Trois coffrets pour trois portraits de pianistes :  Louis Kentner, Artur Balsam et Hélène Boschi

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Le label allemand Profil Hänssler poursuit sa série de coffrets dédiés à des portraits pianistiques après ceux - liste non limitative -, de Solomon Cutner, Halina Czerny-Stefánska, Sviatoslav Richter, Gina Bachauer, Emil Gilels ou Shura Cherkassky. Avec un même schéma : un panorama représentatif de l’interprète, en soliste, avec orchestre ou en musique de chambre, une notice réduite à sa plus simple expression, centrée sur des aspects biographiques, mais bénéficiant de la datation de l’exécution des pages du programme. Quant à la qualité sonore, elle a fait l’objet, la plupart du temps, d’un travail de restauration, mais ne peut pas toujours cacher l’ancienneté de certaines gravures ou les aléas de la captation en public. Proposés à prix doux, ces coffrets sont précieux, en particulier pour une meilleure (re)connaissance d’une série de pianistes qui font partie de la mémoire collective. C’est le cas pour trois d’entre eux, sujets de nouvelles publications : Louis Kentner, Artur Balsam et Hélène Boschi.

Louis Kentner (1905-1987) : Concertos et sonates de Johannes Brahms, Béla Bartók, William Walton, Mili Balakirev, Antonin Dvořák, Sergei Lyapunov, Franz Liszt, Jean-Sébastien Bach, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven, Maurice Ravel, Ernest Chausson et Jenö Hubay. Louis Kentner, piano ; Yehudi Menuhin, Henry Holst, Jenö Léner et Erica Morini, violon ; Frederick Riddle, alto ; Gaspar Cassado et Anthony Pini, violoncelle ; Reginald Kell, clarinette ; Quatuor Pascal ; BBC Symphony Orchestra, direction Sir Adrian Boult ; Orchestre Philharmonia, direction Harry Blech ; Sadler’s Wells Orchestra, direction Constant Lambert. 1929-1961. Notice en allemand et en anglais. Plus de dix heures de musique. Un coffret Profil Hänssler de dix CD PH20085.

Né à Karwin en Silésie, le jeune Louis étudie le piano à Budapest avec Arnold Székely, professeur de la lignée lisztienne, la composition avec Zoltán Kodaly et la musique de chambre avec Leó Weiner.Il se produit en concert dès l’âge de quinze ans et effectue des tournées européennes ; il se fait remarquer pour ses interprétations de Liszt et de Chopin. Lauréat du Concours Chopin de Varsovie, puis du Concours de Budapest au début des années 1930, il s’installe en Angleterre en 1935 (il sera naturalisé en 1946). Mais dès 1933, il s’est fait connaître comme un spécialiste de Béla Bartók. Dans son pays natal, le 2 juin de cette même année, il crée en première hongroise le Concerto n° 2 avec Otto Klemperer. Il assurera aussi à Londres, en 1942, la création mondiale, avec Ilona Kabos, sa première épouse, du Concerto pour deux pianos et percussion, puis, en 1946, la première européenne du Concerto n° 3, les deux fois sous la baguette de Sir Adrian Boult. Pour la radio anglaise, Kentner se lance dans des intégrales des sonates de Beethoven et de Schubert, des Années de pèlerinage de Liszt et du Clavier bien tempéré de Bach. Devenu le beau-frère de Yehudi Menuhin par son second mariage, il se produit et enregistre avec ce dernier. William Walton leur dédiera sa Sonate pour violon et piano, créée en 1949, et gravée l’année suivante par le duo. Kentner crée aussi les concertos pour piano de Tippett et de Rawsthorne. Tout en poursuivant une brillante carrière de soliste, il devient professeur à l’Ecole de musique Menuhin en 1963. Président de la Société Liszt de Londres, il décède dans la capitale britannique en 1987.

Le présent coffret propose trois concertos : un solennel Deuxième de Brahms, en 1941, avec le Philharmonia dirigé par Sir Adrian Boult, et le Troisième de Bartók, avec le même Boult et le BBC Symphony en 1946 ; cet écho de la création londonienne est une version dont l’équilibre entre modernisme et pureté de l’introversion est bien souligné. On trouve encore un poétique Concerto n° 24 de Mozart de 1959 avec le Philharmonia, mené par Harry Blech. Sur le plan soliste, le cheval de bataille que représente Liszt pour Kentner est présent, à savoir la Sonate (1948), architecturée et expressive, et quelques pièces de bravoure, dont des extraits imagés des Années de pèlerinage à la fin des années 1930, lorsque Kentner enflammait le public londonien avec l’intégrale du cycle. Suit une étonnante version d’Après une lecture de Dante, avec une orchestration colorée de Constant Lambert. Chopin n’est pas au programme (dommage ! Les Etudes op. 10 sont pourtant magnifiques), mais on trouve la Sonate de Balakirev, ou les brillantes 12 Etudes d’exécution transcendante de Liapounov, le tout daté de 1949, qui montrent les affinités du soliste avec le répertoire russe. La musique de chambre est copieusement servie ; pour la musique française, le Trio en la mineur de Ravel, avec Menuhin et Cassado (1961), présente une belle homogénéité en termes de clarté et de style, tandis que le Concert de Chausson de 1954, avec Menuhin et le Quatuor Pascal, est souple et épuré. La part réservée au duo Menuhin/Kentner est belle : trois CD entiers pour des sonates de Brahms et de Bach, dans les années cinquante, séduisantes interprétations au sein desquelles la complicité s’établit sur la base d’un dialogue au lyrisme soigné. Pour Beethoven, une Sonate n° 6, avec Jenö Lener au violon (1906-1997), captée à la fin des années 1930, est d’un bel élan. Quant au trio à clavier « Dumky » de Dvořák de 1941, avec Henry Holst et Anthony Pini, remarquables violoniste et violoncelliste, il est énergique et intense. 

