Vue en écorché sur le Pelléas de Schoenberg

par

Arnold Schoenberg (1874-1981) : Pelleas und Melisande opus 5 ; Erwartung opus 17. Sara Jakubiak, soprano. Orchestre philharmonique de Bergen, Edward Gardner.  2019. Livret en anglais, allemand et français. Texte de Erwartung en allemand non traduit. 67’36. SACD Chandos CHSA 5198 

La discographie de Pelléas compte plus de vingt-cinq jalons, certains disparus des radars comme Serge Baudo et Hans Swarowsky, chacun avec la Philharmonie tchèque chez Supraphon. Ou Guennadi Rojdestvenski chez Melodiya !  Certains chefs l’enregistrèrent deux fois, comme Pierre Boulez (à Chicago chez Erato, puis avec le Mahler Jugendorchester chez DG), Robert Craft (avec l’orchestre de la CBC en 1962 chez Columbia, puis le Philharmonia chez Koch en 1999). Les micros de Deutsche Grammophon furent les plus assidus : Karajan, Sinopoli, Thielemann, Boulez, auxquels on peut ajouter le live de Karl Böhm avec le Wiener Philharmoniker (juin 1969). On peut s’étonner qu’une maison comme Decca ne l’ait capté qu’une seule fois et tardivement (Vladimir Ashkenazy à Berlin, en janvier 1996) d’autant que la première parution (avant une réédition en collection Eloquence) connut une diffusion confidentielle. Avec en son giron des baguettes aussi propices que Georg Solti, Christoph von Dohnányi, Antal Doráti, Lorin Maazel, Herbert Blomstedt ou Riccardo Chailly (on citerait aussi Zubin Mehta mais celui-ci a confié sa vision à Sony), cette éviction s’explique mal ! Chandos possédait déjà le témoignage de Matthias Bamert avec le National d’Écosse, qui remonte à plus de trente ans : le label anglais actualise son catalogue avec cette nouvelle version, marquante, même en considérant toutes celles que nous venons d’évoquer ! 

Symphonies d’Elgar, Planets de Holst, Requiem de Berlioz, Lutoslawki, Szymanowski, Walton, les Gurre-lieder : Edward Gardner ne craint pas d’affronter les plus touffus pachydermes du répertoire (post)romantique et moderne. Hyperchromatisme, règne de la dissonance (dans sa thèse de 1978 pour l’Université d’Atlanta, Christopher Cole Hill en dénombrait 3749 !), orchestration démesurée : le chef anglais s’attaque ici au poids lourd du genre. Face à un Karajan (DG) révéré dans ces pages mais qu’on peut trouver asphyxiant, à un Thielemann qui flatte le wagnérisme, à un Sinopoli qui brosse le post-romantisme décadent, à un Ashkenazy féru de coloris impressionnistes, Gardner emprunte plutôt la voie de Markus Stenz à Cologne (Oehms, 2013) : cursivité, transparence, lisibilité. Moins épuré, plus expressif que Jac Van Steen à Dortmund (MDG, 2013). Intensifié mais parfois un brin sec et superficiel : la trame se resserre quitte à bousculer certains enchaînements, plaquer certaines saillies. Par exemple, l’irruption fff de la destinée au chiffre 8 (plage 3, 1’44) mériterait peut-être une autre retenue. Le tableau de la fontaine, animé mais un peu hâtif ? Idem pour la coda où on peine à croire au désespoir de Golaud. 

Les nuances sont peaufinées, dès le début : après le thème de la fatalité, celui de la destinée à la clarinette basse (0’13-0’18) invite à tendre l’oreille pour percevoir la subtilité de cette lecture dont le SACD flatte les dynamiques extrêmes. Les passages délicats se tamisent avec d’infinies précautions : désarroi de Mélisande à la flûte (plage 4 à 1’02) ; douceur éthérée qui précède le sehr langsam (plage 5, 2’47) ; motif de la jalousie de Golaud (plage 5, 1’37) aux contrebasses à découvert. Les superpositions des timbres s’entendent parfaitement, par exemple plage 8 (1’27, ein wenig bewegter) les bouffées d’arpège à la clarinette basse sur le chant des violoncelles. Le discernement de la captation laisse affleurer les plus ténus miroitements (ceux des harpes, si importantes dans l’œuvre). La fameuse scène du souterrain (plage 7) n’outre pas les effets (glissandi de trombones, bois abrasifs). La scène d’amour (plage 8) démarre pudiquement avant de s’enflammer, sans excéder l’indication « mit grossem Ausdruck ». Pour autant, les démonstrations de force sont assénées avec la puissance requise : plage 6 à 1’22, l’assaut des contrebasses du Sehr rasch ; le meurtre de Pelléas (plage 10), d’un effrayant relief martelé par la percussion… L’exécution s’avère irréprochablement disciplinée, ce qui n’est pas un mince compliment au regard d’une redoutable partition (rappelons que le schéma harmonique fort complexe se déploie très librement dans le flot des barres de mesure). Articulation, équilibre d’ensemble, dosage des volumes : l’orchestre norvégien offre un détail de très haut niveau. Le résultat est éloquent, l’auditeur n’est pas volé quant aux sensations fortes, mais au risque d’une froideur, d’un artifice qui certes ne desservent pas le cadre de l’intrigue de Maeterlinck. Aux ambiances nocturnes et végétalisées de Karajan, voici une incarnation anguleuse, diurne et carnassière, où le drame délaisse l’allégorie pour mieux exhiber sa complète palette, de la tendresse à la férocité. Par ses vertus intrinsèques, par la qualité de la prise de son, cette incandescente radiographie représente une enviable alternative au regard analytique de Boulez à Chicago (Erato) envers qui souhaite scruter l’écriture luxuriante de Pelléas. Pour une interprétation opulente, d’une suggestivité aussi chaleureuse que texturée, on peut continuer de se fier à John Barbirolli (Emi) dont les chatoiements, les exaltations renvoient à l’univers de Richard Strauss.

Erwartung nous voit moins convaincu. Gardner domine ce lacis qu’il restitue avec clarté, vivacité, cérébralité, à l’affut des moindres sursauts du monodrame. Antithèse de l’insidieuse plasticité d’un Dohnányi à Vienne (Decca). Si l’on admet que l’orchestre doit refléter, prolonger les états d’âme du personnage, tendant une caisse de résonnance à ses ambiguïtés, la soprano semble ici plutôt subir un volontarisme qui la vampirise. Inversion du protagonisme ! La forêt de cauchemar est disséquée in vitro et impose ses machinations à Sara Jakubiak qui apparaît dépassée et instrumentalisée, malgré la stricte qualité de sa prestation vocale. Contrainte à chanter le texte plutôt que le vivre ? Les enjeux psycho-affectifs, le tactus étaient mieux saisis par Simon Rattle (Emi) avec Phyllis Bryn-Julson, experts à distiller les climats oppressants.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 7 (Erwartung) et 9 (Pelléas)

Christophe Steyne

 

 

 

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