« Révélations » : fin d’été au Nouveau Siècle de Lille, avec le sang neuf de l’Orchestre Français des Jeunes

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Depuis sa constitution en 1982, l’Orchestre Français des Jeunes (OFJ) a accueilli plus de deux mille cinq cents étudiants issus de tout le territoire national. Il a établi depuis 2017 sa résidence dans les Hauts de France : trois saisons de formation se succèdent, à Lille, Soissons et Compiègne, complétées par des temps forts dans d’autres grandes salles, françaises ou européennes (Concertgebouw d’Amsterdam, Philharmonie de Berlin, Festival de Montreux...) La session d’été s’installe à Lille, au Conservatoire, et au Nouveau Siècle où se déroulait le concert que nous avons entendu ce 3 septembre, une des deux représentations qui clôturait le travail estival (le concert numérique du 31 août présentait la Symphonie n°2 de Brahms, Prélude et Mort d’Isolde de Wagner, et déjà l’opus 129 de Schumann). Le thème de Salomé a été exploré par trois œuvres : la Danse des sept voiles de Richard Strauss, la Tragédie de Salomé de Florent Schmitt (prévue le vendredi 3 décembre à la Philharmonie de Paris). Et une commande de l’OFJ à la compositrice Diana Soh, née en 1984 à Singapour : Elle ne dansera plus, en création mondiale, qui ouvrait la soirée.

Un excès chasserait-il l’autre ? Pour servir d’étendard à une noble cause (comme dénoncer les crimes d’honneur), l’effeuilleuse délurée de Strauss, doit-on la draper en posture de martyre ? On sait comment des figures historiques, telle cette Princesse évoquée au premier Siècle dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, se sont intégrés dans les récits bibliques. La figure de la jeune fille qui demande la décollation de Saint Jean Baptiste fut exploitée (subvertie) par un long filon littéraire : Légende dorée de Jacques de Voragine, Heinrich Heine, le conte de Gustave Flaubert, Hérodiade de Théodore de Banville… et bien sûr la pièce d’Oscar Wilde, qui sera traduite pour l’opéra de Strauss, présentant un rôle aussi fasciné que pervers. En réaction à cette acception de tentatrice nuisible, « Diana Soh regarde le mythe de Salomé avec un point de vue de femme. Loin de l’image d’héroïne fatale et décadente du XIXe Siècle, la princesse de Judée est ici vue comme une femme détruite par le regard des hommes [...] Ce court poème symphonique s’achève par de puissants accords de l’orchestre, signifiant la victoire d’un corps social qui préfère tuer l’individualité des femmes » nous renseigne la note de programme. Certes chaque mythe est investi de considérations à la fois personnelles et collectives, tributaires d’un contexte, comme le rappelait Roger Caillois, qui voit dans ses incarnations « la collusion des postulations les plus secrètes, les plus virulentes du psychisme individuel et des pressions les plus impératives et les plus troublantes de l'existence sociale » (Le Mythe et l'Homme, 1938). La conception sociétale de la compositrice, dont les works in progress comptent un opéra de chambre intitulé Façon tragique de tuer une femme, s’approprie ainsi une préoccupation de notre civilisation contemporaine. Le catalogue de Diana Soh inclut divers genres, dont se dégagent une dualité entre calme et agitation, et une dramatisation par l’interaction entre les musiciens. 

La découverte de Elle ne dansera plus (partition téléchargeable sur Babelscores) révèle une écriture grouillante, transpercée de menaçantes stridences (distinguons l’éclat des flûtes et du piccolo tenus par Lisa Le Cornec, Alexina Cheval et Brian Kim qui y adjoignaient leur sensibilité), de cuivres imprécateurs, de traits arqués aux cordes. La profusion d’informations représente un défi (ici parfaitement assumé) pour le chef, mais aussi pour les pupitres confrontés à des sollicitations inhabituelles. Par exemple les violons accessoirisés avec bouts de polystyrène, ou caressés sur le bois de la table. On pourrait craindre que certains effets, pas toujours audibles en salle, relèvent du fétichisme ou du placebo. Globalement, le style apparaît très assuré mais parfois impersonnel, empruntant à diverses influences : ici une auscultation timbrale de textures épurées, là des scansions dignes des Augures Printaniers, qui rappellent respectivement que Webern et le Sacre de Stravinsky comptent parmi les totems de l’auteure. Bribes fougueuses, crescendos lancinants aux cuivres (saluons la performance de Thais Jude, Antoine Saintes, Orphée Rebeyrol aux trompettes, et Damien Galy parmi les trombones), disruptions, stases effarées se perçoivent comme le principal lexique de l’œuvre. Ces procédés capiteux (sans jeu de mot) et démonstratifs, on peut admirer leur réelle intensité, ou regretter qu’ils finissent par lasser faute de se renouveler, et faute de moduler un paysage affectif tendu sans guère de répit pour les nerfs. L’antagonisme moi / masculinité hostile mène-t-il à castrer les ambiguïtés, abolir les jeux de séduction ?

