse créée pour son rôle de la Reine d’Egypte d’Antoine et Cléopâtre que le compositeur Emmanuel Bondeville, membre du jury à Toulouse en 1964 et devenu son mari, a écrit pour elle en 1974. On peut admirer le cliché dans la notice. Une réédition de ce récital a été proposée sur CD (aujourd’hui indisponible) en 2011 par le label Aliénor, avec en couverture un admirable portrait hiératique de profil de Viorica Cortez. On ne peut que saluer l’initiative de la maison Calliope de remettre à disposition ce récital exceptionnel qui rend justice à une artiste dont la longévité est tout aussi remarquable : elle se produisait encore il y a peu.

Viorica Cortez est née dans une famille de musiciens. Son père, d’origine espagnole, a une voix de basse et chante à Kiev et à Odessa ; sa mère joue du piano, de l’orgue et de la guitare. Sa sœur Mioara (°1949) sera elle aussi chanteuse et une autre sœur deviendra pianiste. Viorica effectue d’abord ses études musicales à Iasi, deuxième ville de Roumanie, puis à l’Académie de musique de Bucarest. Elle fait partie de chœurs réputés dans son pays. Elle se décide à participer à des concours internationaux, décroche le Prix Kathleen Ferrier et la Médaille d’Or du Concours Georges Enesco. Sa carrière s’épanouit très vite après 1964, dès sa prise de rôle de Dalila à Toulouse (avec la complicité de Michel Plasson). Elle chantera avec les partenaires les plus prestigieux (Mario del Monaco, Luciano Pavarotti, Alfredo Kraus, Rolando Panerai, Renato Bruson, Galina Vichnevskaya, Grace Bumbry, Mirella Freni…) et abordera les grands rôles du répertoire : Verdi, Massenet, Gounod, Donizetti, Gluck, Cimarosa, Berlioz, Lalo, Glinka, Tchaïkowski, Strawinsky, Richard Strauss, Ambroise Thomas… mais aussi des personnages peu courants, dans Schoenberg, Magnard, Nino Rota ou l’opéra de Bondeville déjà cité. A Londres, elle est une inoubliable Carmen qu’elle incarne avec tant de vérité qu’elle va s’imposer partout parmi les plus grandes interprètes du rôle. Parallèlement, Viorica Cortez accorde beaucoup d’importance aux récitals de mélodies ou de lieder et s’y adonne régulièrement avec un talent jamais démenti. Attirée par l’enseignement, elle donne aussi des masterclasses.

Le présent récital, réalisé en pleine gloire, est un témoignage hors normes d’une voix puissante et en même temps d’une invraisemblable souplesse. Sur scène, Viorica Cortez a toujours été impressionnante par la qualité de sa présence et l’intelligence de son jeu. Grande et mince, elle bénéficiait en plus d’une impeccable prestance physique et d’une beauté naturelle que nous avons déjà soulignée et que confirment les quelques illustrations de la notice. L’élégance, le style, le raffinement, la finesse, la subtilité, la portée du geste… les qualificatifs sont nombreux pour la décrire. On dit aussi que sa gentillesse innée a toujours été un atout. 

Viorica Cortez, qui a chanté dans plusieurs langues, avait été élevée dans le culte du français ; elle attachait une importance particulière aux mots, à leur articulation et à leur sens. On s’en convainc aisément dans la Séguedille et l’Air des cartes de Carmen de Bizet. Sa manière d’aborder le personnage, sans la moindre tendance à la caricature ou à l’exagération, en lui conférant un style plein de noblesse qui met en valeur toute l’intelligence de la femme, est un exemple probant. On est tellement conquis que l’on regrette que les extraits se limitent à moins de six minutes. Mais tout de suite après, la Sapho de Gounod, à travers l’extrait de l’Acte III O ma lyre éternelle, introduit l’auditeur dans un suave univers poétique. On est subjugué, comme on l’est tout autant dans le Printemps qui commence de l’acte I de Samson et Dalila. Si elle est Carmen tout entière, Viorica Cortez est Dalila telle qu’on peut l’imaginer dans des fantasmes inavoués : sensuelle et séductrice, mais aussi touchante. Dans l’air de Margared de l’acte II du Roi d’Ys de Lalo, la puissance s’étale avec un éclat sulfureux dominé, dans d’infinies nuances et des couleurs sombrement chaleureuses. La leçon de chant se poursuit avec la Cléopâtre que son mari, Emmanuel Bondeville, a composé pour elle. Elle y est majestueuse dans O douleur d’être seule ; la tragédienne y vibre de tout son être. 

On entre ensuite dans l’univers de l’opéra italien. Rossini, qu’elle a peu fréquenté, est bien servi dans l’émotion de l’air de l’Acte I Ah quel giorno de Semiramide. Avec La Favorite de Donizetti, on bascule dans l’éblouissement de la capacité vocale à affronter les tessitures les plus redoutables : O mio Fernando est un bijou. D’autres bijoux suivent, dans Verdi : qu’il s’agisse du Trouvère, de Don Carlos ou d’Oberto, Viorica Cortez est toujours impeccable, dans la projection, l’inflexion, la maîtrise, la grandeur, l’incarnation. On termine ce récital bouleversé par une aventure en fin de compte trop courte, partagée avec une interprète dont les mérites sont si grands que l’on ne peut que s’incliner. Le panégyrique accompagne les applaudissements intérieurs et la gratitude qu’on accorde, fasciné, à cette reine du chant. Admirablement soutenue par Louis de Froment, dont on connaît la longue carrière à la tête de l’excellent Grand Orchestre de Radio-Télé-Luxembourg, Viorica Cortez est souveraine, du début à la fin. Le titre du récital est bien choisi : « Une vie d’opéra », mais on aurait pu titrer tout aussi bien « Une voix de légende ». Le report technique a été soigné et rend l’audition confortable. 

On n’a plus qu’une envie : aller plus avant et faire une longue route en compagnie de cette magicienne de l’art vocal. Des suggestions ? Le Requiem de Donizetti avec Pavarotti et Bruson à Vérone, direction Gerhard Fackler (Decca), Roméo et Juliette de Berlioz avec Nicola Ghiuselev à Lyon, direction Serge Baudo (Eurodisc), Rigoletto avec Rolando Panerai à Dresde, direction Molinari-Pradelli (Acanta), Elektra de Richard Strauss - Viorica Cortez y est Clytemnestre - à Bologne, avec Birgit Nilsson, direction Sawallisch (Opera d’Oro), ou cet étonnant Il Cappello di Paglia di Firenze de Nino Rota, dirigé par lui-même (RCA). On peut aussi la retrouver dans La Favorita de Donizetti à Gênes en 1976, avec Alfredo Kraus, Renato Bruson et Cesare Siepi, direction Molinari-Pradelli (Dynamic). En DVD, Viorica Cortez est Starenka Buryjovka dans Jenufa de Janecek en 2005 au LIceu de Barcelone, avec Nina Stemme, direction Peter Schneider (ArtHaus). Elle a alors septante ans, elle est toujours aussi impressionnante. Une légende, oui, une vraie légende !

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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