Symphonies n°9 et n°10 de Chostakovitch, à Londres : un grand souffle de vrai

par

Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie  n°9 en mi bémol majeur opus 70, Symphonie n°10 en mi mineur opus 93.  Orchestre symphonique de Londres, Gianandrea Noseda. 2018. Livret en anglais, français et allemand. 79’06. LSO0828

Après les symphonies 1, 4, 5 et 8 enregistrées depuis septembre 2016 dans la même collection, Gianandrea Noseda poursuivait en concert ce qu’on espère une future intégrale. Deux symphonies emblématiques de Chostakovitch, deux célébrations libératoires : la fin de la guerre pour l’opus 70 (1945), la disparition de Joseph Staline pour l’opus 93 (1953). Deux de ses œuvres parmi les plus appréciées, et abondamment enregistrées. Pour autant, le présent SACD trouve sa place dans la discographie : dans le haut du panier, voire au sommet si on s’en tient aux vingt dernières années.

Pour la Dixième, un des grands accomplissements formels du compositeur russe, voire son chef d’œuvre (c’est la seule des quinze qu’enregistra Herbert von Karajan pour Deutsche Grammophon, à deux reprises d’ailleurs, en 1966 et 1981), on saluera les remarquables réalisations de Vasily Petrenko à Liverpool (Naxos, septembre 2009) et Dimitri Kitaenko à Cologne (Capriccio, mars 2003).

Gianandrea Noseda réussit à manifester la puissance architecturale autant qu’à exalter la dramaturgie du vaste premier volet qui, à lui seul, occupe presque la moitié des quatre. Le tempo représente un enjeu aussi crucial que problématique, puisque ce Moderato se déploie dans une coulée quasi invariable. Il y faut escarper le discours sans versatilité arbitraire. Même si elle se situe en-deçà de la partition, la noire à 90 choisie pour modeler l’introduction s’inscrit dans la moyenne des pratiques : on atteint la mesure 160 à 5’19, contre 4’53 pour le témoignage d’Efrem Kurtz (avec le Philharmonia en mars 1955, HMV) et 5’49 pour Roman Kofman à Bonn (MDG). Le premier climax (4’02) montre déjà l’étonnant potentiel de rugosité du LSO.  Quand apparaît la flûte à 6’43, les mensurations sont similaires à celles de Mstislav Rostropovitch (Teldec, 1989, avec le même orchestre londonien) et Bernard Haitink (live BBC aux Proms avec le LPO en août 1986). La conduite de ce second thème (jusqu’au Développement à 9’27) est néanmoins plus allante que Rostropovitch (qui y parvient à 10’07) mais moins animée que Petrenko (8’53). Porté par une percussion qui claque bien (la caisse claire à 12’21), l’acmé s’érige dans toute sa force, déferle dans toute sa vindicte, attisant une hargne qui rappelle Rojdestvenski (Melodiya). Quel impact ! Plutôt que le pathos, le chef italien exalte l’âpreté héroïco-tragique de ce mouvement. On se sent littéralement soulevé par une telle démonstration de sévérité, aussi intrinsèquement vécue que chez les interprètes historiques (Mitropoulos, Ančerl, Svetlanov, Mravinski...) -du moins tout aussi bouleversante.

Pour le lapidaire Allegro, qu’on peut considérer comme un portrait au vitriol de Staline, la sulfureuse satire gravée par Kurt Sanderling (Eterna, février 1977) s’impose toujours dans les mémoires. Soyons honnête : Noseda n’obtient pas le même relief (un peu lissées, les scansions de la section centrale à 1’23), ni la même causticité, ni la même furie (la fusée d’arpèges en sextolet jusqu’au ffff conclusif aurait mérité qu’on lâche les gaz jusqu’à explosion). Toutefois, le maestro n’a pas besoin de se presser (globalement 166 à la noire, versus environ 180 pour Petrenko ou pour le Mravinski de mars 1976 chez Erato) pour exacerber ses effets, très réussis dans le genre râpeux et contondant. Les cordes glabres et rauques, les bois venimeux révèlent le LSO à son meilleur. On observera la diction des violons entre 0’25-0’35, notamment ces glissandi en fin de phrase, attentifs comme rarement aux liaisons du phrasé consignées dans le texte. L’intention parodique se signalise nettement à 2’35 quand trombones et tubas travestissent le thème initial des bois en une sorte de Dies Irae. Les timbales de Nigel Thomas assènent des sf (3’19, 3’22) comme des coups de matraque, surlignant la violence de ce tableau. 

