Toscanini : la légende et le paradoxe (VI)

par

Crescendo-Magazine reprend en quatre parties un dossier Toscanini rédigé par Bernard Postiau et publié dans ses numéros papiers. 

L’homme et la politique

Intransigeant en musique, l’homme le fut aussi en politique. Dès les années de la première guerre mondiale, il avait soutenu de tout son coeur son pays dans sa lutte contre l’Austro-Hongrois. Dans cette période où les nationalismes furent exacerbés au dernier point, cependant, on comprit parfois mal qu’un patriote si ardent puisse, dans le même temps, défendre la musique du pays ennemi. C’est ainsi qu’au cours d’un concert donné à Rome pendant cette période, il fut pris à partie par le public pour avoir programmé de la musique allemande (en l’occurence Wagner). Devant le chahut, Toscanini quitta la salle et annula les concerts suivants. Quelques jours plus tard, un décret paraissait qui bannissait de Rome la musique allemande jusqu’à la fin de la guerre ; Toscanini bouda la capitale jusqu’en 1920. Son patriotisme n’était pourtant pas en cause comme il le prouva de façon tout à fait spectaculaire en s’exposant au feu – et ses musiciens avec lui – à la bataille de Monte-Santo, en 1917. Après la guerre, devant la misère persistante d’un pays qui, pour avoir été du côté des vainqueurs, n’en avait pas été pour autant exempté de tous les malheurs de la guerre et avait été mis au tapis sur le plan économique, on peut imaginer le succès qu’eut le programme du parti fasciste, né d’un mouvement fondé en 1919. A vrai dire, le programme initial de ce nouveau prétendant politique, très influencé par le socialisme, avait de quoi séduire un pays laissé exsangue : création d’une assemblée constituante et proclamation de la République, droit de vote pour les femmes, abolition des titres de noblesse et du service militaire obligatoire, élection démocratique des juges, restriction du capital privé, participation des syndicats à la direction des industries, des transports et des services publics, etc. Toscanini, comme beaucoup de ses compatriotes, virent dans ces réformes le coup de balai nécessaire pour relever le pays et s’engagea dans le mouvement avec sa fougue habituelle. Pourtant, Mussolini évolua rapidement vers une attitude autoritaire et infléchit de manière irréversible le courant de sa politique. Lorsque, en 1922, il marcha sur Rome après avoir provoqué des troubles un peu partout et qu’il eut obtenu les pleins pouvoirs d’un roi Victor-Emmanuel III particulièrement docile et conciliant, Toscanini réalisa enfin la vraie nature du Duce et se fit dès lors un ennemi personnel du dictateur, aussi rapidement et totalement qu’il s’en était fait le défenseur. « Si j’étais capable de tuer un homme, je tuerais Mussolini » dira-t-il plus tard. Les heurts n’allaient d’ailleurs pas tarder à surgir, notamment à l’occasion de l’exigence de groupements fascistes qui réclamèrent, avant tout concert, l’exécution de Giovinezza (« jeunesse »), l’hymne fasciste. La première fois que pareil incident se produisit, la réaction de Toscanini fut on ne peut plus claire et typique du personnage en proclamant devant sa troupe : « [les artistes] ne chanteront pas cette pantalonnade ; les artistes de la Scala ne sont pas des artistes de vaudeville. Ouste, à vos loges ! », réaction qui fut tout d’abord mal perçue car Mussolini passait encore, au yeux de beaucoup en cette fin de 1922, comme le sauveur providentiel qu’attendait toujours le pays. Les indécrottables optimistes furent rendus à la réalité en 1924 lorsque Mussolini fit assassiner son principal opposant, le secrétaire général du parti socialiste italien, Giacomo Matteotti, geste qui scandalisa l’opinion et, on l’imagine, Toscanini. Dès lors, aucun moyen, aucun coup d’éclat ne furent négligés pour montrer de façon ostentatoire son opposition au régime : refus d’afficher les portraits de Mussolini sur les murs des salles de concert, d’interpréter Giovinezza le jour de la nouvelle fête nationale instaurée par les fascistes, résistance répétée aux provocations de la presse fasciste. Cette lutte verbale eut un dénouement plus dramatique : au cours de la tournée européenne de 1931, le maestro fut pris à partie par des bandes de fascistes fanatiques qui le molestèrent assez que pour le blesser assez sérieusement. A cette date, Toscanini avait déjà quitté l’Italie en acceptant, en 1929, la direction de l’Orchestre philharmonique de New York, décision sans aucun doute dictée avant tout par son impossibilité de vivre dans un pays placé sous la botte d’une autorité ennemie de la liberté d’expression. Lorsque, en 1943 à New York, il apprit, en plein concert, la destitution de Mussolini, « il se rua », nous dit Harvey Sachs, « sur la scène, croisa les mains et leva les yeux en un geste d’action de grâces, tandis que le public – transporté lui aussi – applaudissait, éclatait en hurlements, et manquait mettre le studio (n.d.l.r. : le studio 8H de la NBC) en pièces. » Tout en reconnaissant que l’opposition de Toscanini à tous les totalitarismes (le sien excepté !) fut patente et spectaculaire, il est cependant injuste et, pour tout dire, incongru de vouloir opposer le courage et la juste lutte de Toscanini à l’attitude de Furtwängler qui, lui, décida de rester dans son pays. Bien des pages ont déjà été écrites sur ce sujet et je n’y reviendrai donc pas mais il ne faut jamais perdre de vue que le régime mussolinien, malgré sa violence et son injustice, resta – très relativement – moins inhumain et expéditif que le nazisme. Ces deux destinées si différentes et opposées, sont, en réalité, impossibles à mettre en parallèle car la situation vécue fut très différente et d’ailleurs bien plus précaire et dangereuse pour l’Allemand que pour l’Italien.

