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Karlheinz Stockhausen : Montag aus licht  à la Philharmonie de Paris

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En 2018, l’initiative folle du Balcon : monter le plus grand cycle d’opéras de tous les temps, m’a mis le pied à l’étrier, et depuis, chaque année je grandis d’un jour de Licht dans ma vie. 

Ceux qui me connaissent sont familiers de ma fascination et mon enthousiasme (parfois peu raisonnable) pour Karlheinz Stockhausen et son œuvre, mais avant 2018 je n'avais approché Licht que de très loin, les dimensions de l’œuvre m'effrayaient, il y avait déjà beaucoup à découvrir avec ses autres pièces, et il faut dire que j’ai été influencé par grand nombre de mes collègues compositeurs, qui, friands de ses révolutions musicales des années 50 (Gruppen, Kontakt, Momente) ont toujours boudé ce cycle de 7 opéras sur chacun des jours de la semaine, composé entre 1977 et 2002 qui totalise 29 heures de musique. 

Ce soir, c’est mon 6ème sur 7, après avoir traversé jeudi, samedi, mardi, vendredi et dimanche, comme autant d’épreuves chamaniques, Lundi de lumière m’a, une fois de plus, rendu heureux, et, comment le dire sans heurter? Supérieur, peut-être?…

Car c’est cela le projet conscient de Licht : faire de nous des spectateurs élevés. Ne nous trompons pas, il ne s’adresse pas à une élite aguerrie, qui aurait analysé ses partitions de fond en comble, tout le monde sera tenu de sortir de ses habitudes modernes d’écoute musicale conditionnée, et les musiciens comme les amateurs seront mis sur le même pied d’égalité. 

À chacun ses zones de défense…pour les non-initiés c’est la longueur, l’âpreté du langage, la complexité. Pour les plus connaisseurs, c’est les soi-disant interdits esthétiques de nos productions modernes : des sons de synthétiseurs un peu datés, une scénographie naïve, des gestes musicaux anecdotiques, un propos autocentré…même s’il ne peut rien contre celui qui s’y refuse, Stockhausen ne séduit pas, il impose, prend par la main son auditeur, et se charge de son initiation.

Comme à chaque fois, Maxime Pascal aborde ce monument de la meilleure manière qui soit, simplement et humblement, on le devine sur les écrans latéraux du plateau ouvert destinés aux interprètes qu’il dirige, mais il n’apparait pas sur scène avant les saluts. Le travail de déchiffrage des partitions de Stockhausen demande une rigueur monacale car elles sont affublées d’une notice vertigineuse décrivant les gestes, les positions, les mouvements des interprètes jusqu’à leurs costumes. La mise en scène, la scénographie et les costumes de Silvia Costa, ainsi que les magnifiques créations vidéos animées de Nieto et Claire Pedot s’affranchissent avec brio de ce contrôle post-mortem du compositeur, tout en gardant un respect absolu et un réel amour de son travail. 

Montag étant le développement d’Eva, l’archétype féminin, La gigantesque statue de femme enceinte de la création en 1988 a été remplacé par une vraie femme enceinte perchée au sommet d’un phare, et observant les enfants/animaux qu’elle a mis au monde déployer un ballet de l’enfance époustouflant.

À quoi bon raconter l’argument de cet opéra? Cela ne donnerait qu’une description factuelle de scènes qui semblent impossibles à réaliser, et qui se réduisent à très peu d’actions, mais qui, sous nos yeux et nos oreilles, nous englobent réellement dans l’essence de ce monde de l’enfance. 

Présences 2025 : ode à Olga Neuwirth

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Même si la nuit a été courte (de plaisantes rencontres à la médiathèque de Mâcon se sont prolongées malgré l’heure matinale du train, le lendemain vers Paris), je profite de la proximité de la Gare de Lyon avec la Maison Européenne de la Photographie pour y voir l’exposition de Dennis Brown, qui, dès les années 1970, fait de Bob Marley ou John Lydon des icônes argentiques – au The Cure du soir précédent, j’accole ainsi reggae et punk (même capsule temporelle, autres revendications musicales) – avant de rejoindre, en soirée, la salle Pierre Boulez (je vous reparlerai bientôt du centenaire de sa naissance) pour une esthétique à des années-lumière des précédentes – la plaisir de l’éclectisme, l’incessante porosité des frontières ; même les murs Trump-peurs échouent à contenir la diversité (créative) humaine.

Luciano le jeune, Berio le restaurateur

Luciano Berio, compositeur italien pionnier de l’électroacoustique (il fut responsable du département dédié à l’Ircam), est deux fois au programme du concert du vendredi à la Grande Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris : son beau Magnificat de 1949 témoigne à la fois de l’influence de son professeur au Conservatoire de Milan, Giorgio Federico Ghedini, et du choc ressenti à la fin de la seconde guerre mondiale, quand vient la libération, que saute le verrou culturel du fascisme et, avec lui, le mur derrière lequel les nouvelles musiques restaient jusqu’alors cachées. Si, pour Sinfonia, Luciano Berio donnait aux voix (amplifiées) des textes de James Joyce, Samuel Beckett ou Claude Levi-Strauss et aux interprètes un matériau musical emprunté au passé, sous forme de citations d’Alban Berg, Igor Stravinsky, Hector Berlioz, Paul Hindemith ou Karlheinz Stockhausen, amalgamées sur la deuxième symphonie de Gustav Mahler, pour Rendering, ce sont les esquisses écrites par Franz Schubert au crépuscule de sa vie (à 31 ans) et destinées à une dixième symphonie, que Berio entreprend de restaurer, partant de son propre point de vue musical pour sauvegarder, parfois et parfois pas, la couleur schubertienne, complétant les vides d’un « tissu connectif » changeant et réservé, annoncé par le célesta.

Olga Neuwirth naît en Styrie en 1968 de parents entourés d’artistes influencés par la contre-culture, baignés de cinéma, de littérature, de musique, deux sauvageonnes (avec sa sœur) dans un pays « gris, conservateur […], pétri de conventions » ; elle prend de son père, destiné à la magistrature et détourné vers le piano (de jazz), le goût qui la conduit vers la trompette (celle de Miles Davis), qu’elle doit pourtant abandonner après un grave accident de voiture – occasion, après la rencontre avec Hans Werner Henze, de s’ouvrir à la composition, en même temps qu’au lien entre musique et politique. Elle est la compositrice à l’honneur de cette édition 2025 du festival de Radio France, même si, retenue à Vienne pour des raisons familiales, elle n’assiste pas à cette consécration française qui lui offre au moins une pièce dans chaque programme. On la connaît pour ses inspirations larges, sa musique sauvage aux babines retroussées, son penchant pour la métamorphose : Locus ... doublure ... solus (au titre pris à celui du roman fantasmagorique de Raymond Roussel, avec qui elle partage l’obsession des chiffres), pour piano et orchestre (Tamara Stefanovich et le Philharmonique de Radio France), pervertit la personnalité sonore de cet instrument bourgeois par excellence en jouant sur l’interaction avec ceux qui l’entourent : altos, célesta, piano électrique (échantillonneur) fabriquent à l’instrument soliste une ombre, une doublure…