Toscanini : la légende et le paradoxe (II)

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Crescendo-Magazine reprend en quatre parties un dossier Toscanini rédigé par Bernard Postiau et publié dans ses numéros papiers. 

New York, Milan... et New York

En février 1908, Toscanini et Gatti-Casazza sont pressentis pour prendre la direction du Metropolitan, après dix ans d’une direction commune et parfois houleuse à la Scala. Cette promotion n’est pas au goût de bien des artistes de la célèbre maison new yorkaise : depuis sa fondation, un quart de siècle plus tôt, les Allemands y tiennent le haut du pavé et, surtout, on ne connaît que trop le caractère irascible du petit Italien. Pour sa part, Mahler, qui y dirige depuis la saison 1907-1908, pense tout d’abord s’accomoder facilement de cette concurrence et estime avec raison que Toscanini pourrait prendre en charge l’opéra italien tout en se réservant l’opéra allemand. C’est mal connaître le bel Arturo qui n’a en aucune façon l’intention de lâcher ne fût-ce qu’une bribe du répertoire international qu’il a interprété en Italie ; les heurts entre les deux hommes éclateront à propos de Tristan. Ce conflit révélera la réelle malveillance que pourra éprouver Toscanini à l’égard de ses rivaux, quoi qu’en disent bien des biographies, même parmi les plus fiables, qui n’hésitent pas à travestir complètement les faits pour défendre leur héros envers et contre tout. 

Après quelques années d’immenses succès ponctués de rivalités homériques, le maestro décide de démissionner, pour des raisons qui tiennent autant à la discipline, selon lui insuffisante, et au « star system » prôné par la maison, qu’à sa liaison houleuse avec Géraldine Farrar, un des piliers du Met, artiste plus que talentueuse, femme d’une grande beauté, maîtresse exigeante qui mettra le don Juan au pied du mur : « ta femme ou moi ». Ce sera la fin de l’aventure, mais Toscanini conservera des liens d’amitié avec la séduisante Américaine. 

Après sept saisons passées au Met, et malgré les multiples tentatives de la direction pour le garder, Toscanini tournera le dos, définitivement, à l’institution. 

La période 1915-1920 est à coup sûr la plus étrange de sa carrière. L’Italie vient d’entrer en guerre et Toscanini, à peine « rentré au bercail », se prend de passion pour cette lutte absurde. Il prend l’initiative de nombreux concerts au profit des oeuvres de guerre, puise dans ses ressources, finit par diriger une musique militaire. Sa participation à la bataille de Monte-Santo fait partie de la légende dorée du chef. Le New York Times du 3 septembre 1917 relate : « En plein combat, au plus fort du barrage d’artillerie autrichien, M.Toscanini s’est installé avec ses hommes sur l’une des positions avancées où, abrités seulement par un pan de roc, ils ont joué sans désemparer jusqu’à ce qu’on vienne l’avertir que les soldats italiens, entraînés par la musique, avaient attaqué et occupé les tranchées autrichiennes ». 

Mais les désastres ultérieurs de Caporetto et de la Piave, et surtout la mort d'Arrigo Boito, lui sont une dure épreuve et, sans doute, la cause essentielle d’une longue période de dépression dont il ne sortira vraiment qu’en 1920 et au cours de laquelle il rencontre le journaliste Benito Mussolini. Devant la misère engendrée par la guerre et les proclamations mégalomanes du futur Duce, Toscanini se laisse convaincre, rejoint le mouvement fasciste, devient un militant fervent. Heureusement pour lui, les rapides exactions, violences et atteintes à la liberté dont se rendra coupable l’homme de la marche sur Rome lui feront rapidement ouvrir les yeux. Il passera alors très vite dans l’autre camp... dans lequel il s’engagera avec autant de passion. 

