Papier à musique - Alain Pâris
Calligraphie debussyste (janvier 2025)
Qui n’a pas rêvé d’avoir accès aux manuscrits des plus grands compositeurs, rêve devenu réalité dans une certaine mesure, depuis que les détenteurs de ces manuscrits acceptent qu’ils soient reproduits en tout ou partie. Sans dénier l'intérêt de certains livres qui proposent des pages isolées de grands manuscrits, le musicien cherchera plutôt des fac-similé complets pour s’immerger totalement dans l’œuvre concernée et tenter d’en comprendre la gestation, une approche graphologique en quelque sorte, une approche pleine de surprises. Rien de nouveau dans le fait que le côté brouillon parfois indéchiffrable des manuscrits de Beethoven révèle une personnalité tourmentée et passionnée. On le savait. De même, l’écriture bien ordonnée de Jean-Sébastien Bach correspond parfaitement à la musique structurée qu’il nous a livrée. Mozart, plus difficile ; ça part dans tous les sens. Ravel, de belles pages d’écriture. Berlioz, Mahler, de parfaits reflets de l’instabilité de ces compositeurs. Et Debussy ? Plus besoin d’aller à la BNF, le manuscrit de La Mer est à présent disponible en fac-similé (Bärenreiter), accompagné d’une analyse de Denis Herlin et Mathias Auclair. Depuis l’époque des premières publications en fac-similé, les techniques de reproduction ont fait des progrès considérables, notamment les contrastes qui rendent lisibles les moindres détails. Et ils sont essentiels car Debussy aimait les pattes de mouches.
Le chef d’orchestre qui ouvre un tel volume commence par chercher les différences. Bien sûr les fanfares à la fin des Dialogues du vent et de la mer. Elles sont bien présentes dans le manuscrit original, mais elles avaient été supprimées dans la seconde édition qui a servi de référence pour la postérité et on les joue rarement aujourd’hui. J’ai eu la chance d’entendre Ansermet diriger La Mer à la fin de sa vie. Il les avait rétablies et m’avait expliqué que c’était le choix ultime de Debussy. Dont acte.
Autre différence, dans le premier volet, juste avant le fameux passage des violoncelles : deux mesures sur le manuscrit, compressées en une seule par la suite. Mais aussi un diminuendo des timbales qui est devenu crescendo par la suite ; une mesure de tuba qui disparaît à la fin ; des changements d’altérations ou d’articulations, etc. À force de tourner les pages, les yeux commencent à s’habituer à la finesse du trait. Parfois, Debussy est intervenu ultérieurement au crayon ou à l’encre de couleur, fautes corrigées, précisions en tout genre, d’une plume moins fine, parfois hâtive. Tout n’est pas de sa main visiblement. Parfois, une modification nécessite une collette : dans Jeux de vague, il avait consulté Raphaël Martenot, harpiste à l’orchestre de l’Opéra-Comique, sur la façon de noter des glissandos. Visiblement, comme la plupart des compositeurs, Debussy avait écrit quelque chose d’injouable à la harpe. C’est la proposition de Martenot qui figure sur la collette. On trouve aussi les précisions de mise en page apportées par le copiste. Quelle minutie ! Aujourd’hui, on se contente d’un bon logiciel. Dommage dans une certaine mesure.
Je tourne les pages, je passe du manuscrit aux diverses éditions, je reviens au manuscrit, « succession fièvreuse ou lucide des notes inscrites sur les portées […], accent de mystérieuse communication par l’intérieur » (Alfred Cortot). Quelque chose se dégage vraiment de ce manuscrit, au-delà des notes qui circulent dans ma tête, quelque chose de visuel. La houle qui se déchaîne, turbulente aux cordes, majestueuse puis féroce aux cuivres, le clapotis des vagues, la transparence de l’eau. On en imagine la couleur. C’est vraiment visuel, plus encore, quelque chose d’indescriptible qui guide le geste du chef. L’élégance de la plume, l’absence de grattages montrent que Debussy avait déjà écrit la partition dans sa tête avant de la coucher sur le papier.
Dans beaucoup d’ouvrages (pourtant) sérieux, Debussy est qualifié d’impressionniste, idée reçue due à nos voisins anglo-saxons qui n’en démordent pas. L’évolution de l’interprétation a gommé l’ « effet brouillard », considéré à tort comme la caractéristique debussyste par excellence, au profit d’une plus grande exactitude. Et le manuscrit de La Mer, par sa clarté et sa précision, constitue un argument supplémentaire à l’encontre de cette référence impressionniste. « La plus minutieuse des estampes japonaises est un jeu d’enfant à côté du graphique de certaines pages », écrivait Debussy.
Un détail pour finir : aucun accent grave sur « à ». On lui pardonnera cette faute d’orthographe.
Un certain devoir de mémoire (décembre 2024)
La récente publication du troisième volume des Écrits de Vincent d’Indy (édités par Gilles Saint Arroman chez Actes Sud) ramène sous le feu des projecteurs l’appréciation post mortem que l’on porte aujourd’hui à l’attitude de nos grands prédécesseurs. Attitude et grand : j’ai tout résumé. Jeter un regard objectif, dépassionné relèverait-il de l’impossible ? Nous avons connu les grands débats autour des musiciens compromis dans la tourmente nazie et l’Occupation en France, de Cortot à Furtwängler, de Germaine Lubin à Elisabeth Schwarzkopf, de Carl Orff à Richard Strauss et j’en oublie. Le 70e anniversaire de la disparition de Furtwängler a été marqué par un silence étonnant. Seuls les Chinois l’ont commémoré. La même réflexion s’appliquera plus tard à propos des artistes qui se sont rangés derrière les envahisseurs de l’Ukraine. Ce sont les générations suivantes qui feront le tri entre l’ivraie et le bon grain. Notre époque juge, elle tranche, sans trop réfléchir. Dans le feu de la passion, elle se veut libératrice des consciences et va souvent trop loin. Quant à la culture woke, on pourrait en parler longtemps. Que d’absurdités proclamées en son nom.
