Un délicieux récital dédié aux animaux par Ashley Riches et John Middleton

par

A musical zoo. Franz Schubert (1797-1828) : Die Forelle op. 32, D.550 ; Die Vögel, op. 172 n° 6, D. 691. Robert Schumann (1810-1856) : Die Löwenbraut, op. 31 n°1. Hugo Wolf (1860-1903) : Der Rattenfänger. Johannes Brahms (1833-1896) : An die Nachtigall op. 46 n° 4. Richard Strauss (1864-1949) : Die Drossel, WoO34, TrV 49. Gabriel Fauré (1845-1924) : Le Papillon et la fleur op. 1 n° 1. Maurice Ravel (1875-1937) : Histoires naturelles. Modeste Moussorgsky (1839-1881) : Chanson de la puce de Méphistophélès dans la taverne d’Auerbach. Dmitri Chostakovitch (190-1975) : Le Cancrelat op. 146 n° 2. John Ireland (1879-1962) : The three Ravens. Herbert Howells (1892-1983) : King David. Samuel Barber (1910-1981) : The Monk and his Cat op. 29 n° 8. Vernon Duke (1903-1969) : Ogden Nash’s Musical Zoo. Benjamin Britten (1913-1976) : The Crocodile. Ashley Riches, baryton-basse ; Joseph Middleton, piano. 2020. Notice en anglais, en allemand et en français. Textes des mélodies en langue originale avec traduction en anglais. 75.13. Chandos CHAN 20184.

Connaissez-vous Leonora Rubenstein ? Non, sans doute. Il ne s’agit pas d’une artiste lyrique, ni d’une virtuose du piano. Encore moins d’une personne faisant partie du monde musical. Vous laissez votre langue au chat ? C’est le cas de le dire : Leonora Rubenstein est le nom de l’adorable chatte du baryton-basse Ashley Riches, que l’on peut découvrir dans la notice grâce à trois photographies en noir et blanc et un cliché en couleurs sur la quatrième de couverture. Sa présence apparaît comme un clin d’œil de circonstance dans le contexte du présent programme, voué aux mélodies qui ont des animaux pour interlocuteurs. Dans une note signée par Ashley Riches lui-même, ce dernier explique l’importance dans sa vie quotidienne de sa chatte, qui est incapable d’attraper des souris, de se bagarrer ou de grimper aux clôtures : Tandis que j’écris ces mots, Leonora est assise et regarde par la fenêtre. Bien qu’elle ne fasse rien, je la regarde avec envie, et même avec émerveillement. Elle habite une pureté d’existence, une inconscience de soi, que nous autres, humains, avons tendance à ressentir uniquement sous l’impact des émotions les plus fortes. C’est l’état auquel aspirent les interprètes : se donner pleinement et incontestablement - et c’est l’état dans lequel ma chatte vit tout le temps !

Cet acte de foi en son animal de compagnie fait dire au baryton que les animaux, comme la musique, nous rappellent la partie de nous-même qui est la plus vivante, la plus libre. C’est cette part de vie et de liberté qui anime les trente-huit plages du présent CD Chandos, intitulé A musical zoo, titre emprunté au cycle de Vernon Duke, créé en 1947. Il consiste en une série de vingt miniatures à tendance humoristique, autour d’une ménagerie musicale, sur des textes d’Ogden Nash (1902-1971), auteur de saynètes poétiques parues dans des revues américaines à succès. Chien, coq, vache, souris, pigeon, mouette, poisson joyeux et quelques autres représentants de l’espère animale sont ainsi dépeints dans une atmosphère qui n’est pas loin de faire penser à celle d’un distrayant cabaret. Il est vrai que Vernon Duke, au-delà d’un catalogue classique, dont trois symphonies, a composé des comédies musicales et des revues pour Broadway. Cet ensemble de mini-pages (aucune ne dépasse la minute) est délicieux et d’une efficacité absolue dans la légèreté.

Il serait réducteur de limiter ce panorama des races animales ici esquissées en s’arrêtant à cet aspect des plus divertissants. Le baryton-basse Ashley Riches, qui a étudié notamment au King’s College de Cambridge où il a chanté sous la férule de Stephen Cleobury, s’est distingué sur la scène de l’opéra, dans Mozart (Almaviva des Noces de Figaro) ou Bizet (Escamillo de Carmen), mais aussi dans Bach (Passion selon Saint Matthieu avec Gardiner) Strawinsky (Oedipus-Rex) ou Bernstein (Wonderful Town). Récemment, il a fait partie de la distribution de l’Armida de Salieri pour le label Aparté, dans le rôle d’ Ubaldo avec les Talens Lyriques sous la direction de Christophe Rousset. Le programme qu’il propose est varié, avec la complicité de John Middleton, partenaire ingénieux et subtil qui a signé des enregistrements avec Felicity Lott, Louise Alder, Carolyn Sampson, Sarah Connolly et quelques autres. On peut diviser l’affiche en cinq répartitions géographiques. Les mélodies ont été puisées dans les répertoires germanique, français, russe, anglais et américain. Ce qui donne une collection au sein de laquelle passent des émotions en tout genre : la tendresse, le drame, la fluidité, la passion, la délicatesse…, mais aussi la narration, la description, le récit imagé ou le pur lyrisme. 