Le 14 juillet 1920, le conseil d’administration de La Scala nomme Toscanini « directeur plénipotentiaire ». Les dix ans les plus féconds de la carrière du chef italien peuvent commencer. Ses pouvoirs sont absolus : toute personne liée d’une manière quelconque à la production artistique (en termes clairs, tout le monde !) relève personnellement de Arturo Toscanini. Le nouveau directeur général, Angelo Scandiani, est efficace... et totalement sous la coupe du petit dictateur. Les propres choix du maestro se révèlent d’ailleurs tout à fait pertinents : Vittore Veneziani, qu’il charge de la formation des choeurs, se révélera l’un des meilleurs chefs de choeur du 20e siècle. Il prend aussi un soin tout particulier à recruter des assistants de tout premier ordre (Ettore Panizza et Antonino Votto en feront partie) ainsi que les meilleurs musiciens du pays pour créer un tout nouvel orchestre, et veille à créer une troupe permanente de chanteurs du plus haut niveau : le rêve insensé de tout chef d’aujourd’hui ! Parmi ceux qu’il a recrutés de la sorte, le baryton Mariano Stabile reste sans doute l’exemple le plus fameux : ses interprétations du rôle de Falstaff restent, encore à ce jour, remarquables. De cette période faste ne nous restent que quelques pauvres faces de 78 tours, totalement incapables de nous renseigner sur l’exceptionnelle qualité de l’orchestre. Si l’on compare ce mandat avec le précédent qu’il exerça à Milan, la différence principale, outre les responsabilités accrues, concerne son répertoire : si Wagner est au centre de celui-ci depuis 1898, c’est Verdi qui domine largement la décennie qui commence en 1920. On peut penser que, artistiquement parlant, cette période est la plus enrichissante pour Toscanini. En tout cas, il affirme : « cet orchestre, j’espère le garder toujours ». C’est aussi de cette époque que datent les premières exécutions intégrales des Symphonies de Beethoven en l’espace de quelques concerts rapprochés, l’hommage rendu à Verdi par une représentation de Falstaff à Bussetto ou la création de Turandot. C’est enfin l’âge de tournées triomphales dans toute l’Italie autant qu’à Vienne ou aux Etats-Unis et particulièrement à New York où il reviendra pour diriger le Philharmonique. Après une saison où il aura la charge des deux orchestres, il quittera définitivement la direction des musiciens de la Scala pour ceux du Philharmonique de New York, récemment fusionné avec le Symphonique de Walter Damrosch, sans doute en grande partie pour marquer son opposition, désormais totale, avec le régime fasciste, encore que de son propre aveu, les raisons en paraissent tout autres : « je tiens à répéter que l’unique raison de mon départ de la Scala est le désir et le besoin d’une vie moins agitée ».

Du Philharmonique de New York à l’Orchestre de la NBC

Pendant la saison 1927-1928, l’Orchestre Philharmonique de New York avait été confié à Toscanini en « collaboration » avec Willem Mengelberg. Comme on pouvait s’y attendre, deux personnalités aussi fortes ne s’entendirent pas – c’est un euphémisme – et, dès la saison suivante, l’Italien est seul à la barre. Si l’orchestre en arrive très vite à ne plus vouloir que le maestro à sa tête (à tel point que lorsque Stokowski dirigera quelques concerts, les choses se passeront très mal), l’appréciation des concerts du nouveau maître ne fait pas l’unanimité. Dès 1930, un rédacteur de l’American Mercury écrit : « sa capacité phénoménale à maintenir un tempo rigoureux avec la rigidité mécanique d’un métronome a détruit l’orchestre ». Dans son livre Conductor’s world, David Woolridge trace ce portrait sans pitié du maestro à cette époque : « il combinait la jalousie de Furtwängler et la vanité de Koussevitzky sans la sensibilité d’aucun des deux, parvint à orienter la vie musicale new yorkaise vers les sirènes de l’exploitation commerciale et transforma ses musiciens en leur propre caricature, arrogante et fanfaronne ». Il est vrai que bien des mélomanes ont pu être « secoués » par le style qu’imposa très vite Toscanini. Après trois années sous la férule du romantique Mengelberg, le contraste pouvait difficilement être plus total. Des observateurs notèrent que l’orchestre avait retrouvé une précision, un équilibre, une clarté qu’il avait perdus depuis les années Mahler (1909-1911). 