Loin de moi l’idée de soutenir l’attitude des individus que je viens d’évoquer. Mais pourrait-on se priver de leur talent ? Im Abendroth de R. Strauss chanté par Schwarzkopf, Chopin sous les doigts de Cortot, Kempff caressant le clavier schubertien, Furtwängler empoignant la Cinquième de Beethoven. C’étaient tous des génies de la musique mais des individus médiocres, voire exécrables. C’est ainsi, et toutes les tentatives consistant à remettre les pendules à l’heure en fonction des paramètres d’appréciation du moment ne font qu’accroître la confusion.
Vincent d’Indy était antisémiste. Il ne s’en cachait pas. Le volume de ses écrits qui vient de paraître regorge de prises de positions officielles. Le collège qui portait son nom dans le douzième arrondissement de Paris ne pouvait conserver son nom. On l’a débaptisé, ce qui peut se comprendre. Ironie du sort, en 1915, Vincent d’Indy avait été à l’origine d’une pétition pour demander au Conseil municipal de Paris de débaptiser la rue Meyerbeer, compositeur qui « encensa en des hymnes dithyrambiques le Guillaume qui devait plus tard se faire couronner empereur à Versailles ». Certains diront que je mélange tout et qu’on ne saurait comparer l’antisémitisme et l’antigermanisme en temps de guerre. Certes, ce n’est que la démarche qui est en cause (ou sa tentative). La rue Meyerbeer existe toujours, derrière le Palais Garnier.
Si ce sont les hommes que l’on sanctionne, j’adhère totalement. Mais où est la frontière entre l’homme et l’artiste ? Vincent d’Indy, le musicien, a été une figure essentielle de la musique française. Fondateur et directeur de la Schola Cantorum à Paris, éminent professeur, musicologue dont les analyses sont des pages de référence, critique, chroniqueur, chef d’orchestre au rôle déterminant dans la renaissance du répertoire ancien, à commencer par Palestrina, Lassus ou Monteverdi, alors totalement oubliés, et bien sûr le compositeur. Sa musique mériterait mieux que ce demi oubli dans lequel elle somnole et que ces polémiques continuent à entretenir. Seule la Symphonie sur un chant montagnard français a traversé les époques, cahin-caha. Mais Istar, cette œuvre pour orchestre génialement structurée : a-t-on jamais pensé à écrire un cycle de variations dont le thème n’apparaît qu’à la fin ? Et son chef-d’œuvre absolu, un poème symphonique intitulé Souvenirs, l’une des rares pages de Vincent d’Indy où il se lâche. Oublié ce masque un peu rigide, pudique, bien élevé, cette image d’une musique trop bien tournée.
D’Indy n’était pas un moderniste et, au fil des pages, on constate son aversion pour la musique nouvelle avec laquelle il règle des comptes en quelques coups d’une plume bien acérée : la musique de Schoenberg « rentre dans la catégorie du bruit », Varèse « n’a jamais trouvé une idée musicale de sa vie ». La musique allemande de son temps devient un punching-ball : « les indigestes contrepoints d’Anton Brückner (sic) », les terribles symphonies de Mahler, dont la vulgarité sévit pendant trois heures d’horloge ». Mais c’était un fervent wagnérien, qui avait pris fait et cause pour le retour de sa musique dans les programmes de concert français après la fin de la guerre.
L’homme n’a pas hésité à monter au créneau dans le débat public. La façon dont il dénonce l’auto-augmentation du traitement des parlementaires en 1926 ressemble étrangement à ce que nous vivons un siècle plus tard. On le voit aussi s’engager en faveur de la renaissance d’une nation polonaise en 1919. Ou prendre parti contre l’instauration d’une taxe municipale sur les pianos, les caisses de la Ville de Paris étant désespérément vide (rien de changé !).
Le devoir de mémoire est fondamental. Mais en son nom, doit-on reléguer aux enfers une part essentielle de notre héritage artistique. « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » (Tocqueville).
Variations linguistiques (novembre 2024)
Le chef d’orchestre suscite toujours beaucoup de curiosité. À quoi sert-il ? Comment travaille-t-il ? Faut-il beaucoup de répétitions pour monter un programme ? Avec ou sans baguette ? Et la question fondamentale : dans quelle langue répète-t-il avec les orchestres étrangers ?
Élémentaire mon cher Watson : si c’est possible, dans la langue du pays ; mais, la plupart du temps, c’est celle de Shakespeare qui sert de vecteur universel, soigneusement massacrée, truffée d’italianismes et pimentée de quelques mots de la langue locale, ce qu’apprécient toujours les musiciens. Néanmoins, il y a des exceptions, certains musiciens maîtrisant parfaitement plusieurs langues étrangères : Igor Markevitch en parlait couramment sept, Yehudi Menuhin autant, aujourd’hui Daniel Barenboïm n’a rien à leur envier. Sans parler du sabir dans lequel s’exprimait Rostropovitch, véritable ratatouille russo-italiano-franco-anglaise. D’autres en pratiquent souvent deux ou trois. Et les jeunes générations qui ont étudié aux quatre coins de l’univers ont généralement un bon capital linguistique. Mais là n’est pas l’essentiel car un bon chef est un chef qui parle peu. Une répétition, c’est fait pour jouer, pas pour entendre des conférences. Il me revient toujours à l’esprit cette anecdote (véridique) concernant Nadia Boulanger, invitée à diriger un orchestre scandinave. Le programme était truffé de nouveautés, dont l’une nécessitait, à son avis, quelques explications. La voici partie dans une véritable analyse dont elle avait le secret. Mais les musiciens commençaient à s’ennuyer ferme, et ça durait, et ça durait. Au bout d’un certain temps, le deuxième basson se lève et demande très respectueusement : « Madame, à la onzième mesure, je dois jouer un si bémol ou un si bécarre ? ». Sans commentaire.
