Une passionnante histoire de la musique finlandaise

par

Henri-Claude et Anja Fantapié, avec Erkki Salmenhaara et Pan Salmenhaara : Une histoire de la musique finlandaise. Paris, L’Harmattan et Adéfo, Bibliothèque finno-ougrienne n° 28, ISBN 978-2-343-18867-6. 2019, 325 p., 34 euros.

En 1983, la revue Boréales, émanation du Centre de recherches Inter-nordiques, réunissait en un numéro spécial quatre parutions intitulées La Musique finlandaise. Depuis 1908 et l’ouvrage de cent quarante-deux pages de Paul Viardot La musique en Scandinavie : Rapport officiel (Mission artistique de 1907), publié à Paris pour le compte de la Librairie Fischbacher, ces quatre revues rassemblées devenaient l’ensemble documentaire le plus informé sur la musique du pays de Sibelius. Les auteurs de 1983, Henri-Claude et Anja Fantapié, ont publié en 1997 une étude remise à jour, augmentée et enrichie d’articles d’Erkki Salmenhaara, Kalevi Aho, Ilkka Oramo et Anni Heino. Dans l’avant-propos du présent ouvrage, Henri-Claude Fantapié, qui en est l’initiateur, explique qu’il est allé en Finlande pour la première fois en 1975, qu’il s’y est rendu chaque année jusqu’en 2011 et y a rencontré compositeurs, interprètes, pédagogues et musicologues. Fantapié a épousé en 1980 Anja Kosonen (1941-2011), qui avait accompli des études littéraires et de musicologie et était enseignante et poétesse franco-finnoise. Devenue Anja Fantapié, cette organisatrice de rencontres, de colloques et de concerts a été un relais permanent entre les artistes finlandais et la France jusqu’à son décès. 

Henri-Claude Fantapié, né à Nice en 1938, est chef d’orchestre, compositeur, professeur de direction d’orchestre et musicologue. Il a publié d’autres ouvrages, parmi lesquels un récent 60 ans de vie musicale, de 1945 à nos jours (L’Harmattan, 2018). Quarante-cinq ans après son premier voyage en terre finnoise, Fantapié précise que « la vie musicale a bien changé, et tout particulièrement la place de la Finlande musicale dans le monde. » C’est en constatant l’omniprésence d’interprètes et de compositeurs finlandais qu’il a décidé d’une mise à jour de l’étude primitive. Ce qui lui permet de rendre hommage à l’épouse disparue et à son ami le compositeur et musicologue Erkki Salmenhaara (1941-2002), qui avait écrit un texte pour Boréales, et d’y associer Pan Salmenhaaara (1962), connaisseur des musiques actuelles.

Lorsque l’on évoque la Finlande, le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Jean Sibelius (écrit sans accent par Fantapié qui n’a pas « francisé la prononciation des voyelles accentuées »). En raison de la stature acquise par le compositeur au fil du temps, et malgré la reconnaissance tardive en France de son importance -contrairement à l’intérêt que lui portèrent très tôt les Anglais- l’arbre cacherait-il la forêt ? On lira à cet égard la vingtaine de pages qui sont consacrées à ce créateur fondamental mais aussi, plus loin dans le volume, une passionnante et édifiante annexe d’une petite trentaine de pages intitulée Sibelius et la France, au miroir des écrits musicographiques 1900-1965 : rendez-vous manqué ? Malentendu ? Impossible rencontre ? Il s’agit du texte d’une communication faite le 1er avril 1993 au IIe Colloque international Jean Sibelius, à l’Institut finlandais de Paris. Le titre même de cette présentation est significatif. Tout amateur de Sibelius y trouvera de précieuses informations et références.

Le contenu de l’ouvrage regroupe donc différents textes déjà parus dans Boréales, qui ont fait l’objet d’une actualisation lorsque cela s’est avéré nécessaire. Henri-Claude Fantapié y joue non seulement un rôle d’auteur, mais aussi de rassembleur. Rassembleur au propos trop modeste à notre avis, lorsque l’on découvre la richesse d’un contenu qui, aux dires mêmes de Fantapié, n’est pas un dictionnaire ni une histoire chronologique, mais plutôt « un point de vue personnel » sur les compositeurs et leur œuvre « en insistant sur ce qui fait l’originalité » de la Finlande. Au fil des pages, on retrouve ainsi des noms familiers (pour ceux qui ont déjà apprécié leur production) de Crusell, Heininen, Klami, Kokkonen, Madetoja, Merikanto, Rautavaara, Saariaho ou Sallinen. Mais il y en a bien d’autres. 

Même s’il n’avoue pas son côté « étude historique » pourtant bien présent, l’ouvrage propose en première partie des chapitres d’Anja Fantapié écrits en 1983 et 1987 pour Boréales. Intitulées Les origines, ces pages évoquent longuement la kansanmusiikki - que l’on peut traduire par musique « populaire » ou plutôt « traditionnelle » -, en remontant le fil du temps, avec une focalisation sur le Kalevala, somme de poèmes en forme d’épopée élaborée par Elias Lönnrot (1802-1884). Ce médecin folkloriste et linguiste a beaucoup voyagé en Carélie de l’Est et du Nord avant de publier en 1849 son ouvrage qui s’inspire de la mythologie finnoise, avec un barde pour protagoniste essentiel. Sibelius n’est déjà pas loin et l’on sait qu’il s’en inspirera largement. Ce texte érudit d’Anja Fantapié évoque aussi diverses traditions comme l’ancienne communauté chamanique des Sâmés, avec leurs instruments et leurs chants lapons, les traditions issues de l’Ouest, les cordes pincées du très répandu kantélé et d’autres thèmes, développés et mis en évidence pour permettre de mieux les appréhender. 