Cette période, que nous connaissons mieux grâce aux très beaux enregistrements qui nous sont parvenus (curieusement captés au tout début et à la toute fin de son mandat), est l’une des plus riches de sa carrière puisqu’elle lui permit, outre d’atteindre des sommets à la tête d’un orchestre fameux, de diriger d’autres orchestres avec lesquels il se produira souvent par la suite (celui de Philadelphie en particulier) et d’apparaître aux festivals de Salzbourg et de Bayreuth, épisodes dont les péripéties mériteraient à elles seules un ouvrage. A Bayreuth, Cosima Wagner parvient, contre vents et marées, et au détriment de sa santé déjà chancelante, à imposer le turbulent Italien pour le festival de 1930. Celui-ci sera très critique, une fois de plus : « j’attendais un sanctuaire, j’ai trouvé une boutique ». Son Tannhäuser, très apprécié, fait l’objet d’un enregistrement, préparé par lui mais dirigé par Karl Elmendorff pour des raisons contractuelles. Son Tristan bouleverse bien des traditions, tout autant que son Parsifal de 1931 mais, cette fois, il prend tout le monde à rebrousse-poil en le dirigeant bien plus lentement qu’aucun autre chef avant ou après lui ! C’est d’ailleurs sa dernière apparition sur la colline sacrée : au printemps 1933 (il n’y eut pas d’édition 1932), ulcéré par la montée du nazisme tout autant que par la concurrence de Wilhelm Furtwängler, il décide de quitter ce festival décidément trop politisé pour un autre, pour le moment encore vierge : Salzbourg. De 1934 à 1937, il y donnera Fidelio, La Flûte enchantée, Les Maîtres chanteurs, Falstaff, le Requiem de Verdi. Heureusement, presque tout de ces moments privilégiés a été conservé au disque et, malgré la pauvre qualité du son, on y devine l’apogée d’un âge d’or. Quelques mois après le festival de 1937, l’Anschluss viendra brutalement y mettre fin. A l’été de 1938, comme pour faire un pied de nez aux nazis, le petit monde du festival de Salzbourg se transportera un peu plus loin, dans un pays demeuré libre : la Suisse. Le festival de Lucerne était né... 

De 1935 à 1937, Toscanini vient périodiquement à Londres pour y diriger le superbe orchestre d'Adrian Boult, le BBC Symphony, lors de magnifiques concerts et de non moins splendides sessions d’enregistrements. Autre moment fort de cette période, hautement médiatisé, sa venue en Terre Sainte pour des concerts à la tête de l’Orchestre de Palestine nouvellement créé. Une photo célèbre montre le violoniste Bronislaw Hubermann féliciter le chef devant des musiciens et un public enthousiastes.

Une des caractéristiques de son mandat à New York est l’extrême irrégularité de ses présences, surtout due à des problèmes de santé mais aussi à nombre d’autres engagements. Ainsi, par exemple, après près de neuf mois d’inactivité professionnelle, il prestera 33 concerts entre le 6 octobre et le 27 novembre 1931, puis encore 37 autres du 1er au 23 avril 1932. Notons d’ailleurs qu’à ce moment de sa carrière, le maestro vieillissant (il a plus de 60 ans) a encore le souci d’étendre un répertoire qui, quoi qu’on en dise, s’avère très diversifié. Il ira même jusqu’à y ajouter la Symphonie n°4 de Bruckner ! 

Mais, malgré son énergie débordante, Toscanini doit bientôt s’avouer épuisé par les exigences écrasantes du calendrier et, le 12 février 1936, sa démission est officiellement avalisée par le comité d’administration du Philharmonique. On ignore généralement que c’est bien Toscanini qui recommanda Wilhelm Furtwängler pour être son successeur (avec Rodzinski comme coadjuteur), proposition que le chef allemand s’empressa d’accepter et qui ne put malheureusement se réaliser : une campagne habilement menée persuada l’opinion publique de jeter l’anathème sur un chef déjà taxé de nazi, en dépit de l’évidence. C’est alors que, chose inédite, extraordinaire, vint la nouvelle incroyable qu’on allait créer un orchestre à l’usage exclusif de Toscanini et de quelques chefs invités triés sur le volet. La dernière scène de cette étonnante carrière pouvait commencer.

