Deux ans après une première série de représentations tumultueuses et contestées, la production de Salomé de Richard Strauss dans la mise en scène Lydia Steier fait son retour sur la scène de l’Opéra Bastille avec comme argument majeur la prise de rôle de Lisa Davidsen dans le rôle-titre. La soprano norvégienne est absolument magistrale : la puissance de projection, la beauté du timbre, la sûreté incroyable de l'intonation, la musicienne semble ne pas avoir de limites à cette aisance vocale. La scène finale est un très grand moment, musicalement tétanisant par l’impact vertigineux qu’elle insuffle. La performance musicale est d’autant plus grandiose que la mise en scène n'épargne pas l'artiste. C’est assurément une prise de rôle majeure dans un développement de carrière exemplaire.
Autre grand succès de cette reprise, la direction subtile et intelligente de Mark Wigglesworth au pupitre d’un orchestre de l’Opéra de Paris en démonstration. Le chef anglais concilie tension dramatique et soin apporté aux détails ou aux couleurs de l'orchestration. Sa direction est à la fois souple et tranchante et elle porte tant la dramaturgie que le déploiement de la narration tout en gardant le contrôle parfait du plateau sans jamais le couvrir. Le musicien recherche un lisibilité des phrasés s’appuyant sur les superbes couleurs françaises de la phalange, on admire aussi une Danse des sept voiles, plutôt lente et creusée dans ces contrastes d’une valse macabre.
Restons dans la partie musicale en évoquant les autres protagonistes d’une distribution de haut vol avec parfois un luxe même dans les “petits rôles” avec l’excellent Pavol Breslik en Narraboth auquel il apporte son aisance vocale et le rayonnement de son timbre. Wagnérien émérite, Gerhard Siegel rend toutes les facettes vocales du rôle Hérode avec une intelligence musicale remarquable. Ekaterina Gubanova est magistrale en Herodiade par sa puissance vocale et sa projection. Excellente prestation également de Johan Reuter en Jochanaan, même s'il semble parfois un peu sur la réserve. Tous les autres chanteurs sont excellents et tous méritent des éloges d’un tel engagement musical dans un contexte scénique unilatéral.
Restée dans l’ombre de Norma, Béatrice di Tenda, opéra de Bellini peu connu bien qu’enregistré notamment par Leyla Gencer, Joan Sutherland ou Edita Gruberova, remporte un très vif succès public pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en dépit d’une réalisation visuellement contestable.
Pour sa deuxième commande vénitienne, Vincenzo Bellini s’était d’abord intéressé à la reine Christine de Suède, femme puissante, haute en couleurs avant de lui préférer Béatrice di Tenda.
De cette veuve d’un condottiere piémontais, on ne sait à peu près rien si ce n’est qu’elle épousa en secondes noces Filippo Visconti, duc de Milan, de vingt ans plus jeune qu’elle. Après l’avoir dépouillée de ses immenses biens, il la fit condamner à mort pour adultère.
Le metteur en scène Peter Sellars se dit habité par l’œuvre depuis longtemps. Si son ébauche de synopsis nous vaut la présence d’un téléphone, d’un ordinateur (ou un livre vu de loin ? ) et quelques gardes à mitraillettes... cette proposition superficielle en cache une autre beaucoup plus forte : la musique de Bellini révèle aux cœurs les plus endurcis, le pouvoir du pardon, le triomphe de la compassion, de l’« amour qui surpasse l’amour ». Thème central que le metteur en scène tiendra fermement en ligne de mire jusqu’à la dernière note.
Entre-temps, l’attention s’égare dans un dédale (George Tsypin) en plastique vert cru, tout en angles : jardins à la française figurant la cour intérieure du château de Binasco au premier acte, le tribunal, au second.
Les costumes (Camille Assaf), remarquablement disgracieux, alignent les complets vestons en skaï noir, plaquent une draperie verdâtre sur des formes opulentes ou associent un fourreau serré à des escarpins vertigineux. Ils interrogent une fois de plus sur le choix d’une représentation dépréciative et caricaturale du corps humain.
Le label Bis a l’excellente idée de proposer en coffret l’intégrale des Symphonies de Chostakovitch sous la direction du chef Mark Wigglesworth. Enregistrée entre 1996 et 2006 avec les rutilants orchestres du BBC Wales et Radio Philharmonique des Pays-Bas, cette somme fait incontestablement date par sa hauteur de vue et son importance dans notre compréhension de l'œuvre du compositeur. Alors qu'il répète à l’Opéra de Paris, le maestro répond à nos questions sur sa vision du compositeur soviétique.
Quelle est la place de Chostakovitch dans l'histoire de la musique ? Comment s'inscrit-il dans la musique du XXe siècle ?
Les symphonies de Chostakovitch s'inscrivent dans une ligne directe qui commence avec Haydn et passe par Beethoven et Brahms jusqu'à Mahler et Sibelius. Il reste à savoir si Chostakovitch marque la fin de cette lignée, mais aucun autre compositeur n'a apporté autant d'œuvres au répertoire symphonique régulièrement joué. Sa popularité a maintenu en vie la symphonie en tant que forme. Ces quinze œuvres traversent le vingtième siècle comme un colosse, mettant en évidence d'énormes changements politiques à travers un style musical en constante évolution.
Chostakovitch semble proche de Mahler par la force dramatique de ses symphonies. Chostakovitch est-il le plus mahlérien des compositeurs du XXe siècle ?
Cela dépend de ce que l'on entend par mahlérien ! Je pense certainement que Chostakovitch exprime la gamme extrême d'émotions personnelles que l'on associe à Mahler, mais il ne le fait pas de la même manière égocentrique. Pour moi, Chostakovitch est une combinaison de Mahler et de Sibelius. Comme Mahler, il révèle une grande profondeur de sentiments, mais il le fait avec la personnalité musicale plus disciplinée de Sibelius. Ses œuvres sont peut-être auto-biographiques, mais elles sont écrites au nom de chacun d'entre nous.
Devrions-nous maintenant apprécier et comprendre Chostakovitch sans tenir compte du contexte purement historique de son époque ?
Les circonstances de la vie de Chostakovitch sont évidemment fondamentales pour son œuvre et je pense que les interprètes doivent être très conscients de ce que Chostakovitch a vécu en tant que personne. Mais la musique est bien plus qu'une leçon d'histoire, car les émotions que Chostakovitch révèle sont tout aussi répandues aujourd'hui qu'elles l'ont toujours été. L'oppression et la brutalité, la solitude et la peur, la colère et la détermination, le courage et l'acceptation sont des questions auxquelles les humains ont toujours été confrontés et ils le seront toujours. En ce sens, la musique de Chostakovitch n'est pas limitée par les spécificités de son époque ou de son lieu.
Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Intégrale des symphonies. Netherlands Radio Philharmonic Orchestra, BBC National Orchestra of Wales, Mark Wigglesworth. 1 coffret de 10 SACD Bis. 12h10 et 04s. 1996-2006. Livret en : anglais, allemand et français. 10 SACD BIS. 2593.