Renée Doria, le chant français à l’état pur     

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Pour le public de l’immédiate après-guerre et pour la presse spécialisée, Renée Doria est la voix de soprano française ayant débuté dans le répertoire léger brillant avant de passer progressivement à des rôles lyriques beaucoup plus corsés. Au premier abord, son rayonnement artistique semble moins international que celui d’une Ninon Vallin ou d’une Régine Crespin. Mais ce timbre limpide aux aigus cristallins, cette diction parfaite, ce souffle inépuisable, cette facilité vocale du la grave au contre-fa, cette intégrité de l’interprète, ce charme, l’imposeront durant trente ans sur les scènes de l’Hexagone et des pays francophones. Si l’on établit le bilan de sa carrière, l’on compte septante-six rôles au théâtre, cent vingt-cinq à la radio où elle prendra part aussi à plus de cinq cents retransmissions, sans parler de nombreux enregistrements discographiques.

Ironie du sort, le 13 février dernier, cette native de Perpignan fêtait son centième anniversaire. Mais elle s’est éteinte trois semaines plus tard, en date du 6 mars 2021, à La Celle-sur-Morin. Son parcours artistique a de quoi surprendre ! Imprégnée de culture catalane, elle étudie, très jeune, le solfège, l’harmonie, le piano et les rudiments du chant auprès d’un musicien local qui accompagne régulièrement Pablo Casals. Ayant auditionné devant Georges Thill, elle suit ses conseils en formant sa voix auprès d’Umberto Valdarnini à Marseille. A dix-sept ans, tandis qu’elle se produit un peu partout dans le Midi avec un groupe d’amis, elle remplace au pied levé une Eurydice malade dans un Orphée de Gluck donné en concert à Prades avec Alice Raveau dans le rôle-titre. Le 18 janvier 1942, l’Opéra de Marseille assiste à ses débuts officiels avec Rosine du Barbier de Séville, suivie, quelques jours plus tard, d’une première Olympia des Contes d’Hoffmann (pour pallier la défaillance de la titulaire) puis d’une première Lakmé. A Cannes, Reynaldo Hahn dirige un Enlèvement au Sérail en français et confie à Renée le rôle redoutable de Constance. D’emblée, tant Lakmé qu’Olympia révèlent son nom à Lyon, Saint-Etienne, Strasbourg, Bordeaux et Vichy, alors que le Capitole de Toulouse applaudit sa composition de la Fée lors de l’exhumation de Cendrillon de Massenet. Durant la saison 1943-1944, c’est toujours Lakmé qui l’impose auprès du public parisien, d’abord au Théâtre de la Gaieté-Lyrique puis à l’Opéra-Comique le 4 mai 1944 sous la direction de Jean Fournet avec Louis Musy dans le rôle de Nilakantha. Dès ce moment-là, elle est sollicitée par la radio nationale pour nombre de productions lyriques et, deux ans plus tard, sa Rosine sera même filmée par la télévision diffusant son premier opéra intégral. 

Au cours des derniers mois de guerre, Renée Doria étoffe son répertoire : sous la baguette de Louis Beydts, elle dessine une première Philine de Mignon à Lausanne, une première Mireille au Casino-Théâtre de Monte-Carlo qui l’affiche aussi, au cours du printemps de 1946, dans deux raretés mozartiennes, L’Oie du Caire et Le Directeur de Théâtre. A Lyon, à Montpellier, elle succède à Fanny Heldy en campant le Duc de Reichstadt lors de l’exhumation de L’Aiglon cosigné par Jacques Ibert et Arthur Honegger. A Paris, le Théâtre Sarah-Bernhardt présente, à partir du 13 juin 1946, Don Pasquale dans les décors d’Erté : sa Norina voit se succéder dans le rôle d’Ernesto le ténor Mario Altéry, le vétéran Tito Schipa et le jeune Luis…Mariano. A la Salle Favart, elle ébauche Violetta de La Traviata puis Leila des Pêcheurs de Perles. Le 4 janvier 1947, elle finit par débuter à l’Opéra de Paris dans une Flûte enchantée où, pour deux soirs, elle incarne la Reine de la Nuit. Elle part ensuite en tournée en Hollande et en Italie avec le légendaire baryton-basse Vanni-Marcoux qui lui confie ses premières Lucia di Lammermoor, Juliette et Marguerite de Faust. A Mulhouse, elle prend part à la création de Rocio de Maurice Perez avec Ninon Vallin. En mars 1948, le premier enregistrement intégral des Contes d’Hoffmann dirigé par André Cluytens immortalise sa poupée Olympia, alors qu’à Lyon, elle s’empare des quatre rôles féminins. A Bordeaux, Strasbourg et Nice, Renée Doria incarne la frêle Sophie du Chevalier à la Rose, alors que la firme Pathé-Marconi lui propose d’enregistrer airs et mélodies pour plusieurs 78 tours.