Commentant le suicide de Stefan Zweig dans son exil sud-américain, en 1942, Toscanini eut des paroles qui, à elles seules, résument à la fois la dignité mais aussi la force morale d’un homme prêt à défendre jusqu’au bout son idéal de liberté et de respect pour la condition humaine : « L’homme ne doit pas attenter à sa vie. Il doit garder courage et dignité, même si cela lui semble au-dessus de ses forces. C’était un ami et je l’aimais bien ; mais je n’ai jamais réussi à lui pardonner son suicide. »

L’avis de ses contemporains

Il n’est pas étonnant que, célèbre et adulé par les masses, Toscanini ait suscité autant d’admiration que de jalousie, même de la part de ses confrères les plus illustres. On peut affirmer cependant que l’impression ressentie par ceux qui l’ont vu à l’oeuvre pour la première fois est celle d’une révélation, d’un choc. George Szell, à propos de la tournée de Toscanini en Europe en 1930, reconnaît « ... un jeu orchestral d’un genre inusité, auquel nous n’avions jamais été confrontés, d’une clarté de texture tranchante, d’une virtuosité, d’un équilibre global totalement novateur, qui laissait émerger les solistes avec une précision jamais atteinte jusqu’alors, le tout au service d’une lecture humble, qui ne sollicitait jamais les textes, comme si le chef employait tout cet art à disparaître derrière la partition. [...] Toscanini et son orchestre avaient simplement créé de nouveaux critères d’interprétation. » Vers la même époque, Herbert von Karajan, à propos d’une production de Falstaff, se faisait l’écho de Szell, cette fois sur le plan du théâtre : « Dès la première mesure, je fus comme assommé, médusé par tant de perfection [...] Le spectacle datait déjà de plusieurs années, mais loin d’avoir « vieilli », il avait mûri. Pour la première fois, je compris ce qu’était une mise en scène. Toscanini avait sans doute un collaborateur dans ce domaine, mais les idées essentielles venaient certainement de lui. La symbiose entre la musique et le plateau était pour nous quelque chose de nouveau, d’inouï ; au lieu de personnages plantés au petit bonheur un peu partout, chacun occupait la bonne place – chacun avait un but. Nous découvrions un tout organisé où chaque élément était à sa place et avait sa raison d’être. » A propos des mêmes représentations, Klemperer, pour sa part, qualifia les interprétations toscaniniennes de « plus que belles » et « d’une justesse instinctive ». 