En conclusion, voilà un coffret intéressant, qui ne cerne certes pas toute la personnalité pianistique de Kentner, qui n’a pas négligé non plus Scriabine, Manuel de Falla ou Debussy, mais qui donne une perspective incitant le mélomane curieux à de plus amples recherches discographiques. On précisera que, malgré l’ancienneté de certaines gravures, l’écoute en est des plus convenables.

Son : 7    Notice : 5    Répertoire : 10    Interprétation : 9

Artur Balsam (1906-1994): Concertos, sonates et pièces diverses de Johannes Brahms, Ludwig van Beethoven, Gabriel Fauré, César Franck, Claude Debussy, Wolfgang Amadeus Mozart, Ernest Chausson, Maurice Ravel, Richard Strauss, Paul Hindemith, Carl Philipp Emanuel Bach, Johann Nepomuk Hummel, Muzio Clementi, Darius Milhaud et une dizaine d’autres compositeurs. Artur Balsam, piano ; Szymon Goldberg, Joseph Fuchs, Nathan Milstein, Louis Kaufman, Zino Francescatti, Erica Morini, Yehudi Menuhin et Michael Rabin, violon ; Raya Garbousova et Zara Nelsova, violoncelle ; Quatuor Pascal ; Winterthur Symphony Orchestra, direction Clemens Dahindens, Walter Goehr, Victor Desarzens et Otto Ackermann. 1932-1961. Notice en allemand et en anglais. Plus de dix heures de musique. Un coffret Profil Hänssler de dix CD PH21004.

Né à Varsovie, Artur Balsam entame ses études à Lodz, se produit en concert dès ses douze ans et part pour Berlin, où il devient l’élève d’Artur Schnabel. Il remporte en 1930 le premier prix au Concours international de la cité allemande, puis le Prix Mendelssohn un an plus tard. Dans la foulée, il a l’occasion d’accomplir une tournée avec Yehudi Menuhin aux Etats-Unis, pays qui va devenir son refuge lorsque les nazis prendront le pouvoir. Dès 1940, Artur Balsam, qui a de remarquables dons pour la musique de chambre, sera l’un des complices préférés de grands spécialistes de l’archet, de Nathan Milstein à David Oïstrakh, de Zino Francescatti à Leonid Kogan, de Pierre Fournier à Mstislav Rostropovitch. Il est aussi demandé en duo, ou par les Quatuors Kroll, Juilliard ou de Budapest. Il se trouvera bientôt à la tête d’une imposante discographie (on évoque près de deux cent cinquante références). Balsam ne néglige pas pour autant sa carrière de soliste ou de concertiste, notamment avec les grands orchestres londoniens. Il enregistre en solo toute la musique de Mozart et de Haydn, l’intégrale des sonates de Mozart avec Oscar Shumsky, et celles de Beethoven, avec Joseph Fuchs au violon et Zara Nelsova au violoncelle. Pédagogue apprécié, il enseigne à Boston, mais aussi à New York, où, naturalisé américain, il s’est installé et où il meurt en 1994. 

Le présent coffret est particulièrement précieux en ce qui concerne la musique de chambre. On y trouve, avec Szymon Goldberg, de superbes Sonates op. 78, 100 et 108 de Brahms, les Sonates 5 à 7 de Beethoven, lumineuses avec Joseph Fuchs en 1952, ou la Sonate 9 « à Kreutzer », enflammée, avec Milstein en 1957, mais aussi, toujours avec Fuchs, la Sonate n° 1 de Fauré et celle de Franck (1953), d’un noble élan lyrique. Avec le Quatuor Pascal et Louis Kaufman au violon, il enregistre en 1950 le Concert de Chausson, dans une ambiance de grande liberté. On ne peut détailler toutes les beautés de ce coffret, mais on découvrira avec intérêt trois concertos qui valent le détour, tous trois gravés en 1952 avec le Symphonique de Winterthur, l’opus 61a de Beethoven, dans une version exaltée où le piano remplace le violon, un délicat Huitième de Mozart ou le très classique opus 85 de Hummel, sous la baguette des chevronnés Clemens Dahindens, Walter Goehr ou Otto Ackermann. Des raretés bienvenues, comme le sont encore des sonates violon/piano de Richard Strauss et de Hindemith, avec Fuchs puis Kaufman, témoins d’un répertoire aux affinités très variées. On ira aussi vers plusieurs splendides sonates de Mozart, un peu plus tardives (1960), au cantabile convaincant, ainsi que vers une sonate de Clementi. Une série de miniatures complète un panorama significatif, où l’impeccable partenaire pianistique qu’était Balsam joue à fond le jeu de la complicité avec Menuhin, Milstein ou Rabin dans Vitali, Wieniawski, Kreisler, Sarasate, Strawinsky et quelques autres. Le son est globalement correct, il permet d’apprécier le toucher subtil de ce grand interprète du clavier.