De fait, le traitement bruitiste, schématique, revitalise quelques poncifs expérimentalistes qui depuis les années 1960 ont fait long feu. Et dont les glauques ébats n’évacuent guère le sordide qu’on reprocherait à la tradition décadente. Les convulsions traduisent-elles les tiraillements de l’adolescente manipulée, proie multiple de ses propres pulsions naissantes, du paternalisme malsain d’Hérode et des pernicieuses injonctions maternelles ? Grâce à une inventive partition qui les valorise tant, les quatre percussionnistes, épatants, sont à la fête : Louis Lebreton (caisse claire, thaï gong, tom basse…), Morgan Laplace-Mermoud (vibraphone, bouteille, tambour de frein…), Paco Dubas (waldteufel, pot de fleur, plaque tonnerre…) Les tubes harmoniques étaient partagés entre plusieurs exécutants. C’est toutefois la grosse caisse (Jonathan Fourrier) qui, d’effleurements en déflagrations, témoignait quasi constamment du relief émotionnel de ces onze minutes. Également structurées par des séquences de verbalisation, insaisissables pour l’auditeur qui n’en captait qu’une mussitation (au demeurant, ces paroles n’étaient probablement pas destinées à être comprises). Nimbée de silence, une soudaine et brève pédale de contrebasson introduisit le dernier tiers où de nouveaux murmures agrègent une conclusion véhémente, destructrice : amer triomphe d’un environnement néfaste (pour rester fidèle à l’esprit de l’œuvre) ou bien perdition d’une victime écartelée par les faisceaux de libido qui torturent toute la cellule familiale (si on accepte un autre dogme de perception). La compositrice rejoignit alors prestement la scène pour féliciter l’orchestre qui, incontestablement, a donné le meilleur de lui-même dans cette production. Laquelle, à sa manière, accorde une autre dimension, victimaire, au personnage de celle qui ne dansera plus pour obtenir la tête de Yohanan. 

Sans entracte, la suite enchaînait sur le romantisme germanique. D’abord Schumann, où Bruno Philippe avait opté pour des cordes en boyau, sa première fois en concerto, après les avoir adoptées dans un récent enregistrement des Suites de Bach. Intéressante expérience pour lui-même autant que pour son public ! On se doit de mentionner que le gain en nuance, en palette de coloris portait en revers un certain manque de projection, même entendu depuis la mezzanine. Certes entre puissance, justesse et subtilité de palette, le boyau ne peut tout offrir. Animé par des poses aussi ostensibles que sincères, le jeune virtuose est visiblement transporté par ce Konzerstück qu’il gorge de lyrisme, qu’il gaine d’énergie (le marcato farouchement fuselé au chiffre C), et auquel il transfuse de riches couleurs (les accords en double-cordes au chiffre H). Les récitatifs quasi-opératiques du langsam rencontrent un soliste attendri dans le cœur de l’œuvre où l’on pouvait s’émouvoir du dialogue filigrané avec l’alter ego du rang (Léo Bredeloup). Le fondu des sonorités orchestrales atteignait à l’osmose, jusqu’au passage schneller où les sanglots de flûte (Brian Kim, Fanny Martin), hautbois (Gabriel Chauveau, Rémi Sanchez) et clarinette (Marie-Louise Fourquier, Marie Guillot), les magnifiques reflets de bronze bouchés aux cors (Marin Duvernois, Élodie Baert), produisaient toute l’émotion attendue. Avant que le Sehr lebhaft final, emporté par les vigoureuses mailloches de Pit Dahm, n’insuffle au plateau une conviction particulièrement ardente. Les redoutables arpèges, les ascensions vers l’aigu de la tessiture y glorifiaient un Bruno Philippe maître de ses ressources, et dont les degrés de passion (du transi jusque la flamme brûlante) correspondaient idéalement à l’idiome schumannien, imprégné jusqu’à la fibre. Bravo. Le légitime rappel nous prodigua l’Intermezzo et danse finale de la Suite pour violoncelle du compositeur catalan Gaspar Cassadó (1897-1966), conclu par une flamboyante Jota. Un cadeau de braise et d’épice !