En fin de compte, la plupart des avis négatifs, très rares au demeurant, tout au moins avant les années 30 et sur le strict plan musical, viennent des compositeurs eux-mêmes, nous l’avons vu, qui désapprouvaient le traitement fait à leur musique par le maestro. Se considérant lui-même compositeur au même titre que chef d’orchestre, Furtwängler était parmi les rares à laisser entendre autre chose qu’une admiration sans borne, ne voyant en Toscanini qu’un « chef d’opéra italien », « dénué de spiritualité », incapable de comprendre « l’essence et l’esprit de la véritable musique symphonique » ; on aura compris qu’il s’agit ici de la musique allemande. Ou encore : « Contrairement à un Nikisch, il n’a aucun talent naturel et ce qu’il fait provient d’un labeur acharné. D’ailleurs, quelques faiblesses subsistent, comme par exemple la perte d’espace dans les forte. L’amplitude de sa battue dans les simples forte est telle qu’elle rend toute différenciation impossible. En conséquence, ses tutti sont toujours les mêmes. » De manière plus claire et péremptoire encore, il affirmait : « Toscanini joue ce qu’il y a dans les notes, moi je joue ce qu’il y a entre les notes », ce qui, en fin de compte, est peut-être la raison fondamentale de la cassure entre les « romantiques » et les « modernes ». L’avis de Furtwängler sur l’art de Toscanini me semble particulièrement important car il est l’un des rares, si pas le seul, à avoir pris la peine d’argumenter son opinion par de nombreux exemples. Voici une illustration, rapportée par Norman Lebrecht dans son livre Maestro, de cette différence entre « jouer dans les notes » et « entre les notes », à propos du premier accord du finale de la 9e de Beethoven, que le chef allemand décrit justement comme « le chaos, le commencement primitif du temps, à partir duquel tout est devenu possible » : soulignant que Toscanini avait passé dix bonnes minutes de répétition afin d’obtenir des cordes un jeu à l’unisson parfait, Furtwängler lui reproche que « l’on entend ce passage exactement comme c’est écrit, avec une clarté impitoyable, mais que l’idéal de Beethoven s’évanouit. » Sur le tard, Klemperer, encore que voyant en Toscanini « le plus grand chef d’orchestre de sa génération », reconnaîtra que son Beethoven était « quelquefois contestable », mais résumera toutefois sa pensée par ce souvenir de ses années de jeunesse : « Je n’avais plus qu’une idée : il fallait abandonner cette profession si on n’arrivait pas à diriger comme cela. » Curieuse sous-évaluation de ses propres capacités que nous retrouvons bizarrement chez d’autres personnalités dès qu’elles se comparent à Toscanini. Richard Strauss : « Quand on voit cet homme diriger, on a l’impression qu’il ne reste plus qu’une chose à faire : saisir sa baguette, la casser en morceaux et ne jamais plus s’en servir. » Cependant, les témoignages plus tardifs sont plus nuancés. Ainsi, en 1937, John Barbirolli écrit avec beaucoup de finesse : « La danse finale [de Daphnis et Chloë], qui demande de l’énergie et de l’intensité, était bien sûr splendide, bien que, cette fois encore, les cuivres « sur-explosaient » tout le temps, alors que les dernières pages de la partition sont emplies de percussions mais avec peu de cuivres audibles. Je ne pense pas que le Toscanini d’il y a quelques années aurait été satisfait de ceci. Je commence à penser que ses vrais points forts sont une formidable force rythmique qui mène le tout, une énergie passionnée (et non une passion lyrique) et, parfois, dans les premiers classiques (et j’imagine qu’il doit en être de même dans Beethoven), une très belle ligne. Très curieusement pour un homme de cet âge, il manque à peu près totalement de sérénité. [...] Je me demande s’il n’y a pas, derrière tout cela, une raison psychologique, à savoir un désir intense de se prouver à lui-même, et bien sûr aux autres, qu’il ne vieillit pas. Il ne doit pas le craindre car il n’y a aucune trace de cela dans ses interprétations, mais il me semble maintenant [...] que ce sentiment le pousse aujourd’hui à forcer le trait partout par un jeu vigoureux et bruyant. De même, jamais je ne dirais de lui qu’il est subtil. » Un avis contemporain, de Josef Krips, cette fois : « L’air de Pamina (n.d.l.r. : extrait de La flûte enchantée, dans la production salzbourgeoise de 1937), il le prenait si vite que cela a occasionné une vive discussion entre Bruno Walter et lui. Les Italiens sont vraiment différents [...] Son Brahms m’inspirait les mêmes réserves. Nous gardons un tout autre souvenir de nos grands prédécesseurs, de Nikisch, de Muck, de Furtwängler. En revanche, ses interprétations de l’Eroica et de la 7e de Beethoven demeurent pour moi des souvenirs merveilleux. »

