Suites pour violoncelle de Bach : nouvelles parutions, par deux grandes dames de l’archet
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Suites pour violoncelle BWV 1007-1012. Valérie Aimard, violoncelle. Livret en français, anglais. Mai, juillet 2022. TT 77’41 + 78’16. EnPhases ENP014
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Suites pour violoncelle no 3 en ut majeur BWV 1009, no 4 en mi bémol majeur BWV 1010. Sonia Wieder-Atherton, violoncelle. Livret en français, anglais, allemand. Janvier 2021. TT 56’27. Alpha 1009
Le mélomane friand de ces Suites n’est pas en manque de nouveautés discographiques, que n’effraie pas un catalogue pourtant peuplé de nombreuses sommités, depuis Pablo Casals. Parmi les récentes intégrales, et sans compter les versions acclimatées au violon (Giuliano Carmignola chez Arcana), à l’alto et à la viole d’amour (Pierre-Henri Xuereb chez Indésens), ou au violoncello da spalla (Sergey Malov), on citera Bruno Philippe (Harmonia Mundi), Michiaki Ueno (La Dolce Volta), Karel Steylaerts (Et’Cetera), Henri Demarquette (Evidence), Pablo de Naverán (Claves), Filipe Quaresma (Artway Records), ces deux dernières commentées dans nos colonnes du 07 janvier. L’actualité confronte deux musiciennes accomplies : voici l’une dans les six Suites, l’autre dans les deux médianes, après avoir publié les deux premières sur vinyle dans une pochette déjà illustrée par Sarah Moon.
Sur la couverture de la parution Alpha, on retrouve une allusion à la photographe française, mais aussi au sculpteur Giacometti, dans un livret réduit à une brève introduction signée de Sonia Wieder-Atherton, qui nous en apprend peu sur sa démarche. Ses références parleraient toutefois pour elle, tant l’inspiration cultive les flous (de mise au point, de bougé), entretient la distance au réel, courtise l’étrange onirisme des clichés de Sarah Moon. La vaste acoustique de l’abbaye de Noirlac se rend complice de lignes qui moulinent à vide, qui s’emboivent (Prélude BWV 1009), de danses cotonneuses qui rechignent à se tendre (Gigues de la même Ut majeur), de chorégraphies mal assurées (Courante BWV 1010), d’arpèges vaselinés (Bourrées de la même Mi bémol majeur) ou électrisés qui fuient l’emprise comme l’anguille.
Même lessive dans les Allemandes et Sarabandes, parcourues non sans affectation, qui rappelleraient les contours vaporeux mais charmeurs d’un David Hamilton. Cette fluide version, esthétisée avec une indéniable sensualité, ne manque certes pas de poésie et se situerait dans le sillage de l’enregistrement d’Ophélie Gaillard (Aparté). Sauf que les élans et appuis glissent trop souvent entre les mains, et caressent l’oreille sans l’imprégner vraiment. Un univers d’esquisse, décalé, fantasmé, dont on salue l’élévation et les propensions symbolistes, mais dont les azimuts échappent parfois ; la tête dans les étoiles voire, sans jeu de mot, un peu… lunaire. Au-delà de cette relative déception dans un répertoire classique qui trahit sa muse, du moins nous égare, on espère bientôt retrouver la virtuose que l’on sait dans des réalisations moins impressionnistes et plus convaincantes.
Après le ciel, la glèbe ? Retour sur terre avec le témoignage de Valérie Aimard. Des arpents salubres et fertiles, ancrés dans un vécu et des enjeux que détaille la notice. L’influente rencontre avec Bernard Greenhouse (pilier du légendaire Beaux Arts Trio), l’incitation à la franchise sans œillères ni allégeance au dogme « historiquement informé » et ses archets « à la forme bizarroïde » (sic). Une série de vidéos partagée sur internet, qui retrace l’histoire du répertoire pour violoncelle solo, se parachève par ces six Suites auparavant expérimentées en concert dès 2017. Face à la captation flottante et désincarnée d’Alpha, les micros de Franck Jaffrès opposent en l’église d’Harsou une perspective nette et focalisée, qui valorise les couleurs corsées de l’instrument, et donnent corps au bois. En l’occurrence, un spécimen italien (attribué aux ateliers milanais de la famille Grancino) contemporain de la jeunesse du Cantor, que Valérie Aimard apprivoise et chérit depuis une quinzaine d’années. Au point de ne pas lui chercher d’alternative pour la Suite en ré majeur, récusant la légitimité d’un piccolo à cinq cordes.