La Symphonie n°3 de Brahms se coulait dans des effectifs réduits, notamment aux cordes (une petite trentaine) ; un ajustement conditionné par les règles de distanciation. Dans l’Allegro con brio, et spécifiquement dans le agitato du Développement, on pouvait ainsi se demander si un panel élargi de violons (même impétueusement drivé derrière une Marie Duquesnoy impressionnante d’engagement) n’aurait pas mieux contrebalancé les influx des altos, violoncelles et contrebasses, qui eux impulsaient la dynamique idoine. Les bois garantissaient des échanges cousus main dans le second thème en la majeur, ainsi la pétulante clarinette de Samuel Buron-Mousseau (même dans le grazioso de la mesure 36, rayonnant de bonne humeur, comme l’entendait Clara Schumann pour tout ce mouvement), et illuminaient une coda radieuse. Notons que la reprise de l’Exposition était (opportunément) pratiquée.

Les clarinettes et bassons (Amandine Rivière, Raphaëlle Rouxel) assurèrent une engageante amorce de l’Andante, ferme, dilatée, où les hautbois (Timothée Vendeville, Rémi Sanchez) venaient résonner comme un serein angélus. L’interprétation campait un tableau nocturne mais éveillé. Les pâles clignotements de la troisième section du second thème luisaient sous une pleine lune propice à toute fantasmagorie. Les ors de la cadence plagale, les ombres solennelles des trombones (Romain Goupillon-Huguet, Robinson Julien-Laferrière, Baptiste Baudimant) diffusaient un crépuscule particulièrement réussi.

Pour le célèbre Poco allegretto, Fabien Gabel s’est tourné de profil vers les violoncelles qui instillent la suave cantilène. Le maestro, conscient des enjeux expressifs, alla chercher l’élégance par un geste ample et souple, agréable à voir autant qu’efficace puisqu’il obtint de ses archets une sinuosité purement dessinée, délicatement parfumée. La reprise (mesure 40) aux flûte, hautbois et cor (Antonin Liolios) dardait toute sa parure de mélancolie. La sautillante première phase de l’épisode central irrigua la frêle nervure qu’on attend du dialogue entre violoncelles et bois. Parmi les très rares scories, tel passage à découvert avéra ensuite la difficulté du contrôle de la respiration quand on voit la salle face à soi. Après des applaudissements aussi nourris que justifiés, le même mouvement offert en bis rappela qu’une défaillance ne frappe pas toujours au même endroit. Le cursus de l’OFJ comporte d’ailleurs des ateliers sur la gestion du trac. 

Avant ce bis, la clarté conceptuelle de l’interprétation des trois premiers mouvements s’est parachevée dans un Finale palpitant : les ruminations eschatologiques de l’introduction serpentaient d’emblée dans un impatient et fier sillon, vivement entraîné, comme dans une transe hyperlucide, annonçant une lecture altière, positiviste, dégagée de toute boursouflure. Le chef n’était pas là pour rien, induisant une autoritaire poussée, sans la moindre baisse de tonus. Le sermon des trombones et du contrebasson (Lucas Gioanni) prophétisèrent un renouveau qui dès lors sculpta un relief conquérant (la hargne des violoncellistes en triolets dans le second thème) : moins une apocalypse que l’avènement d’un monde refondé. Même si, comme on l’a déjà dit, davantage de violons auraient mieux armé les élans de la coda d’Exposition (ff de la mesure 74), l’équilibrage des masses resta satisfaisant pour enflammer les réparties acharnées (chiffre F) où les archets décochèrent d’électrisant sforzandos.

On espère que ces quelques lignes vous convaincront de la haute qualité de ce concert, qu’elles vous donneront envie de suivre l’OFJ dans les futures étapes de la saison. Et d’aller encourager ses musiciens-étudiants appelés vers les phalanges professionnelles nationales et internationales. Concluons en laissant la vedette à ces jeunes : la moitié était présente sur scène, l’autre parmi les gradins, où leur claque enthousiaste n’a pas peu contribué à confirmer le plaisir de cette réjouissante soirée. Le concert devrait être bientôt rendu disponible sur le site de France Musique, dont les micros étaient présents.

Lille, Nouveau Siècle, 3 septembre 2020.

Crédits photographiques : Stéphane Bourgeois

Christophe Steyne

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