Voix sans apprêt pour l’intégrale des chansons d’Ockeghem

par

Johannes Ockeghem (c1420-1497) : Les Chansons. Jesse Rodin, Cut Circle. 2018-2019 Livret en français, anglais, flamand, allemand ; texte original des paroles et traduction quadrilingue. 133’40''. MEW1995.

Le programme débute par la déploration que Josquin dédia à Ockeghem, et se conclut par la lamentation de celui-ci sur la mort de Gilles Binchois. Entre ces deux oraisons, les disques incluent les ballades, virelais, rondeaux qu’on peut attribuer au compositeur, incluent ses arrangements d’après Juan Cornago (¿Ques mi vida preguntays?) et John Bedyngham (O Rosa bella) mais écartent quelques chansons telles Malheur me bat, ou d’autres que la musicologie prête plutôt à Barbingant, Antoine Busnois, Haine von Gizeghem, ou Guillaume Dufay.

Ce répertoire profane reste moins souvent joué que le Requiem et autres Messes. Les quelques anthologies au disque proposent des parures a cappella (Orlando Consort chez Archiv Produktion, 1996) ou accompagnées d’instruments : Katelijne van Laethem et l’ensemble Romanesque de Philippe Malfeyt (chez Ricercar) et tout récemment l’ensemble Blue Heron de Scott Metcalfe, agrémenté de quelques discrets soutiens de harpe et vielle.

L’équipe de Cut Circle a ici opté pour les voix nues. À noter en corollaire : toutes les parties du texte sont chantées, et non seulement le discantus. Ce qui engendre une étonnante densité polyphonique, même si la plupart se limitent à trois voix. La superposition des mots, la progression des phrases saturent les dimensions horizontales et verticales. Au sein d’une remarquable notice, riche d’informations et d’illustrations, Jesse Rodin explicite le sens, la structure, la musicalité de ces pages. L’approche se veut radicale : « comment voir dans ces chansons des expressions de sentiments intenses ? » Une acoustique mate, la proximité des micros se veulent des choix délibérés, pour contraster le relief de ces pièces.

Nous avons écouté cet album avant d’aborder le livret très documenté. Et tout ce qui nous a déplu à l’audition y est expliqué d’emblée. Vous serez avisés dès la première plage, qui testera votre seuil de tolérance. La Nymphe des Bois y est claironnée à l’encan, doloriste et douloureuse, à vriller les tympans. La suite du récital ne s’en tient heureusement pas à de tels excès, façon criée de poissonnerie, quoiqu’à certains moments, les voyelles ouvertes au forceps, les ténors gouailleurs et amers comme chicotins, l’absence de réverbération engendrent un lyrisme disgracieux. La prononciation accentue voire contrefait un ton populaire qui peut déplaire (L’autre d’antan). Malgré la plénitude, le timbre quelconque et vitreux des sopranos ne contribue pas à sauver l’oreille d’un fréquent agacement. 

Faire concorder le langage poétique et musical de l’époque : « comment parvenir à cela sans nuire à la perfection technique et à la justesse de l’ensemble » s’interroge le leader du groupe américain. Le problème est que l’expressionnisme s’avère tellement prégnant que l’on peut rarement succomber à la précision de la diction et à la pénétration des paroles. Même la suave canción d’après Cornago apparaît vilaine et prosaïque. Tout du long de ces deux heures, le matériau vocal se dispute entre l’aigre et le cireux, le caustique et l’encaustique.

Le Dufay que Cut Circle avait consacré en 2014 aux « messes à teneur » (enregistré pour le même label) manifestait déjà ce style emphatique et buriné. Cette intégrale des chansons aurait pu s’affirmer comme référence, or elle ne fait qu’exacerber un portrait peut-être authentique de cet éminent polyphoniste de la Renaissance flamande, mais si peu flatteur ! Cet album devra être entendu en étant averti de ses audaces typées. L’interprétation assume se démarquer de l’approche « historicisée et révérencielle » qui a prédominé ces cinquante dernières années. En attendant que Blue Heron ne vienne livrer son volume 2, nous restons fidèles à la Complete Secular Music du Medieval Ensemble of London des frères Davies (L’Oiseau Lyre, février 1981), entretoisé à un délicieux instrumentarium, certes plus uniforme mais moins polémique. 

Son : 8 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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