Le flamboyant crépuscule

Au tout début de février 1937, au cours d’un séjour à Milan, Toscanini est abordé par Samuel Chotzinoff, un temps accompagnateur de Heifetz, plus tard critique musical au World et au Post de New York, pour l’heure représentant du président de la RCA, David Sarnoff. Il l’entretient de la constitution d’un orchestre de radio, spécifiquement constitué pour des concerts radiodiffusés ; parmi les différents contrats proposés au maestro, ce dernier se décide pour le plus léger, qui n’exige de lui « que » dix concerts radiodiffusés en dix semaines, pour un cachet alléchant. C’est Toscanini qui exige un orchestre « de la meilleure qualité possible » pour reprendre l’expression de Harvey Sachs, qu’il veut voir formé par Artur Rodzinski. Détail « amusant » : comme ce fut souvent le cas en cette période d’autoritarisme, et en particulier sous le régime mussolinien, les communications téléphoniques de Toscanini, alors pour une courte période en Italie, furent enregistrées. C’est ainsi que la nouvelle – en principe encore secrète – du nouveau contrat fut aussitôt rapportée au Corriere della Sera qui la transmit aussitôt au monde entier. En réalité, ce « nouvel orchestre » n’en serait pas tout à fait un car constitué à partir des meilleurs éléments de l’orchestre régulier et déjà existant de la NBC (dont les concerts n’étaient pas retransmis), renforcé par 61 nouvelles recrues. De plus, l’orchestre ne serait confié à Toscanini que la moitié de son temps, le reste étant consacré à d’autres programmes. Paniqué par sa responsabilité et fragilisé par ses récents déboires avec le Philharmonique de New York (aux derniers temps de son mandat à la tête de cet orchestre, il vint aux répétitions armé d’un revolver !), Artur Rodzinski eut peur que le maestro n’approuve pas la sélection qu’il avait opérée parmi les anciens et nouveaux musiciens, et fut très dur aux premières répétitions. Finalement, les administrateurs, de concert avec les musiciens, demandèrent à Pierre Monteux, connu pour son flegme, sa courtoisie et, bien sûr, son immense talent, d’assurer les deux premiers concerts ; Rodzinski assura les trois suivants. Ecoutons le violoniste Samuel Antek lors de la première répétition avec le maestro : « Par une porte située à droite de la scène apparut un petit homme trapu. Je remarquai tout d’abord la couronne de cheveux blancs et le visage impassible, carré, moustachu, aux pommettes hautes. Il portait une austère redingote d’alpaga noir au col ecclésiastique, un strict pantalon rayé et des escarpins pointus... Quand il monta sur le podium, nous nous levâmes suivant un signal convenu d’avance... Il nous embrassa des yeux, apparemment désorienté par notre geste, esquissa des deux mains un vague salut, son pâle visage un instant illuminé d’un sourire mécanique. Légèrement embarassés, nous nous rassîmes. Alors, d’une grosse voix enrouée, il jeta : « Brahms ! » Une seconde, il nous perça du regard, puis leva les bras. En un coup fulgurant, la baguette s’abattit. »

Ce seront finalement pas moins de 244 concerts que le maestro donnera à la tête de « son » orchestre entre le 25 décembre 1937 et le 4 avril 1954, dont beaucoup seront enregistrés et un certain nombre publiés sur disque par RCA. Les témoignages qui nous restent de cette époque sont nombreux car la politique de RCA fut ambitieuse et, même si elles ne furent pas prévues initialement pour la commercialisation, les archives engrangées alors comprennent un grand nombre de larges et précieux extraits de répétitions. Après la guerre, au cours de laquelle il se multiplie pour des concerts au profit de la Croix-Rouge ou d’autres actions humanitaires, il trouve encore l’énergie d’effectuer des tournées en Europe. Le 11 mai 1946, par exemple, à l’occasion de la réouverture de la Scala de Milan, juste reconstruite, il dirigea un concert exclusivement dédié à la musique italienne, suivi de quelques autres, toujours en Italie où il propose des oeuvres de compositeurs interdits pendant la guerre (Gershwin, Chostakovitch, Kabalevski), puis à Paris et à Londres. Un autre concert resté dans les annales est celui du 10 juin 1948, un concert de gala donné à l’occasion du 30e anniversaire de la mort de Boïto et au cours duquel sont donnés des extraits de Mefistofele et de Nerone. C’est pendant ces séjours dans son pays natal que le vieux maestro fait la connaissance d’un jeune homme qui devait évoluer dans une tout autre direction, en dépit de l’immense vénération du cadet pour l’aîné : Carlo Maria Giulini. Mais s’il est un artiste qui a pu se prévaloir d’être le fils spirituel de Toscanini, c’est bien Guido Cantelli, découvert au cours d’une répétition en 1948 à Milan, que le maestro engagea très vite comme chef invité à la NBC. L’enthousiasme du vieux maestro transparaît dans la lettre qu’il adresse à Iris Cantelli : « C’est pour moi un bonheur et une émotion de vous informer que votre mari vient de remporter un grand succès ; je l’ai présenté à mon orchestre, qui l’aime et l’admire autant que moi. Jamais, au cours de ma longue vie, je n’ai rencontré de jeune artiste aussi doué ; il ira loin, très loin. Chérissez-le car il est en outre bon, simple et modeste. » Quand le jeune prodige disparut tragiquement, en 1956, on cacha la nouvelle à son protecteur par égard à sa santé, devenue très fragile... 

Puis vinrent les dernières heures de l’une des plus longues carrières de la direction d’orchestre. L’épisode est bien connu et a été maintes fois relaté. Encore que Toscanini désirait encore et toujours diriger malgré divers maux dus à l’âge et de fréquents excès de fatigue, ses enfants prirent la décision d’intercepter toute proposition de contrat et rédigèrent pour lui une lettre de démission qu’il signa à contre-coeur des semaines plus tard. Son dernier concert fut prévu pour le dimanche 4 avril 1954. Au cours de la première répétition, il se trompa à de nombreuses reprises, parut comme absent et peu attentif à la prestation des musiciens. Une deuxième répétition se passa sans incident, mais la dernière fut le témoin des ultimes accès de fureur du terrible maestro, lequel jeta enfin, avec beaucoup d’amertume : « L’ultima prova ! (la dernière répétition !) ».