Un handicapé des langues étrangères aurait-il donc un avantage sur le polyglotte parfait ? Ce serait oublier que le talent passe par d’autres vecteurs de communication comme le regard, l’expression du visage, la gestique ou la manière de parler (niveau sonore inclus). Et puis, les musiciens ne peuvent pas y échapper, il faut s’adapter à l’évolution du langage. De nouvelles expressions jaillissent sans cesse, phénomènes de mode lancés par les jeunes générations que reprennent les aînés pour faire « djeune », ou tics de langage colportés par les médias pour « rester dans le coup ».
Afin de mieux faire comprendre comment un chef travaille avec ses musiciens, je laisse à votre réflexion la transcription de ces quelques minutes de répétition menées par un chef pensant être mieux compris de ses musiciens en adoptant certaines tendances linguistiques… actuelles (toute ressemblance avec des personnages ou des situations ayant réellement existé ne serait que pure coïncidence).
Lundi matin, première répétition : « Bonjour à tous, c’est rien que du bonheur d’être avec vous c’matin. On va commencer avec la Symphonie pastorale. J’ai envie de vous dire, pour moi, en fait, au jour d’aujourd’hui, c’est juste la plus belle de Beethoven. Les ptits oiseaux, le vent dans les feuilles des arbres, le bruit du ruisseau, le ciel de traîne, l’orage, c’est la vérité vraie. Allez, on part sur ça ». (musique)
Le flûtiste se trompe : « Frérot, regarde moi, j’te fais démarrer. Oui, les yeux dans les yeux ». Par bonheur, il ne souffre pas de strabisme (re-musique)
Pas facile à créer, cette atmosphère pastorale : « On est sur kek’chose de poétique, possiblement doux, limite piano ». (musique) S’ensuit un pianissimo du hautbois, à peine audible : « Là, t’es grave (ndlr : rien à voir avec un problème d’intonation ou de tessiture). T’es une force de proposition, ne l’oublie pas ». Tête perplexe du hautboïste (musique).
Un peu plus tard, nouvel arrêt : « Sauf erreur de ma part, après la double barre, c’est piano ». Une bulle en pointillé s’élève, en langage BD, au-dessus de la tête de certains instrumentistes : « Il ne peut pas dire piano, tout simplement ? » (musique).
Fausse note à la clarinette ; le musicien fait signe au chef qu’il est conscient de son erreur : « Y’a pas d’souci, j’ai bien compris que t’avais rencontré kek’chose comme un impondérable » lui répond le maestro toujours en quête de son atmosphère pastorale : « On n’va pas s’mentir, en fait, c’est un vrai sujet ce début de symphonie. Les violoncelles, vous êtes en charge du rythme. Les violons, ça doit chanter, comme quoi on pourrait entendre les petits oiseaux. Allez, essayons de mutualiser nos énergies. En fait, vous êtes tous des like. C’est clair ? Les cors, j’vous mets dans la boucle, mais pas trop cuivré, ça fait people ». (musique)
Le chef s’arrête à nouveau, préoccupé : « Je reviens vers vous à la mesure 124, en fait, c’est juste pas possible. Moi j’dis qu’ça doit danser, imaginez en fait que vous êtes des vrais gens. Oui, en fait, des vrais gens, comme Monsieur ou Madame Toul’monde. Il faut revenir aux fondamentaux, en fait ». Coup d’œil en direction du second basson qui semble s’ennuyer profondément et en oublie de jouer une fois sur deux : « T’as pris ta matinée ? ». Coup d’œil incendiaire du délégué syndical prêt à bondir pour défendre le collègue en détresse.
Explications, musique, nouvelles explications, re-musique, le visage du chef change soudain : « Waooh, c’est trop bien ! Ça fait du sens. Allez, continuons, bon courage, bonne fin de mouvement ». Le premier contrebassiste pose soudain une question : « À la mesure 158, le premier temps, c’est mi bémol ou mi bécarre ? ». L’enthousiasme du chef est soudain balayé par cette question bassement matérielle. « Mi bémol, bien sûr » (réponse limite rageuse, mais vous l’aurez constaté, en vrai français).
Toute fable appelle une morale. Si certains prônent un retour généralisé aux instruments d’époque, que penser d’une exécution préparée en langage d’époque (lequel, au fait ?). Les instrumentistes pensent que les chefs sont toujours trop bavards. Si de tels propos ressemblaient à une situation ayant réellement existé, on pourrait les comprendre. Mais naturellement ce n’est que le fruit de l’imagination d’un individu déjanté. Ceci dit, un train peut en cacher un autre… et finalement, l’anglais basique style latin bas-empire décadent, ce n’est peut-être pas si mal.
Un peu de tourisme (novembre 2024)
Découvrir une ville et ses forces musicales, quoi de plus excitant ? Mais à y revenir régulièrement, on pourrait craindre que le charme n’opère plus. Sauf si la curiosité n’est pas considérée comme un vilain défaut.
Me voici de retour à Iași où, pendant une semaine, je sers de guide au chœur et à l’orchestre de la Philharmonie d’État dans leur exploration du répertoire français. Fauré cette fois, pour célébrer le centenaire de sa mort. Iași est la seconde ville de Roumanie, une population comparable à celle de Montpellier. Elle fut pendant trois siècles la capitale du royaume de Moldavie et, pendant un bref interlude au cours de la Première Guerre mondiale, capitale de la Roumanie. On y sent cette fierté de la population. On y sent aussi ce vent de jeunesse propre aux grandes villes universitaires. La réputation de sa faculté de médecine n’est plus à faire : il suffit de tendre l’oreille dans les rues pour capter des conversations en français. Plus d’un millier d’étudiants français y sont formés, enseignement en français garanti. Grâce à des fonds européens, les monuments et églises ont connu une nouvelle jeunesse, même si Iași a été coiffée sur le fil par Timișoara pour devenir capitale européenne de la culture en 2021.