Il serait trop long de détailler ce parcours aux côtés enchanteurs ; nous nous contenterons donc d’allécher le mélomane, qui découvrira d’emblée deux lieder de Schubert parmi les plus connus, Die Forelle et Die Vögel qui ouvrent le récital dans l’ivresse de la fuite vaine de la truite ou de celle de l’oiseau qui chante son bonheur de voler. Schumann, Wolf, Brahms et Richard Strauss esquissent ensuite, à tour de rôle, la fiancée du lion (un extrait des Drei Gesänge op. 31 de 1841), l’attrapeur de rats d’après Goethe, le rossignol en liberté ou la grive qui meurt en captivité. Avec, chaque fois, un juste climat dessiné par le baryton à la manière d’une épure. Après l’Allemagne, la France offre l’aérienne magie du Papillon et la fleur de Fauré, un poème de Victor Hugo, avant les cinq Histoires naturelles de Ravel sur des textes de Jules Renard, dont Ashley Riches saisit bien les contours : la majesté infatuée du paon, l’activité du grillon, la noblesse à double face du cygne, le repos paresseux du martin-pêcheur et l’agaçante pintade. Chaque tableau animal est ainsi brossé dans un humour au second degré et dans un contexte d’émerveillement.

Petit détour par la Russie avec Moussorgsky et le Chant de la puce au rire sardonique qu’immortalisa Chaliapine, puis avec Chostakovitch, sur un extrait du roman de Dostoïevsky, Les Possédés, au cours duquel un des personnages, le capitaine Lebiadkine, évoque un grotesque cancrelat se débattant dans un verre d’eau plein de mouches. Pour l’Angleterre, trois mélodies : celle de John Ireland, The three Ravens, qui met en scène trois corbeaux discutant de leur futur repas, celle de Herbert Howells évoquant un chant d’oiseau dans King David, ou Le Crocodile de Benjamin Britten, sur un air populaire dont le contenu absurde ne fait pas mentir l’expression « larmes de crocodile » lorsque celui-ci finit par mourir.

Pour les Etats-Unis, en plus de Vernon Duke dont nous avons parlé, Ashley Riches propose The Monk and his Cat de Samuel Barber. Il s’agit de la huitième pièce du recueil de 1953, Hermit Songs, composé pour Leontyne Price, l’année après son passage à Broadway dans la reprise de Four Saints in Three Acts de Virgil Thomson. Le texte est repris d’un poème irlandais médiéval anonyme où l’on trouve ce qui suit : How happy we are/Alone together,/Scholar and cat/Each has his own work to do daily ;/For you is hunting, for me study. Difficile d’écouter Ashley Riches développer avec finesse cet air de solitaire sans penser à Leonora Rubenstein, quand les mots « Combien nous sommes heureux/seuls ensemble » rappellent l’attachement du baryton-basse à sa chatte préférée. Mais dans la chanson de Barber, le félin, à l’inverse de la douce Leonora, n’hésite pas à sortir ses griffes !

Ce récital, le premier en solo d’Ashley Riches, est absolument délicieux. Le choix d’un programme international démontre les facilités du chanteur à se glisser avec aisance dans chaque langue, y compris le français, même chez Jules Renard dont la prosodie en vers libres n’est pas facile à assimiler dans les Histoires naturelles de Ravel. Sur le plan vocal, Ashley Riches bénéficie d’une belle tessiture, large et épanouie, d’une articulation claire et d’un charme mélodique, à la fois frais et maîtrisé, et se révèle capable de souligner l’art du comique sans outrance, l’élégance étant toujours de mise. John Middleton, pianiste à la sensibilité discrète mais bien présente, est un complice idéal de ce programme à recommander chaudement. On notera encore la qualité de la copieuse notice, signée par Mervyn Cooke. Un seul regret : l’absence de la traduction en français des textes anglais, russes ou allemands, alors que tout, français compris, est transposé en anglais. 

Son : 10    Notice : 9    Répertoire : 9    Interprétation : 10

Jean Lacroix         

 

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