Le concert d’adieu fut une triste fin de règne : après quelques erreurs qui n’eurent pas d’incidence sur le jeu des musiciens, Toscanini se troubla et s’arrêta de diriger dans la Bacchanale de Tannhäuser, se cachant les yeux. L’émotion ou un trou de mémoire ? On ne saura sans doute jamais la vérité. Comme les musiciens commençaient à faire des erreurs d’entrée, Guido Cantelli, présent, fit interrompre le concert, qui était radiodiffusé. Un peu reposé, il reprit la baguette pour la suite du programme mais quitta l’estrade avant même la fin du prélude des Maîtres chanteurs, qui clôturait le concert. Une ère s’achevait.

Gros plans sur un mythe

Arturo Toscanini a été -et est toujours- un artiste extrêmement controversé, qui, aujourd’hui encore, déchaîne les passions. Les opinions partisanes, les préjugés, ses propres contradictions même, ont peu à peu troublé toute vision objective du personnage. Il est devenu bien difficile, pour l’amateur de bonne volonté, de situer, même approximativement, l’importance et la position du maestro dans l’histoire de l’interprétation. Sans vouloir prétendre donner de celui-ci une image claire, chose de toute façon illusoire en si peu de pages, il nous a paru intéressant de nous arrêter quelques instants sur divers aspects, attachants, étonnants ou contestables, du musicien et de confronter diverses opinions de contemporains. 

Les réformes et la discipline

La carrière de Toscanini fut si longue qu’on a de la peine à imaginer que celle-ci débuta dans un paysage musical qui n’avait que bien peu de rapports avec ce que nous connaissons aujourd’hui, un paysage que Toscanini fut l’un des premiers à bouleverser et dont il fut l’un des principaux artisans de la modernisation. Imaginerait-on de nos jours l’histoire suivante, par exemple, tel que le maestro la raconta à Giuseppe Valdengo ? La scène se passe à la fin des années 1890, l’opéra en répétition est Lucia di Lammermoor et la célèbre soprano Gemma Bellincioni y interprète le rôle éponyme tandis que son mari, le ténor Roberto Stagno, est Edgardo : « A l’heure fixée pour la [première] répétition, je me poste dans l’entrée pour accueillir les artistes ; les deux vedettes arrivent avec une bonne demi-heure de retard. Stagno s’assied confortablement en prenant tout son temps ; puis, s’appuyant sur sa canne d’ébène à pommeau d’argent, me demande : « Voulez-vous Lucia chantée à l’ancienne ou à la moderne ? » « Je ne connais qu’une Lucia, celle de Donizetti. » La moutarde me monte au nez et je me dis : voilà un ténor tellement célèbre qu’il connaît deux Lucia alors que je n’en connais qu’une. Je lui réponds : « Signor Stagno, veuillez m’excuser un moment. » Je sors, je descends les escaliers quatre à quatre, je déniche l’imprésario et je lui déclare : « Ecoutez, trouvez un autre chef d’orchestre parce que moi, je ne donne pas Lucia avec cet individu ; il en connaît deux et je ne connais que celle de Donizetti. » Et hop, je disparais. C’est le chef des choeurs [...] qui a pris ma place, mais j’ignore encore laquelle des deux Lucia il a fini par choisir. »

Les caprices de diva étaient monnaie courante (une pratique qui n’a pas encore tout à fait disparu, hélas...). Toscanini s’y opposa toujours avec la dernière violence, quelle que soit la renommée de l’artiste. Pas question, par exemple, d’économiser sa voix en répétition, même si on s’appelle Enrico Caruso ou Fédor Chaliapine ! A Lauri-Volpi qui voulait introduire une « cadence traditionnelle » dans l’air La donna è mobile de Rigoletto, Toscanini opposa un refus si cinglant que le ténor le bouda... pendant sept ans. Et tout amateur des petites histoires qui circulent sur le maestro connaît la célèbre répartie qu’il lança un jour à Géraldine Farrar, un moment l’élue de son coeur – mais pas nécessairement sur les planches. Alors qu’elle recevait assez mal les impérieuses injonctions du chef, elle lança : « Cher Maestro, n’oubliez pas que je suis une star ! ». Et Toscanini, très calmement : « Les seules étoiles que je connaisse sont dans le ciel. Veuillez s’il vous plaît recommencer. » Même un Leo Slezak, admirable artiste mais très conscient de sa valeur et volontiers farceur, reçut sa volée de bois vert un jour qu’il s’était permis une fantaisie. 

