Retour de Jeanne Demessieux chez Decca Eloquence

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Jeanne Demessieux - L’Héritage Decca. Œuvres de Johann Sebastian Bach (1685-1750), Jean Berveiller (1904-1976), Dietrich Buxtehude (1637-1707), Jeremiah Clarke (1674-1707), Jeanne Demessieux (1921-1968), César Franck (1822-1890), Georg Friedrich Haendel (1685-1759), Franz Liszt (1811-1886), Felix Mendelssohn (1809-1847), Olivier Messiaen (1908-1992), Édouard Mignan (1884-1969), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Heinrich Schütz (1585-1672), Charles-Marie Widor (1844-1937). Suzanne Danco, soprano. Jeanne Demessieux aux orgues de l’Église Saint-Marc, North Audley Street, Londres ; de l’Église de La Madeleine, Paris ; du Victoria Hall, Genève ; de la Cathédrale métropolitaine du Christ-Roi, Liverpool ; du Colston Hall, Bristol. L’Orchestre de la Suisse Romande, direction : Ernest Ansermet. Enregistré entre le 6 mai 1947 et le 7 septembre 1967. Édition 2021. Livret substantiel en anglais (D’Arcy Trinkwon). 1 coffret 8 CD Decca « Eloquence » 4841424. Durée : 9 h 22 min.

Jeanne Demessieux est décédée d’un cancer à 47 ans, le 11 novembre 1968 à Paris. Ce fut une tragédie non seulement pour l’orgue, mais aussi pour le monde musical dans sa totalité, car elle était non seulement organiste, mais également pianiste, improvisatrice, pédagogue et compositrice. À l’occasion du centenaire de sa naissance, Eloquence Australie publie l’intégralité de ses enregistrements Decca dans les transferts d’une totale réussite de Mark Obert-Thorn (partie du CD 1) pour les 78 tours jamais édités en LP, de Giulio Rusconi (partie du CD 5), et de Chris Bernauer pour le reste.

Née le 13 février 1921 à Montpellier, Jeanne Demessieux termine ses études au Conservatoire National de Paris en 1941, avec quatre Premiers Prix : Harmonie, Piano, Contrepoint et Fugue, Orgue et Improvisation. Elle étudie également avec Marcel Dupré (1886-1971) qui la prend sous son aile afin de l’aider dans sa carrière, pour la renier incompréhensiblement par après, sans aucune explication… Elle fait ses débuts à la Salle Pleyel pendant la saison 1946-47 avec une série de douze récitals, interprétant de mémoire une grande partie du répertoire d’orgue et improvisant une symphonie en quatre mouvements, sur des thèmes écrits à son intention par divers compositeurs français. Familière et populaire à Londres, elle a été la première femme invitée à donner des récitals tant dans l’Abbaye que dans la Cathédrale de Westminster, et sa carrière internationale comprenait trois grandes tournées transcontinentales aux États-Unis (en 1953, 1955 et 1958) et plus de 600 concerts en Europe. Titulaire de l’orgue Cavaillé-Coll à La Madeleine, Paris, elle compte parmi ses illustres prédécesseurs Lefébure-Wély, Saint-Saëns et Fauré.

Demessieux fut Professeur d’Orgue et Improvisation au Conservatoire Royal de Liège où l’expérience très personnelle de son style et de sa technique a attiré des organistes de toutes nationalités, dont des Belges comme le regretté organiste grivegnéen Pierre Matot (1938-2020). Outre diverses pièces d’orchestre, de musique de chambre et chorale, Jeanne Demessieux a publié de nombreux ouvrages importants pour son instrument, dont les Sept Méditations sur le Saint-Esprit op. 6 (1947), le Poème pour orgue et orchestre op. 9 (1949), les célèbres Six Études op. 5 (1944), et le Te Deum op. 11 (1958) dont ce coffret offre le seul témoignage en juillet 1958 à l’orgue de La Madeleine.

Les premiers essais d’enregistrement d’orgue par Decca furent réalisés par Arnold Goldsbrough à Saint-Martin-in-the-Fields en mai-juin 1929, alors que le label britannique n’appliquera au disque son célèbre système Full Frequency Range Recordings (ffrr) qu’en juin 1944 : ainsi, première organiste solo à utiliser ce système révolutionnaire, Jeanne Demessieux débute sa carrière discographique le 6 mai 1947 aux orgues de l’Église Saint-Mark, à Mayfair, Londres (Norman & Beard, 1915, reconstruit par Rushworth & Dreaper en 1930). Son Trumpet Tune (Jeremiah Clarke, 1674-1707) a reçu le Grand Prix du disque de l’Académie Charles-Cros en 1949, et dans une lettre d’Edimbourg en 1950, Jeanne écrit : « Je suis particulièrement contente de mes enregistrements : le Bach en ré mineur… la Fantaisie en la de Franck … »