Côté musique, rien à envier aux métropoles d’Europe centrale : un opéra hébergé dans le théâtre national construit en 1893 (en attendant une nouvelle salle… promise), la Philharmonie dont les bases furent jetées en 1893, devenue Philharmonie d’État en 1942, sans oublier l’Université de musique d’où sortent cette pépinière d’instrumentistes à cordes que l’on retrouve dans les orchestres du monde entier et dont les diplômes sont alignés sur ceux de nos conservatoires nationaux. La Philharmonie, c’est un orchestre symphonique, un chœur professionnel d’une soixantaine de membres et un quatuor à cordes en résidence (Quatuor Ad libitum). Leur maison est un lieu historique, les anciens bâtiments de la Congrégation Notre-Dame de Sion, où les religieuses françaises étaient établies depuis 1861. Elles géraient un orphelinat, un dispensaire, un pensionnat et un établissement d’enseignement très recherchés, autant d’activités rayées de la carte en 1948 par le régime communiste qui nationalisa le bâtiment et obligea les religieuses à entrer dans la clandestinité. Après la chute de Ceaucescu en 1989, l’évêché catholique obtint que la congrégation retrouve son droit de propriété, tout en laissant l’usage des lieux à la Philharmonie. Mais une rénovation et une mise aux normes s’imposaient, que personne ne voulait (ou ne pouvait) prendre en charge, ni l’Église catholique, propriétaire des murs, ni l’État dont dépend la Philharmonie, ni la Ville. Arriva ce qui devait arriver, la commission de sécurité décréta en 2013 une interdiction d’accueillir du public, tout en tolérant que les répétitions continuent à se dérouler in situ. Mais les concerts devaient se tenir ailleurs, ailleurs étant la Maison de la culture des étudiants (un haut lieu de la liberté de pensée d’antan où les autorités distillaient, sous couvert de divertissement culturel, la pensée officielle à une jeunesse pas toujours naïve).
Et maintenant ? Pelleteuses, pioches et marteaux piqueurs sont enfin à l’ouvrage, une véritable course contre la montre gagnée par le directeur général, Bujor Prelipcean (ancien premier violon du Quatuor Voces), qui savait que les travaux devaient impérativement commencer avant les prochaines élections. Car même avec un budget voté (en deçà de la réalité, cela va de soi), même avec un marché attribué, on pouvait toujours craindre une remise en cause « sortie des urnes ». Les exemples ne manquent pas dans le monde entier. De telles pratiques existaient-elles déjà lorsque Gustave Eiffel construisit à Iași le principal palace au balcon duquel Ceaucescu allait plus tard haranguer les foules ? La ville lui doit aussi un pont et une halle aujourd’hui disparue.
Mais revenons à Fauré. Devant le gigantesque Palais de la Culture néogothique bâti au début du XXe siècle sur les ruines de l’ancienne cour de Moldavie, se dresse la statue équestre de Ștefan cel Mare (Étienne III le grand), voïvode de la fin du XVIe siècle qui joua un rôle essentiel dans l’histoire du pays. Aussi impressionnant que Louis XIV dans la cour du château de Versailles. Le sculpteur aurait-il eu des arrières-pensées ? Pardon, j’oubliais de le citer, il s’agit d’Emmanuel Frémiet, le beau-père de Fauré.
Découvertes posthumes (octobre 2024)
Le cas de Fauré m’intéresse particulièrement car je me souviens avoir dirigé un concert avec l’Orchestre de Paris pour le cinquantenaire de sa mort au programme duquel nous avions exhumé la musique de scène de Jules César (dont Fauré a repris l’essentiel du matériel dans Caligula). Deux charmantes vieilles dames, les héritières de Fauré, étaient venues me voir à l’issue du concert, hésitant entre me féliciter et me faire les gros yeux car j’avais tiré des archives de l’éditeur une œuvre que leur beau-père n’avait pas fait éditer. À l’époque, elles faisaient la chasse à toutes les tentatives d’exhumation, dont le Concerto pour violon et la Symphonie faisaient l’objet. Finalement, ces œuvres ont été tirées de l’oubli, on a constaté qu’elles ne manquaient pas d’intérêt sans être du meilleur Fauré; point à la ligne. Mais l'impossibilité d’y accéder pendant des années avait créé un inutile fantasme.
Laisser couler un peu d’eau sous les ponts permet parfois à une nouvelle génération d’avoir un regard indépendant. C’est seulement après la disparition de Marguerite Long que des pianistes ont osé se démarquer d’une tradition figée considérée comme parole d’évangile, alors que l’on sait que les compositeurs français qu’elle a servis, Fauré et Ravel en tête, la trouvaient un peu trop exclusive. La composition qu’en a faite Emmanuelle Devos dans le film d’Anne Fontaine n’aurait jamais été envisageable il y a quelques dizaines d’années.
Que de chemin parcouru depuis un demi-siècle avec surtout la nouvelle édition urtext des œuvres de Fauré entreprise par Bärenreiter sous la houlette de Jean-Michel Nectoux qui a su s’entourer d’une pléiade de musicologues français. Notre musique s’exporte bien. Dommage qu’elle ne contribue pas à combler notre déficit commercial.
Pelléas à Bacau (octobre 2024)
Qu’allait donc faire Pelléas à Bacau ?