Même rigueur, même intransigeance face au public. Dès ses premiers pas dans la fosse, il refusa énergiquement de bisser les airs qui plaisaient à l’assistance, au risque de provoquer une petite révolution dans la salle. Cela n’alla pas sans mal et il ne gagna pas à tous les coups... Au début de 1902 Toscanini assure la création italienne – tardive ! – de l’Euryanthe de Weber. On admirera les commentaires personnels du journaliste qui relate les faits : « Après l’ouverture, le public a fait une ovation à Toscanini et lui a réclamé un bis à grands cris. Peut-être était-ce trop demander, mais l’usage du bis sévit encore de nos jours et, au théâtre, le patron c’est le public. Or le maestro Toscanini n’a pas cru devoir concéder une reprise du morceau et a entamé la suite. Les spectateurs ont crié bis de plus belle, tant et si bien qu’il a fallu refermer le rideau. Voulant gagner la bataille, le chef a réattaqué les mesures annonciatrices de l’entrée du choeur. Nouvelle salve de bis, plus crépitante encore. Dépité, Toscanini a alors posé sa baguette, sauté à bas du podium, et planté là l’orchestre. Cet acte inexplicable, cette impolitesse à l’égard d’un public qui voulait rendre hommage au jeune chef, a soulevé une clameur d’indignation. Etait-il possible qu’un homme sérieux, occupant une si haute position, lance un tel défi à une salle dont il n’avait reçu que des marques d’honneur ? Toscanini était-il par hasard devenu une vieille diva, victime de ses nerfs, qui se dérobe derrière ses « vapeurs » ? ». Et ainsi de suite sur plusieurs lignes... Epilogue de l’affaire : Euryanthe tomba après trois représentations.

On ne peut résumer en quelques lignes tout ce qu’il contribua à améliorer sur la scène d’un théâtre d’opéra. Et comment restituer l’atmosphère de lutte qui a présidé à tant d’innovations qui nous paraissent aujourd’hui choses si normales ? Au début, pourtant, l’incompréhension fut totale quand il prétendit éteindre les lumières de la salle pendant la représentation (pratique qui encourageait les bavardages), interdire les chapeaux de dame trop volumineux, donner les opéras sans coupures « d’usage », supprimer les ballets traditionnellement donnés après la représentation d’opéra et le plus souvent totalement étrangers à celui-ci, etc. Sur la scène, il apportera également d’importantes innovations, à propos de l’éclairage et du rôle de la lumière, insistera pour obtenir des décors de qualité ; dans ce domaine, il ira jusqu’à louer les services de peintres reconnus et importants comme Mario Fortuny ou Adolphe Appia. Enfin, volonté qu’il partageait avec Mahler, par exemple, il sentait la nécessité, pour l’unité et la qualité d’une interprétation, d’une troupe permanente recrutée parmi des chanteurs de très haut niveau. Une autre plaie qui mina la qualité de tant d’orchestres par le passé fut la pratique des remplacements de dernière minute. La réaction de Toscanini à cet état de choses fut parfois... violente, ainsi que nous le raconte Josef Krips : « Lors de la première répétition de Falstaff avec l’orchestre seul, le musicien qui devait jouer le cor anglais voulut faire une excursion et envoya à sa place un jeune substitut. En l’espace de dix minutes, Toscanini cassa deux baguettes de direction, cria « Via, via ! » et renvoya tout l’orchestre. [...] Impossible de le calmer. Un seul homme parvenait à l’apaiser : son chauffeur Emilio, un géant de deux mètres de haut. Quand on ne savait plus que faire avec lui, on appelait Emilio. Celui-ci prenait le petit Toscanini sous le bras et l’emmenait tout simplement. Comme ils sont comiques parfois, ces hommes célèbres ! ».

