Richter joue Rachmaninov et Prokofiev entre 1946 et 1961

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SVIATOSLAV RICHTER JOUE RACHMANINOV ET PROKOFIEV. Serge RACHMANINOV (1873-1943) : Concerto pour piano et orchestre n° 1 op. 1 (deux versions) ; Concerto pour piano et orchestre n° 2 op. 18 (deux versions) ; Etudes-tableaux Op. 33 n° 4, 5 et 8 et op. 39, n° 1 à 4 et 9 ; Deux chansons russes op. 21 n° 6 et 7 ; Dix-huit Préludes op. 23 et op. 32. SERGE PROKOFIEV (1891-1953) : Concerto pour piano et orchestre n° 1 op. 10 ; Concerto pour piano et orchestre n° 5 op. 55 (deux versions) ; Sonates pour piano n° 2, 6, 7, 8 (trois versions) et 9 ; Rondo n° 2 op. 52 ; Sonatine pastorale n° 3 op. 59 ; 11 Visions fugitives op. 22 ; Symphonie-Concerto pour violoncelle et orchestre op. 125 ; Sonate pour violoncelle et orchestre op. 119 ; Ouverture sur des thèmes juifs op. 34 (version pour quatuor, clarinette et piano) ; Pièces diverses pour piano et chansons ; Nikolai MIASKOVSKY (1881-1950) : Sonate pour piano n° 3 op. 19 ; Sonate pour violoncelle et piano n° 2 op. 81. Divers orchestres, direction :  Oleg Agarkov, Kurt Sanderling, Kirril Kondrashin et Eugène Ormandy ; Nina Dorliac, Mstislav Rostropovitch, Rostislav Dubinsky, Rudolf Barshai, Valentin Berlinsky, Ivan Mozgovenko, Quatuor Borodine. 2019. Livret en allemand et en anglais. Un coffret de 11 CD Profil Hänssler PH19052. 

Après de passionnants coffrets consacrés à des interprétations de Liszt et Chopin, Schubert ou Schumann et Brahms par Sviatoslav Richter, le label allemand de Günter Hänssler ajoute un nouveau panorama, tout aussi attrayant, de partitions de Rachmaninov et de Prokofiev (mais aussi de Miaskovsky, que l’éditeur néglige de mentionner sur la couverture de présentation) enregistrées, en studio ou en public, entre 1946 et 1961. La discographie de Richter, ce génie du piano, est à son image : monumentale, et il semble qu’en faire le tour complet se révèle une tâche illusoire, comme le montre à suffisance le relevé de Falk Schwarz, publié à Dresde en 2012 à titre privé sous le titre « The recorded legacy » (disponible sur internet), qui consiste en une interminable liste de compositeurs classés par ordre alphabétique s’étalant sur 170 pages réparties sur deux colonnes et couvrant la période de 1947 à septembre 2012. Schwarz complète sa recherche par un inventaire par année. Depuis ce remarquable travail de bénédictin, de l’eau a encore coulé sous les ponts, et le nombre de références de ce vaillant défricheur a dû s’alourdir. Un indice en est le présent coffret de 11 CD, qui contient plusieurs inédits. D’autres attendent sans doute d’être mis à la disposition des mélomanes. Et c’est fort bien car chez ce géant du piano, tout mérite attention et intérêt.

Rachmaninov pour commencer, avec quatre CD. Le premier propose deux versions en studio du Concerto n° 1, l’une du 9 mars 1949 avec l’Orchestre Symphonique d’URSS dirigé par Oleg Agarkov, l’autre du 18 février 1955 avec l’Orchestre Symphonique de la Radio d’URSS sous la baguette de Kurt Sanderling. La gravure avec Agarkov ne figure pas dans les références de Falk Schwarz, mais celle de Sanderling s’y trouve. Vu l’ampleur de ce coffret Hänssler, nous ne nous perdrons pas dans le dédale discographique, laissant le soin à ceux qui le désirent de prendre le temps de s’y promener avec délices. Nous nous pencherons plutôt sur l’interprétation globale de Richter et sur les inédits signalés par l’éditeur. Sur le deuxième CD, deux versions du Concerto n° 2, du 19 mai 1948 avec Agarkov (non mentionnée chez Schwarz) et du 6 février 1959 avec Sanderling (précisée inédite), nous tendent les bras. Dans chaque conception des deux concertos, Richter déploie la puissance de son jeu, la qualité de ses accents et de son timbre qui sait se révéler rugueux. Agarkov est une belle découverte, mais d’aucuns préféreront Sanderling, au geste plus large, et en reviendront peut-être à d’autres témoignages, avec le même Sanderling à Leningrad ou à la célèbre version, plus léchée, avec Rowicki pour DG. Mais on est ici preneur, car tout est de haut niveau. Les deux autres CD voués à Rachmaninov offrent quelques Etudes-Tableaux du début des années 1950, en public, et des Préludes, toujours en public, à Varsovie en 1959 et à Kiev en 1960. La maîtrise du clavier est sidérante, l’ampleur, les contrastes, les couleurs nous interpellent. Que dire et que demander de plus ? On écoutera aussi avec bonheur Nina Dorliac, compagne de Richter rencontrée en 1946 et avec laquelle il passa cinquante ans de son existence jusqu’à son décès en 1997. Elle devait disparaître moins d’un an après lui. Cette soprano altière chante deux brèves chansons de Rachmaninov dont l’une, l’Opus 21 n° 6, est inspirée d’Alfred de Musset.