Et d’abord, Bacau, où est-ce ?
Pour répondre à votre seconde question, c’est en Roumanie, au nord de Bucarest, dans la partie moldave, une ville de l’importance de Rennes dotée d’une solide tradition musicale. Prononciation oblige (Bacao), lorsque je parle de cette ville, mes interlocuteurs me voient déjà derrière l’une des innombrables tables de jeu du Las Vegas asiatique. Non, à Bacau, point de casinos. Même les hypermarchés portent un autre nom. Et Pelléas, alors ? Mélisande aurait-elle émigré au pays de Dracula pour fuir son Golaud de mari un peu tyran sur les bords ? Et Pelléas y serait parti à sa recherche ?
Imaginez ce que vous voulez, je me contente de faire connaître la musique de Fauré à un orchestre et un public avides de notre répertoire. Depuis une dizaine d’années, nous explorons ensemble les trésors de la francophonie musicale et chaque expérience est à marquer d’une pierre blanche. Cette année, soit dit en passant, on célèbre le centenaire de la mort de Fauré. En passant, car on ne peut pas dire que la musique du cher Gabriel ait encombré les programmes des concerts dans l’hexagone.
Ce matin, ultime répétition à Bacau. À la recherche des sonorités fauréennes. Les notes ne sont pas difficiles à jouer. Rien de techniquement problématique. Beaucoup plus délicate, la qualité du son, la couleur, la transparence. Dès l’attaque, il est évident qu’on est à côté de la plaque. Trop précis, trop dense. Après quelques tentatives infructueuses, un souvenir jaillit dans ma tête (eureka aurait dit Tintin !). Au siècle dernier, j’avais dirigé cette œuvre à Dresde. Un très bel orchestre, qui jouait visiblement Fauré pour la première fois. Même attaque, même problème. Une fois, deux fois. Je tente un geste aussi imprécis que possible pour obtenir ce flou, cette imprécision qui crée l’atmosphère d’emblée. Et à chaque fois, le violon solo donnait un geste d’attaque pour entraîner ses collègues vers ce que tout orchestre allemand doit respecter, le « jouer ensemble ». J’étais au bord du désespoir, ne pouvant pas leur demander de faire abstraction, fut-ce le temps d’une attaque, de l’une des bases essentielles de la pratique d’orchestre. Finalement, je leur ai dit : « Imaginez que l’éclairage soit tombé en panne et que vous jouiez dans le brouillard, sans pouvoir savoir ce que fait votre voisin de pupitre ». Je me souviens encore de certains visages affolés. Néanmoins, réussite totale.
Ce matin, je raconte l’anecdote à mes musiciens roumains (ils aiment beaucoup mes souvenirs de campagne), réussite totale. Qui aurait pensé que le brouillard puisse voler au secours de Pelléas ? Mystérieux et limpide, le mystère d’ambiguïté que mon maître Vladimir Jankélévitch voyait dans l’œuvre de Fauré, l’inexprimable.
Plus tard, à la fin de l’œuvre, Mélisande vient de mourir. La flûte qui avait chanté la fameuse sicilienne l’accompagne sur une longue phrase que l’on aimerait voir jouée sans la moindre respiration. Mais elle est trop longue. Chaque flûtiste tente à sa manière d’y parvenir. Ana Maria a trouvé un bon truc, ce sera très bien. Un flash surgit alors dans ma mémoire (ancienne) : début de l’hiver 1967, Charles Munch répète avec le tout nouvel Orchestre de Paris dans une salle Pleyel vide. Il m’avait accordé le privilège d’assister à ses répétitions. Le flûtiste était Michel Debost. Comment nous a-t-il donné l’illusion de ne pas avoir respiré ? Au concert, c’était moins parfait. Il avait assuré, le trac évidemment.
C’est parfois en répétition que l’on vit les plus beaux moments de musique.
Les chefs au banc d’essai (septembre 2024)
En zappant sur la toile, je tombe sur une critique d’un concert de l’Orchestre philharmonique de New York dans laquelle le chef d’orchestre est accusé de tous les maux… parce qu’il bouge trop, ce qui perturbe la perception de l’interprétation du signataire de cette critique. Un autre souligne la présence d’un pupitre devant le chef, ce qui le gêne (le critique, pas le chef). Un troisième aimerait le voir sourire davantage en saluant. Et l’on pourrait continuer à l’infini autour de la couleur des cheveux (teints ou pas teints), de la longueur des baguettes, de la tenue, et j’en passe. Autant de critères qui constitueraient une bonne base pour un banc d’essai des chefs d’orchestre. Car pourquoi échapperaient-ils à ce que subissent hôpitaux, classes préparatoires, fonds communs de placement, appareils électroménagers ou d’informatique ? Vous imaginez-vous recevoir un questionnaire de satisfaction à l’issu du concert comme Doctolib vous en envoie au sortir de chaque consultation médicale ?
Lorsque j’étudiais dans la classe de Pierre Dervaux, la sobriété du geste était primordiale, à l’image du maître. Plus tard, la rencontre avec Charles Munch ou Georg Solti m’ont révélé qu’il n’y a pas d’évangile en la matière. Le geste du chef s’adapte à son physique pour être le plus clair et le plus expressif. Ne doit-il pas servir avant tout à aider les musiciens ? Le geste de Solti, souvent difficile à comprendre pour le profane, était très efficace pour les musiciens, geste forgé au fil des heures passées dans les studios d’enregistrement, à l’abri des regards. Seule l’efficacité comptait, et avec quelle précision ! Le geste de Munch était imprévisible, torrentiel, passionné, parfois réduit à sa plus simple expression, parfois gigantesque. Tout dépendait de l’instant, toujours armé d’une immense baguette. Celui de Reiner était réduit à l’extrême. Paray pouvait diriger la Chevauchée des Walkyries du seul regard.