Les doucereuses ambivalences de l’Allegretto sont elles-aussi adroitement cernées et restituées, à l’instar du caractère guilleret du second thème (1’01) avec piccolo. L’exposition (jusque 3’40) répond parfaitement au 136 à la noire recommandé par la partition ; le métronome à 120 d’un Günther Herbig (à Sarrebruck, avril 2005) révèle qu’en-deçà , l’allure tend à trainailler. Les ambiances sont ouvragées par de valeureux pupitres, ainsi le cor anglais de Maxwell Spiers dans le solo de 243 (6’45). Le chef italien n’outre pas la dérision du burlesque manège de la mesure 295 (7’12). Les apparitions successives du motif acronymique d’Elmira (énoncé à découvert à 3’14) s’inscrivent dans une structure lucide, notamment dans le piu mosso quand il est clamé par les quatre cors à 8’24. Le climax alterne efficacement les contrastes d’ombre et lumière, ainsi le passage pesante aux cuivres et timbales à 9’18. On félicitera le respect des coups d’archet de la mesure 323 (7’45), une série de « tirés » qu’on entend rarement si éloquents. Grâce à la palette dynamique du SACD, les nuances effleurées sur la grosse caisse et le tam-tam restent parfaitement audibles dans la Coda, où le violin leader Roman Simovic instille les blafardes rémanences qu’on attend.

De prime abord, l’exécution du Finale semble un peu en retrait. Décevante ? L’Andante apâli et étiré, avec une croche à 110 (comme Eugene Ormandy à Philadelphie, lui aussi sous les 126 exigés). L’Allegro s’active ensuite à 143 à la noire, minorant donc le 176 d’une partition en ce sens jamais respectée (à 163, Karajan II fut un des rares à s’approcher de cette prescription). Le gopak arraché aux cordes (6’01) réclamerait davantage de fougue et mordant, mais préserve l’indication mf. Le belliqueux ostinato des cuivres (8’35) est virulent à souhait. Néanmoins, l’escalade vers le fff de 9’09 voudrait un surcroit de puissance, de même que le motif DSCH claironné aux quatre cors à la mesure 604 (12’20). Le ton goguenard du basson de Daniel Jemison (10’47), la reprise assouplie du gopak (11’41), montrent-ils que Noseda privilégie une approche anti-triomphaliste ? Effectivement, ce n’est pas ici qu’on applaudira la prestation la plus échevelée mais Dohnányi, superbe à Cleveland (Decca), avait déjà prouvé combien le luxe virtuose suffit à magnifier ce Finale. Aussi soigneux que savoureux, évitant tout pompiérisme, on comprend in fine que les précautions initiales se cadrent dans une conception cohérente et assumée. Au point que le résultat emporte l’adhésion et paraphe une version globalement captivante, a minima les trois premiers mouvements. Comme on l’a évoqué, elle ressuscite l’art flamboyant de quelques grandes baguettes du passé, et cisèle un niveau de détail à peu près sans concurrence, le tout dans une sonorité à la fois analytique et somptueuse.

Au for de la Seconde Guerre mondiale, Chostakovitch avait insinué que sa prochaine symphonie serait une sorte de grand-messe avec solistes et chœurs. Alors que le conflit avait pris fin, que l'Armée Rouge avait repoussé l'envahisseur, la Russie escomptait donc certainement une ode victorieuse, en tout cas autre chose que ce succinct opus (une vingtaine de minutes), pour une nomenclature de type beethovénienne (+ petite percussion). Hormis quelques émois (dans le Largo), l'humeur en est sémillante. Les censeurs soviétiques ne tardèrent pas à réprouver ce qui fut vilipendé comme un échec idéologique et une faiblesse à représenter l'esprit du peuple. Avec le recul, on s'autorise à penser que le compositeur exprima là une caricature des ardeurs belliqueuses et des festivités imposées par la Nomenklatura. Mais aussi que le ton léger et ludique de cette symphonie reflète tout bonnement le naïf enthousiasme d'un homme qui se réjouit de la fin des hécatombes. 