Une autre partie du livre, toujours sous la signature d’Anja Fantapié, dont on admire la diversité de la connaissance, s’attache à l’évolution de la musique savante, à l’influence de Turku, centre intellectuel et culturel de la période Finlande-Suède du XVIIIe siècle ; Bernhard Henri Crusell, le virtuose clarinettiste cosmopolite, y a sa place. Suivent l’influence de la Russie et du style allemand et la place occupée dès lors par Helsinki. On y découvre une série de compositeurs dont les noms ne sont guère connus, en dehors d’Armas Järnefelt (1869-1958) ou de Robert Kajanus (1856-1933), principal défenseur de l’œuvre de Sibelius en sa qualité de chef d’orchestre, dont il existe des enregistrements remarquables (symphonies et poèmes symphoniques dans un indispensable coffret Warner de 2015).

L’essentiel de l’évolution de la musique finlandaise est ainsi déjà retracé. La suite de l’ouvrage se penche sur « les modernistes » de la génération suivante, au nombre desquels Ernest Pingoud récemment redécouvert, Väinö Raitio ou Yrjö Kilpinen. D’autres noms apparaissent, à cheval entre XIXe et XXe siècles : Funtek, Klemetti, Launis, avant les natifs du siècle dernier : Pesonen, Ranta, Ringbom, Sonninen… Avec le constat que Sibelius n’a pas vraiment influencé ses contemporains, les divers créateurs se rattachant à l’une ou l’autre tendance dominante des esthétiques européennes face aux tenants d’une tradition, entraînant un « amalgame ainsi réalisé rarement cohérent ». Il faut découvrir cet essai de synthèse (p. 133 à 136) pour se rendre compte des ambivalences. 

L’indépendance après la Révolution russe, l’attaque de la Finlande par les Soviétiques en 1939 et d’autres péripéties pendant la seconde guerre mondiale aboutissent à un pays qui doit se reconstruire à partir de 1945. Remises en question et nouvelles esthétiques vont se faire jour, alors que Sibelius s’est déjà muré dans le silence. Le romantisme national n’a pas disparu, mais les années 1960 vont marquer un tournant sous l’influence de Darmstadt et des maîtres que sont Ligeti, Nono ou Stockhausen. Des noms s’affirment : Meriläinen, Heininen, Nordgren, Aho… Une renaissance s’opére avec Englund, Kokkonen, Rautavaara ou Bergman et leurs continuateurs, avant la tentation du dodécaphonisme, et un renouveau musical, avec les épisodes des Jeunesses Musicales de Finlande et des « Concerts de la Chambre d’enfants ». La figure d’Erkki Salmenhaara, premier mari d’Anja Kosonen, est ici évoquée. Ce créateur « aussi pessimiste et sombre que Sibelius » fait l’objet d’une belle mise en évidence qui souligne son évolution, de l’intérêt pour la musique électronique au langage néo-tonal, à travers une œuvre abondante. Les pages qui suivent dressent un bilan de l’électroacoustique, de musiciens « entre post-schönbergiens et néo-cagiens ». Des figures plus connues apparaissent : Leif Segerstam, Aulis Sallinen, le mélodiste Seppo Nummi… 

Les compositeurs sont de plus en plus nombreux en terre finnoise, le pluralisme et le post-modernisme occupent la place, entraînant l’inclassabilité et la diversité, de Jokinen à Nuorvala, de Wessman à Kostiainen et quelques autres. Dans les années 1970, l’opéra connaît une renaissance, avec de nouveaux moyens et de nouvelles perspectives, Kaija Saariaho atteignant la reconnaissance mondiale au début de notre siècle. Les créateurs de notre temps complètent ce vaste panorama. Ils sont nés au-delà de 1945, la Finlande devient « trop petite », et des personnalités comme Lindberg, Salonen ou Tuomela prennent à leur tour une dimension internationale. Une liste de créateurs est parcourue ; ce sont des noms à découvrir : Kaipainen, Linkola, Pohjannoro, Vuori, Fagerudd…

Véritable mine de documentation d’une lecture agréable, l’ouvrage aborde aussi le vaste domaine de la vie musicale : foisonnante présence de chefs d’orchestre, de solistes instrumentaux ou vocaux, du chant choral et d’enseignants. L’intensité de cette activité musicale n’est pas oubliée, ni la musicologie et la musicographie. Le volume ne se contente pas de ce tour de piste très éclairant du seul domaine classique. Plus de cinquante pages sont encore consacrées aux tendances populaires : musique de salon, tango, chanson, jazz, rock, pop, punk et new wave, blues finlandais… Une invraisemblable richesse en termes de créativité, d’inventivité et de fécondité.

Ce livre actualisé doit être considéré comme une référence pour la connaissance de la musique finlandaise et de son histoire, brossée ici, avec passion et clarté, par des auteurs vivants ou disparus, dans un sens encyclopédique même si Fantapié s’en défend. En langue française, il n’y a pas d’ouvrage rival pour l’instant. Complété par une table des nombreuses illustrations et des tableaux (en noir et blanc), un index des noms, une bibliographie succincte en anglais et en français (on prend conscience du petit nombre d’études sur le sujet dans notre langue) et par une table des matières détaillée, cet ouvrage collectif dont Henri-Claude Fantapié est le moteur et l’âme, dépasse la vulgarisation. Il entre dans le domaine de la connaissance indispensable et incontournable de cette musique finlandaise dont maintes richesses sont encore à découvrir.

Jean Lacroix 

 

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