Et il n’y a pas que le bras : les yeux, le visage, un sourire. Quel chef n’a pas croisé tel ou tel regard d’instrumentiste s’assurant qu’il va bien attaquer au bon endroit ? « Les musiciens d’orchestre ne regardent pas le chef », leitmotiv bien connu des conversations d’entractes. Si, ils le regardent ; quand c’est nécessaire, fugitivement, efficacement. Encore faut-il que le regard du chef soit disponible et non pas noyé dans la partition. Le vrai problème du « par cœur » se situe là : diriger sans partition n’est pas un critère de qualité. Maazel avait une mémoire phénoménale qui lui permettait de diriger même les opéras par cœur. À l’inverse, on a vu Muti ou Ozawa diriger le grand répertoire avec la partition. Mariss Jansson ne lachait jamais ses partitions. Phénomène de mode. Le coupable, c’était Toscanini. Et j’ai honte d’en parler ainsi car la cause vient de sa déficience visuelle. Par la force des choses, il avait mémorisé les partitions. Et peu à peu, tout le monde a voulu faire la même chose. Chacun à ses risques et périls, envers et contre le respect que l’on doit aux instrumentistes de l’orchestre qui, eux, ont une partie sur leur pupitre. Mais les modes changent et la raison finit toujours pas s’imposer.
Dans un livre intitulé Au cœur de l’orchestre, Christian Merlin, le critique musical du Figaro, nous entraîne dans les coulisses de ce monde mal connu du mélomane pour en dévoiler les règles du jeu, les usages, les traditions (bonnes et déplorables). Son propos, truffé d’anecdotes recueillies au fil des ans, a le mérite de sonner vrai, même s’il n’est pas toujours à l’honneur des protagonistes, chefs ou musiciens. Au diable la langue de bois, un peu de transparence ne fait pas de mal. Et chacun découvrira qu’il y a longtemps que les chefs sont passés au banc d’essai par leurs orchestres. Ils n’en sont pas morts pour autant…
Où s’arrête le progrès ? (juillet 24)
La récente incursion des tablettes tactiles dans le monde de la musique a été saluée comme une curiosité par certains, un progrès par d’autres. Au-delà des questions qu’il est légitime de se poser, notamment comment remplacer le bon vieux crayon (le stylet ?), comment préserver à l’orchestre pupitre par pupitre ses annotations personnelles (doigtés, pense-bêtes…), les avantages sautent aux yeux : finis les coups d’archets ou les corrections à recopier sur toutes les parties identiques, finies les tournes mal placées grâce à une pédale qui vous fait passer d’une page à l’autre, finis aussi les gribouillages que les bibliothécaires s’appliquaient à effacer. Et là je rejoins Du Bellay au rayon des Regrets : des générations de musiciens d’orchestre ont tagué leurs parties, au point de laisser des énigmes à leurs successeurs, comme certains palmiers sur les parties de trompettes de la suite de valses du Chevalier à la rose (cherchez ; pas facile à trouver ; bon, je vous aide : fredonnez « Tahiti » sur le thème principal…). Moins énigmatique le paquet de Camel collé sur une partie de violoncelle des Steppes de l’Asie Centrale. Logique, comment voyageait-t-on en Asie Centrale du temps de Borodine ? Certainement pas en TGV. On murmure même dans les milieux bien informés que pour utiliser ce matériel, il faudrait désormais ajouter la mention « Nuit gravement à la santé ». Jouer Borodine pourrait être assimilé à du tabagisme passif ?
Mais revenons à nos moutons. Le progrès en musique, certains considèrent qu’il date de l’IRCAM avec l’incursion de l’ordinateur dans la création. D’autres remontent aux ondes martenot. Certaines caricatures du XIXe siècle montrent Adolphe Sax avec ses terribles découvertes. En ce qui me concerne, je l’ai vraiment perçu lorsque les chefs d’orchestre ont pu disposer de baguettes en fibre de verre. Comme les sauteurs à la perche, nous avons troqué le bois, trop fragile, contre ce matériau révolutionnaire. Entre sa découverte, dans les années trente, et son exploitation en musique, il aura fallu attendre quarante ans. Quel changement ! Finies les baguettes cassées. Si ces petites tiges blanches de liège coiffées pouvaient parler, que de notes justes et moins justes remonteraient à la surface, que de moments d’émotion, que de tensions, que de plaisirs partagés.
Un peu plus tôt avait surgi le métronome de poche : cette sorte de montre à gousset avait chassé la pyramide « tic-tac » de Maelzel qui trônait sur le piano dans toutes les bonnes familles, et qui se déréglait régulièrement (mais on constate aujourd’hui un retour en force aujourd’hui, relooké et modernisé). Peut-être le métronome aurait-il même totalement disparu sans Ligeti qui a assuré sa postérité avec son Poème symphonique pour 100 métronomes ; ou sans les querelles de musicologues qui se disputent la vérité autour de celui de Beethoven (détraqué ou non ?). Depuis, l’électronique a pris le relais, et même internet puisqu’il est facile de trouver son tempo en ligne.
Le diapason a connu la même évolution. Les fourches d’antan se font rares même si les chefs de chœur et les chanteurs leur vouent encore une certaine fidélité. Avouez néanmoins que ce n’est pas très pratique : 440 ? 415 ? il faut autant de diapasons que de la différents. Heureusement, nous avons été sauvés par le diapason électronique qui change de fréquence à la demande et qui vous dit si vous êtes trop haut ou trop bas. Génial — ou presque, car lorsque chacun s’accorde avec exactitude sur ce petit bijou, l’ensemble sonne merveilleusement faux. Oui, la justesse collective c’est l’art de savoir jouer un tout petit peu faux pour s’accorder avec son voisin.