Ses enregistrements suivants ont lieu à Genève, aux orgues de Rudolf Ziegler (1949) du Victoria Hall. Bien qu’il ne soit pas d’église, cet instrument, comprenant une console d’action électrique détachée sur la scène avec dix combinaisons réglables, est somptueux et particulièrement équilibré (plus que celui de Saint-Mark) dans ses 82 jeux, ce qui convenait idéalement au interprétations expressives et nuancées de Jeanne Demessieux. Il suffit d’entendre son Ad nos de Liszt, enflammé et héroïque, pour s’en convaincre. Au Victoria Hall se sont également réalisés ses seuls enregistrements avec orchestre : deux Concertos de Haendel (en sol mineur op. 4 n° 1 HWV 289, et en si bémol majeur op. 4 n° 2 HWV 290). Ses rapports avec Ernest Ansermet furent pénibles, car le chef voulait tout contrôler et imposer ses vues qui n’étaient pas celles de Jeanne, notamment relatives à ses cadences, incroyables de virtuosité, que le chef avait tenté de couper, mais sans succès grâce à la forte personnalité de la soliste, et dont la modernité était néanmoins quelque peu anachronique. Jeanne Demessieux se montre par ailleurs accompagnatrice discrète et nuancée de la soprano belge Suzanne Danco (1911-2000) dont la voix au vibrato excessif est plutôt datée pour ces pages de Schütz et Bach. Tous ces enregistrements sont toutefois d’autant plus précieux que l’orgue disparut dans l’incendie du Victoria Hall en septembre 1984 et fut remplacé, après reconstruction du bâtiment, par un Grand Orgue Van den Heuvel.

À partir de ses interprétations de Genève, Jeanne Demessieux, artiste très personnelle, commence à se détacher des principes rigoureux de son maître Marcel Dupré, et cela se marque surtout dans ses visions moins rigides, plus imaginatives des pages de César Franck. C’est donc surtout lorsqu’elle sera titulaire de l’orgue de La Madeleine à Paris - splendide instrument d’Aristide Cavaillé-Coll (1846) qui, à l’époque de Demessieux, aura connu les restaurations de Charles Mutin (1927) et de E.-A. Roethinger (1956 et 1957) portant l’orgue à 52 jeux - qu’elle s’épanouira totalement, parfaitement heureuse : son célèbre enregistrement intégral de l’œuvre pour orgue de Franck - une première mondiale en juillet 1959 - en est le témoignage éclatant, planant très au-dessus des futures autres versions. C’est aussi sur cet instrument qu’elle nous offre une version très émouvante de son propre Te Deum op. 11.

Le dernier récital de Jeanne Demessieux en Angleterre eut lieu en 1967 aux orgues J. W. Walker & Sons (1967) lors des célébrations d’ouverture à la Cathédrale métropolitaine de Liverpool : s’y produisaient également les organistes belge Flor Peeters (1903-1986) et titulaire britannique Noel Rawsthorne (1929-2019). Le tout fut enregistré et publié par le petit label britannique indépendant Ryemuse (Sceptre) Records actif jusqu’en 1967. L’enregistrement fut repris sous licence par Decca et publié en juillet 1970, et ce sont évidemment les seules interprétations de Jeanne Demessieux qui sont repris ici en CD : les qualités déjà évoquées à l’orgue de La Madeleine se retrouvent ici, dans Bach, Berveiller, Widor et Messiaen, ce dernier particulièrement cher à Demessieux qui avait pour projet de graver l’intégrale de l’œuvre d’orgue à la cathédrale de Westminster. Le destin en a décidé autrement… Quoi qu’il en soit, cette superbe réédition montre une fois de plus, et de manière péremptoire, qu’il existe une différence entre les « très bons » et les « grands ».

En bonus, ce coffret offre un enregistrement du 7 septembre 1967 de la B.B.C., qui n’a d’intérêt que d’entendre l’organiste dans une stupéfiante Improvisation sur un thème proposé par Adrian Beaumont, car l’orgue Harrison & Harrison (1956) sonne plutôt étriqué, morose et sans éclat ni réverbération… Sans doute est-ce dû à la prise de son trop proche et plate - étonnant de la part de la B.B.C., ou alors l’emplacement de l’orgue convient peu au Colston Hall de Bristol.

Son : 9 - Livret : 10 - Répertoire : 10 - Interprétation : 10

Michel Tibbaut

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