Le respect de la partition – Le « son Toscanini »

Point de rencontre de tous les témoignages concernant Toscanini, le respect de la partition apparaît comme l’un des traits dominants de la conception que le maestro avait de son art et qu’il avait érigé en credo, un credo particulièrement extrême : « Je ne veux qu’un seul créateur et serai heureux si les musiciens jouent simplement et exactement ce qui est écrit. Les journaux parlent souvent des effets auxquels le compositeur n’avait pas pensé. Pour ma part, je n’en ai jamais trouvé. » Et encore : « Quant à la musique, on ne devrait faire de concession ni pour l’instrumentation ni pour les tempos... Il n’existe qu’une seule interprétation pour chaque oeuvre et il ne doit y en avoir qu’une. » Paroles paradoxales, à la réflexion, car elles dénient à l’artiste tout droit à la conception personnelle, réduisent son intervention à la simple restitution du squelette que représente la partition ; sa description semble ramener l’artiste au niveau d’un automate. Retenons encore cette « sortie » : « Aujourd’hui, les chefs d’orchestre cherchent surtout à se distinguer les uns des autres pour qu’on puisse dire : la Pastorale de X ou l’Héroïque de Y – oubliant que le seul créateur, c’est Beethoven. On dirait qu’ils veulent dénicher un peu de tout dans la partition, excepté ce qu’il y a dedans. Verdi lui-même, en son temps, se plaignait de l’arbitraire des chefs et des chanteurs qui prétendaient imposer leur souveraineté à la création de l’auteur. » L’orthodoxie absolue du maestro ne semble donc faire aucun doute, tant au niveau de l’orchestration que des indications de nuances et de tempo. Pourtant, si l’on se penche un peu plus sur son art, par le biais de ses enregistrements, en particulier, on constatera que la réalité est souvent assez éloignée de ses paroles. Un exemple entre mille - je cite Mortimer H. Frank à propos de l’interprétation d’une 1ère de Brahms captée par la caméra en 1951 : « A l’instar de l’enregistrement de studio gravé par le chef trois jours après le concert, elle adopte plusieurs modifications de la partie de timbales dans la coda du finale – telle la suppression d’un coup noté forte et syncopé accompagné des seuls altos. Selon différents membres du NBC Symphony, Toscanini avait toujours trouvé ce passage maladroit, mais ce n’est qu’avec la tournée de l’orchestre en 1950 qu’il avait trouvé le courage de l’amender. » Cette réaction de Toscanini peut paraître extravagante – un chef d’aujourd’hui n’oserait pas même imaginer de toucher au moindre soupir d’une partition. Cela jette en tout cas une certaine relativité sur l’intransigeance du chef. Par ailleurs, rien ne dit que, Brahms vivant, ce dernier n’aurait pas suivi l’avis de Toscanini, exactement comme Puccini le fit à propos de la découpe originale en deux actes de Madame Butterfly, par exemple. Le maestro avait considéré comme maladroite cette coupure qui faisait paraître trop longues les deux parties. Après l’échec de l’opéra, représenté sous cette forme, Puccini remania l’oeuvre en suivant les conseils de Toscanini et lui donna la structure en trois actes qu’on lui connaît aujourd’hui : cette fois, le succès fut au rendez-vous. 

On ne pourrait suspecter Otto Klemperer de complaisance envers qui que ce soit. Pourtant, c’est bien lui qui écrivit, aux premiers temps de sa carrière, les lignes suivantes à propos de Toscanini, encore que, plus tard, il ait changé quelque peu d’opinion à son sujet : « J’ai assisté à certaines de ses répétitions et je me souviens d’avoir changé de place dans la salle vide. Quelle sonorité ! Je me demandais : comment s’y prend-il ? presque à chaque mouvement. Et bien, je n’ai jamais trouvé. » Pendant très longtemps, en effet, le son que Toscanini parvenait à « extraire » d’un orchestre a paru être le résultat d’une alchimie nouvelle, connue de lui seul. L’explication du « son Toscanini », sans vouloir d’ailleurs critiquer l’excellence du résultat, fut trouvée lorsque, bien des années après sa mort, les chercheurs de la bibliothèque de New-York se penchèrent sur les partitions du maestro que ladite institution venait de racheter à bas prix. Citons Norman Lebrecht, le pourfendeur de bien des réputations, contestable parfois, peut-être, mais qui peut difficilement avoir inventé ce qu’il relate : « La plupart de ses partitions de travail sont encombrées d’annotations au crayon rouge qui modifient radicalement la couleur initiale de la musique. Par exemple, dans La Mer de Debussy, il a véritablement réécrit deux pages entières de la partition à l’encre verte et les a intercalées, en lieu et place de la version originale. La Mer était l’une de ses oeuvres de chevet et celle qu’il a le plus dirigée aux Etats-Unis, avec l’ouverture des Maîtres Chanteurs. Une édition originale d’Ibéria, dédicacée par Debussy, comporte, elle aussi, de nombreuses altérations. Lorsque quelque chose lui déplaisait dans la partition, il le modifiait [...] Même Beethoven fut soumis à ses révisions. Il augmenta les parties de timbales et de cuivres dans le premier mouvement de la  Symphonie n°8 et les réduisit dans le finale de la Symphonie n°9. Toscanini avait coutume d’ajouter des instruments, pour amplifier l’orchestration de certains passages et, du même coup, l’effet produit sur le public. Il ajoutait que Beethoven était sourd et ne savait pas comment sa musique devait sonner. Telle était la contradiction de Toscanini. Le texte sacro-saint pouvait être revu et corrigé par le grand prêtre. L’un de ses assistants déclara : « son dévouement au compositeur pouvait transcender la partition. Il estimait sincèrement qu’il servait encore mieux le compositeur en transcendant son oeuvre » ». 