Les enregistrements de Pierre Fournier (1906-1986) et Paul Tortelier (1914-1986) sont cités comme ceux entre lesquels l’artiste lyonnaise a grandi. L’élégante transparence de l’un, l’impulsif tempérament de l’autre se conjoignent ici dans une prestation qui ne manque pas d’aplomb et affirme son autorité. Tout est dit avec poids, clarté, et une puissance qui sait ce qu’elle veut, qui connaît les chemins pour y parvenir, et impose des images d’une parfaite composition. Malgré son impétuosité, l’éloquence se gaine dans un champ toisé au premier coup d’œil, d’où le repentir s’exclut par la justesse de l’intuition. Pour rester dans la culture photographique, ces cadrages au cordeau relèvent de la perfection quasi-instinctive d’un Henri Cartier-Bresson. La précision de l’intention signifiante s’explique peut-être par cet autre talent de Valérie Aimard : le sémaphorique geste du mime. Chez Bach, la science des accords y gagne une netteté sans débord.
Quant à l’horizontalité du propos, on salue une diction où rien ne traîne (même pas l’Allemande BWV 1008), où chaque note est appelée vers la suivante. Un discours tiré de l’avant, alors que les phrases de Sonia Wieder-Atherton semblaient émaner, se repousser de la partition. On aime cette densité, rigoureuse mais sans raideur, qui leste les danses au plancher tout en les animant d’un mouvement vigoureux. On mesure la prouesse dans les Menuets, Gigues, Bourrées, et au sommet dans les Gavottes de l’ultime Suite où Valérie Aimard domine l’illusion polyphonique. Un regard d’architecte qui vise loin, et construit avec assurance, se vérifiera dans le Prélude de l’Ut mineur, sorte d’Ouverture à la manière du Grand Siècle, ici impeccablement structurée. À vrai dire, seules les inflexions de la Gavotte BWV 1011 nous sont apparues comme entachées d’inévidence, un peu gênées aux entournures –une peccadille sur plus de deux heures et demie.
Tous les espaces sont investis à plein, y compris les territoires émotionnels des Sarabandes, dont celle du BWV 1009 que par affinité Valérie Aimard revendique comme la sienne. On pardonnerait tout péché d’orgueil quand la pureté du trait atteint une telle aristocratie du sentiment. Là où les recueillements de Sonia Wieder-Atherton n’échappaient pas à une certaine componction rousseauiste, sa consœur s’en tient, et dans toutes les étapes de son intégrale, à la fameuse maxime d’un Boileau (« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément »).
Au demeurant, l’approche n’est pas exempte d’idiosyncrasies. Mentionnons la petite Bourrée BWV 1010 pincée en pizzicato, le repli en sourdine pour la Sarabande BWV 1011. Pour autant, le projet magistralement défendu chez EnPhases se hisse à un universalisme qui se démarque des vanités où d’autres interprètes annexent leur prestation à des vues individualistes. Sans rivalité avec le texte, Valérie Aimard ne semble vouloir se mesurer qu’à elle-même pour servir les portées et exprimer ce qu’elles recèlent. Elle triomphe de haute vertu. Son extrême implication poursuit-elle d’autres fins que l’ambition cartésienne ? : s’ériger en fin connaisseur de son empire pour s’y inscrire en harmonie et en responsabilité. Accréditant semblable éthique, ces sessions dans l’église basque, telles des vestales qui gardent le temple, ne semblent vouées qu’à entretenir le feu sacré qui rayonne de ce cycle.
Christophe Steyne
EnPhases = Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
Alpha = Note globale : 6