Avant d’aborder les sept CD où l’on honore Prokofiev, allons tout de suite au dernier d’entre eux, car il est complété par deux œuvres de Miaskovsky, l’énergique Sonate n° 3 (un live de 1953) et la Sonate n° 2 avec violoncelle (un live du même jour, signalé inédit au disque), avec Rostropovitch, auquel la partition est dédiée et qui l’enregistrera avec d’autres pianistes. Bel hommage à ce compositeur qui fut un ami intime de Prokofiev -le rapprochement sur CD est logique- et déployait un lyrisme austère que les deux compères traduisent avec mesure. On trouve aussi une chanson confiée en 1947 à Nina Dorliac. 

Prokofiev occupe donc le terrain à partir du CD n° 5. D’abord par un Concerto n° 1 fracassant de 1952, auquel Kondrashin répond avec la même rage. Les deux versions du Concerto n° 5 sont saisies en public, à Leningrad le 4 juin 1958 avec Eugène Ormandy et l’Orchestre de Philadelphie en tournée (donnée avec Richter à Moscou le 29 mai, elle est répertoriée chez Schwarz), l’autre trois ans plus tard, à Moscou, le 21 avril 1961, à nouveau avec Kondrashin et le Philharmonique de Moscou. Elles sont toutes deux mentionnées comme inédites, ce qui nous comble, car Richter y est à chaque fois spectaculaire, avec même un brin de folie chez Kondrashin, ce chef dont on ne soulignera jamais assez les exceptionnelles qualités. Plusieurs sonates pour piano sont ensuite au programme : la n° 2 en 1961, la n° 6 en 1956, la n° 7 en 1958, toutes en live à Moscou. Richter construit ces pages avec un souci architectural permanent et une grande clarté du discours. C’est encore plus révélateur dans les deux dernières sonates : on entend trois versions de la n° 8, une en studio à Londres en 1961, deux en public, inédites, en 1946, puis en 1961, trois mois avant la gravure anglaise. La n° 9 en 1951 est, elle aussi, inédite. On sait à quel point Richter s’est engagé dans ces sonates dont la dernière lui a été dédiée par Prokofiev ; ici, comme à d’autres moments, il prend l’auditeur à la gorge, tant il investit le rythme et utilise sa fougue avec une invraisemblable tension. Quel artiste incroyable ! Il prolonge sa compréhension de l’univers de Prokofiev dans une série de pièces, dont d’allusives Visions fugitives ou des extraits de son ballet Cinderella. Deux perles sont encore à découvrir : une version quatuor/clarinette/piano de l’allègre Ouverture sur des thèmes juifs, ciselée avec soin en 1951 par Richter avec le Quatuor Borodine et le clarinettiste Ivan Mozgovenko. Le CD n° 10 est réservé à un nouveau partenariat avec Rostropovitch : Sonate pour piano et violoncelle op. 119 (1951) et Symphonie-concertante op. 125 dont le virtuose est le dédicataire. Il s’agit d’une « curiosité », car c’est Richter qui dirige le violoncelliste et un Orchestre des jeunes de Moscou à l’occasion de ce qui est présenté comme la première mondiale de la partition, le 18 février 1952, mais aussi comme un inédit au disque. Ici, il y a contradiction avec le travail de Schwarz qui donne une référence de publication, non datée, pour cet opus 125, en l’occurrence dans un album de deux CD Venezia. Peu importe, le témoignage est éloquent, et c’est cela qui compte.

Ce passionnant coffret est bien entendu à considérer comme prioritaire, même si les prises de son ne sont pas aux normes actuelles et s’il y a des saturations, des baisses de tension et des rugosités. Mais le travail a été fait avec soin et mérite les compliments. Il faut dire que le jeu de Richter atteint un tel niveau de subjugation qu’il supprime toute ébauche de protestation, qui serait par ailleurs vaine face à ce colossal interprète. Devant de tels monuments, on s’incline, on écoute et on avoue son respect.

Petit conseil pratique : les CD de ce coffret sont insérés dans des pochettes individuelles qui les protègent très bien car elles sont solidement collées. Il faut donc être prudent lorsqu’on les ouvre, car si l’on n’y prend garde, elles peuvent vite se déchirer. Par ailleurs, on aurait aimé avoir dans le livret quelques détails sur les prestations : cela aurait ajouté à l’importance historique, qui est indiscutable.

Son : 7  Livret : 8.  Répertoire : 10.  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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