La contradiction est, en effet, un trait fondamental de cet homme très – trop – humain, en tout cas bien plus que ne le laissent penser les mille et une histoires, souvent vraies pourtant, qui courent sur son compte. Alors qu’il « fusillait » tout chanteur qui se permettait d’ajouter de son propre chef une cadence ou de demander une transposition vers le haut ou le bas, c’est parfois lui-même qui proposait de transgresser la partition, comme le révèle Toti dal Monte à propos de l’air de la folie, extrait de Lucia di Lammermoor

A propos du tempo qui, selon Toscanini, doit être celui indiqué par le compositeur, sans rien y changer, comment interpréter le célèbre incident qui l’opposa à Ravel à propos de sa version - bien trop rapide aux yeux du compositeur - de Bolero ? On imagine Ravel pas mécontent de remettre à sa place une star lorsqu’il s’adresse de la sorte à une amie : « Dommage que vous ne soyez pas venue sur le plateau : il y avait un petit souffle de drame assez piquant. Les gens étaient consternés que j’eusse l’audace de dire au virtuose que c’était deux fois trop vite. Je n’étais venu que pour cela... ». D’autre part, celui qui prônait le respect absolu d’un tempo unique et régulier est pourtant celui qui, parmi une quinzaine de versions écoutées du finale de la Symphonie n°88 de Haydn, se permet le plus de rubato...

Pour revenir aux réactions des compositeurs face à l’interprétation de leurs oeuvres par Toscanini, on pourrait citer Verdi qui s’insurgeait contre la « tyrannie des chefs d’orchestre » à propos du Falstaff du maestro. Chostakovitch, lui, fut outragé par l’enregistrement de la  Symphonie n°7 que fit Toscanini peu après la création : « J’ai été très en colère. Tout est faux ! L’esprit, le caractère et les tempos. C’est du travail haché et baveux. »

Que ce soit par coquetterie de diriger sans porter de lunettes malgré sa myopie ou pour toute autre raison, Toscanini dirigeait par coeur, sans jamais une partition devant lui, même en répétition : « le chef d’orchestre doit avoir la partition dans la tête et non pas la tête dans la partition », répétait-il. Cette affirmation péremptoire devient piquante si on la met en parallèle avec cette réponse, tout aussi lapidaire, que fit un jour Knappertsbusch à la question d’un journaliste qui lui demandait pourquoi il dirigeait toujours avec la partition devant lui, même pour les oeuvres qu’il connaissait parfaitement : « parce que, moi, je sais lire une partition ! » Bien sûr, on peut assimiler cette performance – retenir l’entièreté d’un répertoire par coeur – à un numéro de chien savant. Pourtant, je pense sincèrement qu’elle signifie surtout autre chose : une connaissance intime, et pour tout dire unique, de la partition, et même s’il en pervertissait parfois la lettre, toute son attitude en la matière dénote avant tout un amour profond du compositeur et de sa musique. Pour sa part, Stravinsky écrira : « Diriger un orchestre sans partition est devenu une mode, et souvent un simple exhibitionnisme. Cet apparent tour de force (n.d.l.r. : en français dans le texte) n’a toutefois rien de miraculeux... et comporte peu de risques : avec un minimum d’assurance et de désinvolture, un chef s’en tire aisément ; mais cela ne prouve pas qu’il connaisse vraiment l’orchestration du morceau. Pour Toscanini, au contraire, aucun doute n’est permis. Sa mémoire est proverbiale, pas un détail ne lui échappe ».

D’ailleurs, lorsque, toujours sans partition, uniquement de mémoire, il corrigeait les multiples fautes de lecture que des décennies de tradition avait laissé traîner dans les habitudes des musiciens de Bayreuth ou d’ailleurs, il est évident que le maestro était avant tout animé de l’obsession de servir au mieux et, certainement dans son esprit, en toute humilité, ces oeuvres qu’il chérissait. 

Bernard Postiau

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