Quoi qu’il en soit, dans tous les exemples précis que Furtwängler ou d’autres retiennent et que nous pouvons vérifier dans ses enregistrements (le style de Toscanini n’ayant pas évolué fondamentalement dans les dernières années), on ne peut que reconnaître la justesse de leurs remarques. Fait assez caractéristique, Toscanini ne semble pas avoir écrit ou affirmé avec un grand luxe de détails ce qu’il pensait de ses confrères et de leurs interprétations, ce qui ne l’empêchait pas d’être en général très critique, mais ses jugements restaient lapidaires. Ainsi qualifiait-il Thomas Beecham de « bouffon » et Bruno Walter de « fou sentimental ». Seul Furtwängler, à part ses collègues italiens (encore qu’il disait méchamment de De Sabata qu’il « sentait le cadavre » en raison de sa mauvaise santé), trouvait grâce à ses yeux mais il jugea toujours très durement, et apparemment sans évaluer toutes les données du problème, l’attitude du chef allemand à l’égard des nazis.

De tous ces témoignages – et de bien d’autres – on peut certainement tirer la conclusion que la fascination provoquée par l’art de Toscanini provient avant tout d’un choc initial, sorte de big-bang originel qui agit dans l’esprit de bien des contemporains comme un révélateur d’une autre voie interprétative, à la fois novatrice, originale et naturelle, dans laquelle allaient s’engouffrer bientôt des générations entières de jeunes chefs. Par contre, bien des témoignages plus tardifs se font plus circonspects. Sans doute la surprise du début s’était-elle émoussée mais peut-être Toscanini lui-même n’était-il plus, disons à partir de 1935, capable de renouveler ses succès d’antan, incapacité sans doute liée, en partie du moins, à l’âge. Cela, cependant, nous ne pourrons jamais le prouver, car les seuls témoignages audibles qui nous sont parvenus datent précisément de cette dernière étape de sa vie. 

Conclusion

Il n’est jamais possible, en quelques pages, de résumer l’art de toute une vie, et de le faire en toute objectivité. Pour Toscanini, comme pour quelques autres baguettes, l’exercice est plus difficile encore car il ne fut pas seulement un chef parmi d’autres. Il fut aussi, et surtout, un guide, un novateur, dont l’importance fut primordiale et influence encore les musiciens d’aujourd’hui. Comme tout être humain, ce fut aussi un homme plein de contradictions mais il est des valeurs auxquelles il souscrivit toute sa vie et il n’abdiqua jamais quoi que ce soit de son indépendance, quelles qu’en pussent être les conséquences. C’est donc non seulement un modèle de direction d’orchestre, largement encore valable, que Toscanini peut offrir, mais encore un modèle de vie, basé sur la franchise et l’honnêteté, humaine et artistique. 

Bernard Postiau

 

Un commentaire

Laisser une réponse à doremi Annuler la réponse

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.