Le progrès marquerait-il le pas ? L’oreille humaine aurait-elle le dernier mot ?
Pas pour les pianos. Dans les immeubles, combien de voisins bénissent aujourd’hui la version électrique ou numérique. Réfugié sous son casque, l’apprenti pianiste peut torturer la Marche turque ou la Lettre à Elise en toute impunité. Son voisin de palier n’en saura rien et n’ira pas le dénoncer à la SPCM (Société protectrice des compositeurs de musique). Quant aux professionnels, ils n’ont plus besoin de faire insonoriser leur studio de travail. Dommage pour la gentille vieille dame qui habitait à l’étage inférieur lorsque je faisais mes études et qui se plaignait quand je passais davantage de temps à préparer mes examens de droit qu’à travailler mon piano. Trop gentille ou masochiste, je n’ai jamais su. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle aimait la musique ; et elle aurait été malheureuse aujourd’hui. Je suis sûr que ce genre de petite mamie existe encore.
À l’heure d’internet, les logiciels d’écriture musicale ont constitué une véritable révolution. Finis les manuscrits illisibles, la plupart des compositeurs écrivant maintenant au clavier et non plus au piano (vous me suivez ?). Un gain de temps considérable puisque vous tirez les parties séparées de la partition générale. Au moins, s’il y a des fautes, tout le monde a les mêmes. Eh oui, car malgré le progrès on n’a pas encore découvert le détecteur de fautes musicales. Un dièse égaré, une mesure mal placée. Si Word corrige l’orthographe et la grammaire, Sibelius ou Pizzicato ont leurs limites.
Quant à l’intelligence artificielle, elle a de quoi faire trembler les compositeurs car tout semble possible.
Musique et progrès sont-ils compatibles ? Naturellement. Sans Monsieur Sax et ses merveilleux mécanismes qui ont transfiguré les instruments à vent, sans les cordes métalliques des instruments à archet que dénigrent nos chers baroqueux, sans l’électronique qui permet de jouer de l’orgue dans toutes les salles de concert, sans l’enregistrement qui a été un facteur de progrès considérable, sans… la liste serait longue. Chaque époque a ses progrès, même s’ils sont appelés à être décriés quelques générations plus tard.
J’oubliais les cordes vocales des chanteurs : peut-être gagneraient-elles à ne pas trop fréquenter un certain pseudo-progrès thérapeutique qui abrège les carrières. Souhaitons de ne jamais voir dans les coulisses d’opéra des contrôles dignes du Tour de France ou des Jeux Olympiques.
Progrès, quand tu nous tiens !
Stakhanovisme ou juste mesure ? (juillet 2024)
Parfois surgit d’un recoin de ma mémoire cette anecdote (vécue) qui se déroule à Paris il y a une soixantaine d’années, lorsque les instrumentistes d’orchestre n’étaient pas liés pas une obligation de priorité vis-à-vis de leur formation d’appartenance. Un illustre chef allemand vient diriger l’une des associations symphoniques parisiennes. Était-ce Colonne ou Lamoureux ? je ne m’en souviens plus. Au programme la Grande Symphonie de Schubert, avec le magnifique solo de hautbois qui ouvre le deuxième mouvement. Jeudi matin, le chef demande deux ou trois choses précises au hautboïste. « Bien maestro, avec plaisir ». Vendredi matin, le chef découvre un autre instrumentiste à la même place. Nouvelle demande. « Bien maestro, avec plaisir ». Samedi matin, nouveau remplacement. Demandes renouvelées. « Bien maestro. Mais je voudrais vous dire, ce n’est pas moi qui ferai le concert…».
Heureusement, ce genre de situation n’existe plus dans nos orchestres. Mais elle est révélatrice des problèmes que peuvent engendrer les cumuls, quelle qu’en soit la raison. À l’époque, bon nombre de musiciens jonglaient d’un orchestre à l’autre pour survivre, tant les rémunérations étaient misérables.
Les temps ont changé et on a l’impression aujourd’hui que ce ne sont plus les instrumentistes d’orchestre qui pratiquent ce jeu de chaises musicales, mais les chefs eux-mêmes. Lorsque je faisais mes premiers pas dans le métier, il était de bonne guerre que les chefs les plus occupés envoient un assistant pour faire les premières répétitions. Ces illustres baguettes arrivaient la veille du concert, au mieux pour la dernière répétition avant la générale. Formidable école pour l’assistant, mais aussi grande frustration. Je me rappelle avoir préparé Falstaff avec une distribution extraordinaire et avoir dû céder la baguette après trois semaines de répétitions au chef désigné qui dirigeait au Met pendant que je lui préparais le terrain. C’était la règle.
Aujourd’hui, il ne se passe pas une journée sans que l’on apprenne que tel ou tel chef d’orchestre, déjà directeur musical d’un ou de deux orchestres éminents, vient d’être nommé à la tête d’un troisième. En général, le directeur musical d’un orchestre dirige environ un tiers des concerts de la saison. S’y ajoute le temps qu’il doit consacrer à la gestion artistique, aux concours de recrutement, à la programmation… largement de quoi occuper un seul homme ou une seule femme. Avec deux orchestres, c’est acrobatique. Avec trois, c’est du trapèze sans filet. Ne parlons pas du temps de préparation personnelle pour apprendre de nouvelles œuvres, par exemple. Ces chefs jonglent avec le même répertoire qui tourne en boucle. J’ai même assisté à un concert où l’une de ces grandes baguettes, un Russe qui défraie aujourd’hui la chronique pour des raisons extra-musicales, a osé se présenter à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne en déchiffrant littéralement une symphonie de Sibelius. Avait-il fait lui même les répétitions ? Cette année-là, il était en tête d’un classement établi par un magazine d’Outre-Manche avec 88 prestations publiques en douze mois. Il n’était pas (et il n’est pas) le seul, loin de là.