Son : 7,5    Notice : 5    Répertoire : 10    Interprétation : 9

Hélène Boschi (1917-1990): Concertos, sonates, mélodies et pièces diverses de Jean-Sébastien Bach, Jean-Philippe Rameau, Antonio Soler, Franz Jozef Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart, Muzio Clementi, Claude Debussy, Emmanuel Chabrier, Maurice Ravel, Erik Satie, Georges Bizet, Vincent d’Indy, Maurice Emmanuel, Paul Dukas, Frédéric Chopin, Déodat de Séverac, Franz Schubert, Carl Maria von Weber, Robert Schumann, Henri Duparc, etc. Hélène Boschi, piano ; Peter Rybak, violon ; Christiane Castelli, Irène Joachim et Basia Retchitzka, sopranos ; André Vessières et Xavier Depraz, basses ; Kammerorchester Berlin, direction Helmuth Koch ; Orchestre Philharmonique Tchèque, direction Aloïs Klima ; Orchestre symphonIque de la Radio de Prague, direction Karel Sejna. 1950-1960. Notice en allemand et en anglais. Plus de dix heures de musique. Un coffret Profil Hänssler de dix CD PH20075.

La pianiste française Hélène Boschi, née à Lausanne, est prise en charge à Paris dès ses sept ans par Yvonne Lefébure, dont elle suit l’enseignement ; dans le même temps, Alfred Cortot s’intéresse à elle et lui prodigue des conseils. Sa carrière ne commence toutefois qu’après la seconde guerre mondiale et va être partagée entre le concert et la pédagogie ; dans ce dernier domaine où elle excelle, Paris, puis Strasbourg pendant vingt ans, et Weimar, où elle donne un cours d’interprétation durant quinze ans, l’accueillent. Piotr Anderszewski, Claire Chevallier ou Emmanuel Strosser figurent parmi ses élèves. En 1975, Hélène Boschi, au-delà de sa défense inlassable de la musique française, est récompensée par un Prix Robert Schumann à Zwickau, la ville natale du compositeur, pour des enregistrements qu’elle lui consacre. Elle sera la première pianiste à enregistrer l’œuvre complète pour piano seul et de musique de chambre de Clara Schumann. Son répertoire s’étend du baroque (Rameau, Couperin, Soler, Bach, ici représentés avec élégance dans le premier CD du coffret), au contemporain (Ballif ou Dallapiccola lui dédient des partitions), en passant par Haydn, Mozart, Clementi, puis par Weber, Schubert ou Schumann, déjà cité, mais aussi par Debussy, Emmanuel, Chabrier, Satie, et, au-delà, par des compositeurs tchèques ou hongrois. De Vincent d’Indy, on découvre une version de 1953 de la Symphonie sur un chant montagnard français avec l’Orchestre symphonique de la Radio de Prague dirigé par Karel Sejna, une rareté dans laquelle Hélène Boschi déploie avec fraîcheur une vraie poésie impressionniste. Dans le vaste panorama ici proposé, on relève, entre autres, une suite imaginative du Childrens’ Corner de Debussy (1960), des Variations chromatiques de Bizet (1954), une altière Sonate n° 2 de Weber (1958), mais aussi une Sonate n° 13, dépouillée, et de gracieuses Valses sentimentales de Schubert (1955). Schumann est illustré par des extraits de l’Album pour la jeunesse et par des morceaux à quatre mains, joués avec Nadine Desouches (1912-1991). L’un des attraits du coffret consiste aussi en une série de mélodies, de Chabrier ou Duparc, avec la soprano au timbre rayonnant Christiane Castelli (1922-1989), dans des gravures de 1953, ou avec Irène Joachim (1913-2001), la Mélisande acclamée dans l’opéra de Debussy, qui interprète souverainement des mélodies de Weber et de Schumann, mais aussi de Louis Aubert, André Caplet ou Charles Bordes (1955/56). L’émotion est au rendez-vous, tout comme la sensibilité du partenariat. Le souvenir d’Hélène Boschi, pianiste dont les lettres de noblesse sont aujourd’hui trop négligées, revit grâce à ces disques qui révèlent sa riche personnalité.  

Son : 7,5    Notice : 5    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Ces trois coffrets sont vraiment précieux : ils procurent, à travers un éventail de pages dont on salue l’intelligence du choix, un réel bonheur d’écoute. Dès lors, il ne faut pas bouder son plaisir de voir remis à disposition des gravures de ces trois pianistes qui ont contribué, chacun à sa manière et à des degrés divers, à l’interprétation du piano au XXe siècle. 

Jean Lacroix  

 

          

 

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