Pour l’Allegro, le LSO n’est pas le plus fin et transparent que l’on imaginerait. Les fifreries sont un peu édulcorées, les cordes touffues (le Développement à 2’40), le tromboniste pas spécialement intrusif pour jouer des coudes dans le comique de répétition de la Récapitulation (3’46). Le violon de Carmine Lauri, qu’on attend espiègle (4’15), reste gracile. Bref, sans manquer de verve, l’humeur réservée se veut plus proche d’une pochade haydnienne que de la féroce caricature antimilitariste, plus proche de l’équilibre néoclassique de Kiril Kondrachine (Melodiya) que de l’humour funambule d’un Leonard Bernstein (CBS).

La suggestive clarinette de Chris Richards introduit un Moderato que Gianandrea Noseda distille avec placidité, permettant de peaufiner les textures de la seconde section en la bémol (2’34), ainsi plus gémissantes que contestataires. La dimension parodique s’estompe sous d’aigres rancœurs que la flûte de Gareth Davies (4’27) conforte dans un décor palustre. Un marais de spleen. Dans une telle optique, le dolorisme de ce second mouvement, loin d’un requiem universaliste, semble plutôt une conscience qui rumine les mortifères absurdités du despotisme, avant de s’engourdir dans une Coda atone qui se serait résignée à ne plus penser. Le tempo est plus distendu que celui d’un Walter Weller (Decca) qui, avec son orchestre suisse, propulsait un tourbillonnant Presto. Moins vertigineux, le LSO brosse nonobstant une délicieuse scénographie (le solo de trompette de Philip Cobb à 1’11 !), si ce n’est euphémisée, du moins comme entrevue par les rêves d’aventure d’un enfant. Intelligente option ! Une cavalcade sur cheval de bois, une saynète en ton sépia, bien plus enviable qu’un tonitruant déballage d’euphorie.

Là encore, l’interprétation du protocolaire Largo n’exagère pas l’orgueil martial du sermon, mais évoquerait une banquette d’officiels assoupis sous leurs médailles, exhortant mollement au devoir patriotique, ce qui d’autre façon souligne la moralisation du propos. Le basson de Daniel Jemison endosse le rôle du soldat humble et sympathique, qui nous mène sans hâte vers l’Allegretto final. On trouvera même que les cordes anglaises se sont endormies au début, engendrant un vif hiatus avec le second thème au hautbois (0’55), inaccoutumé mais non illégitime puisque la partition prévoit une accélération à cet endroit (la noire est censée embrayer de 100 à 126). Tout aussi rare et plaisant : le legato à l’énoncé du troisième thème (chiffre 77 à 2’01). Le persiflage des bois, l’averse de pizzicati (3’54) ne sont pas précipités mais résonnent comme dans une caboche engourdie. On notera, après le ritenuto, que la parade (4’42) défile uniformément sur la caisse claire, au lieu du tambour de basque prévu par la partition. C’est une liesse sans forfanterie ni exubérance qui conclut cette lecture ingénieuse et spirituelle, à sa manière : là où le compositeur s’est plu à donner le change par une superficialité de façade, théâtre de guignols dont il tire les ficelles pour des auditeurs qui ne sont pas dupes, on dirait que Gianandrea Noseda a tué la marionnette. Aboli la distanciation. S’en dégage une panoplie moins spectaculaire, mais surtout moins factice. Le premier degré a récupéré ses droits, et il faut tout l’art du chef italien pour qu’en lieu de prosaïsme on succombe à cette réinvention si spontanément émouvante. Voilà peut-être, à défaut de leçon, la meilleure vertu de ce disque : la véridicité.

Au-delà de nos remarques de détail, dont aucune n’est objection, on ne peut qu’admirer cet album vraiment abouti, qui comblera les amateurs de ces deux symphonies, par des options tantôt convenues mais intensifiées, tantôt inhabituelles mais brillamment défendues. Difficile de résumer cette quadrature du cercle. Beaucoup de moments forts (pathos sans escroquerie et éclat sans outrance), une vision élevée et mûre qui optimise la logique de chaque mouvement, un ton juste ou du moins qui ne triche jamais. Une sincérité assez bluffante, osons l’oxymore. Quand les circonstances le permettront, on guette impatiemment les Septième et Onzième !

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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