Dès le début des années cinquante, Renée Doria ancre sa carrière dans deux grands théâtres de province : Bordeaux où lui sont proposés une Nannetta de Falstaff ainsi que des ouvrages rares tels que Philémon et Baucis de Charles Gounod et L’Atlantide d’Henri Tomasi, et Strasbourg où elle ébauche ses créatures mozartiennes (Fiordiligi, Susanna puis la Comtesse, Zerlina et Pamina) et ses personnages français (Ophélie et Thaïs). Durant l’année 1955, elle revient en force à l’affiche du Palais Garnier où elle est à la fois Fatima et Hébé dans la reprise des Indes galantes puis une Gilda qui impressionnera le Rigoletto d’Ernest Blanc lors de la neuf-centième représentation ‘in loco’ du 24 août 1956. A la Salle Favart, elle reprend Rosine, Philine lors de la deux-millième de Mignon avant de faire découvrir sa Manon que dirige Georges Prêtre le 10 octobre 1956. En mars 1957, l’Opéra de Paris réserve un triomphe à sa pimpante Sophie alors que la production du Chevalier à la Rose réunit Régine Crespin, Suzanne Sarroca et Lorenzo Alvary sous la baguette de Louis Fourestier. A Strasbourg, elle personnifie alors Concepcion de L’Heure espagnole, suivie de Bettina lors de la première française de Don Procopio de Georges Bizet le 6 février 1958 et Adèle de Formoutiers du Comte Ory, trois ans plus tard. Sporadiquement elle chante en Afrique du Nord (Tunis, Alger, Oran), en Belgique (Bruxelles, Liège, Anvers) et en Suisse où Genève applaudira sa Manon, Lausanne, Ilia d’Idomeneo. A son répertoire, elle ajoute des rôles de lirico spinto tels qu’Elvira de Don Juan, Mimì ou  Madame Butterfly, et quelques opérettes telles que La Chauve-Souris, Le Pays du Sourire, Fortunio d’André Messager et même l’un de ses ouvrages moins connus comme La Basoche que le Casino d’Enghien-les-Bains affichera avec Lilie Grandval et Willy Clément durant l’été de 1958. Un peu partout, elle donne régulièrement des récitals de mélodies où elle est souvent accompagnée par le pianiste Tasso Janopoulo.

Au début des années soixante, la carrière théâtrale ralentit. Toutefois, au printemps de 1962, elle incarne Héro pour commémorer le centenaire de Béatrice et Bénédict de Berlioz au Théâtre de Baden-Baden qui en avait assuré la création mondiale. En février 1963, elle sera Donna Anna à Marseille, tandis que, cinq ans plus tard, après une dernière Susanna à Limoges, elle décidera d’abandonner la scène lyrique pour poursuivre sa carrière par le disque et l’enseignement à Paris. En 1978 paraîtra l’enregistrement intégral de Sapho de Massenet qui sera suivi de divers récitals dont un ultime consacré aux mélodies de Claude Debussy, gravé en novembre 1993, alors que l’artiste portait fièrement ses septante-deux ans. Aujourd’hui, le disque officiel et les enregistrements ‘live’ largement publiés par la firme Malibran rendent justice à cette voix fascinante, à nulle autre pareille…

Paul-André Demierre

 

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