Le travail d’orchestre, comme la vie d’un orchestre, repose sur les rapports humains. Que reste-t-il à ces jet-conductors pour tenter de connaître les musiciens avec lesquels ils travaillent ? Sitôt arrivés, sitôt partis. Les causes de ces dérives ? Une soif de pouvoir, une soif de rémunération, c’est indéniable. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. D’autres causes, moins visibles, sont à déplorer, car dans l’ombre de ces artistes, il y a une armada d’hommes et de femmes dont l’intérêt premier est de voir leurs poulains développer au maximum des réseaux d’influence avec un système d’ascenseurs bien réglés. On s’étonne parfois de la brièveté de certaines carrières qui avaient pourtant bien débuté. Tant que ça marche, le jeune artiste intéresse. C’est un placement. Il suffit de voir comment les grandes agences se battent pour mettre la main sur les valeurs prometteuses. Mais si l’étoile pâlit, c’est l’oubli, ce qui arrive souvent quand les débuts de carrière sont trop rapides. Continuer à exister, voilà l’essentiel pour survivre dans ce qui ressemble parfois à une jungle.
Identité musicale (mai 2024)
La récente disparition de Bernard Pivot a fait revivre des souvenirs qui n’étaient pas nécessairement littéraires : chaque vendredi soir, le Concerto pour piano n°1 de Rachmaninov servait d’introduction à Apostrophes, qui restera l’une des plus belles émissions culturelles à la télévision. Ce générique que nous avons entendu plusieurs centaines de fois a donné au « petit frère » des concertos de Rachmaninov une notoriété que seuls le deuxième et le troisième avaient acquises. Notoriété différente, basée sur un court extrait, notoriété dans les mémoires, chacun reconnaissant d’emblée cette musique, généralement sans en connaître l’identité. Ce qui est le sort de la plupart des génériques, à commencer par celui de l’UER, le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier (pour être plus précis l’un de ses six Te Deum) dont la brillante carrière internationale de générique à la télévision publique débuta en 1953 avec le couronnement de la reine Elizabeth II. Plus tard, il allait connaître la gloire comme prélude à la plupart des retransmissions des grands évènements européens. Mais qui en connaissait alors l’identité ? Carl de Nys venait juste de l’exhumer et il n’y avait qu’un seul enregistrement sur le marché.
On peut se demander ce qui fait le succès d’un générique. Il doit en principe être en relation avec le sujet de l’émission, une sorte de mise en condition. Mais pas toujours. En dehors du goût personnel du producteur, quel lien trouver entre La Fileuse de Mendelssohn et Le Masque et la plume ? ou entre la Symphonie du Nouveau monde et Santé à la une ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est la notoriété de la musique qui est mise au service de l’émission. Inversement, le générique des Dossiers de l’écran (Spirituals for orchestra de Morton Gould) aurait pu sortir son compositeur de l’anonymat. Mais c’était davantage un effet qui était recherché et non la mémorisation d’une musique associée à l’émission. On retrouve la même démarche avec Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, autrefois générique du journal de La Cinq. À l’époque, cette musique était indissociable du film de Stanley Kubrick et, pour la majorité des téléspectateurs, ce n’était pas une œuvre de Richard Strauss mais simplement la musique de 2001 Odyssée de l’espace. Robert Hersant, alors actionnaire majoritaire de la chaîne, avait lui-même imposé ce générique. Peut-être voulait-il suggérer que ce journal allait évoluer dans un univers différent ? L’espace a toujours fait rêver.
Dans les années 1960-70, le vendredi soir, François Serrette avait à cœur de démontrer aux auditeurs de France Musique que Les Jeunes Français sont musiciens. Et pour préluder à chacune de ses émissions, un extrait de L’Enfant et les sortilèges de Ravel, « L’Arithmétique ». Rarement un générique suscita autant de curiosité. Seuls quelques connaisseurs l’avaient identifié et, à chaque écoute, un « qu’est-ce que ça peut-être ? » récurent trottait dans la tête de tout un chacun. Interrogé par le biais du courrier des auditeurs (impensable mais vrai, internet n’existait pas !), François Serrette donnait parfois la réponse à l’antenne, ce qui incita alors les plus curieux à vouloir connaître le chef d’œuvre ravélien dans son intégralité. Un bon générique bien ciblé peut donc avoir des vertus pédagogiques.
À l’inverse, une musique mise à toutes les sauces risque de semer la confusion dans les esprits et d’être victime d’un certain effet de lassitude. Que de publicités, attentes téléphoniques ou sonneries de portables empruntées à Vivaldi, Mozart ou Bizet. Par quel miracle le pauvre bourdon de Rimski-Korsakov n’est pas tombé dans un piège à frelons asiatiques ? Mais il y a du bon aussi : les héritiers Ravel ont largement profité de la manne du Boléro et ceux de Chostakovitch n’ont eu qu’à se féliciter de la notoriété acquise par la fameuse valse grâce à la publicité pour une compagnie d’assurances, valse qui est devenue un incontournable des soirées de mariage.
Autre exemple de confusion dans les esprits, le mouvement lent du Concerto pour piano K 467 de Mozart : lorsque Macha Béranger s’en empara pour en faire le générique de son émission « Allô Macha », au cœur des nuits de France Inter entre 1977 et 2007, Mozart semblait en avoir perdu la paternité. Réduit au rang de support publicitaire pour une fameuse eau minérale, c’était pour beaucoup le « concerto d’Elvira Madigan », mis à toutes les sauces, de Gheorghe Zamfir à André Rieu, au point (m’a-t-on dit, mais je n’ai pu le vérifier) de voir alors certains pianistes mozartiens s’en détourner et lui préférer un autre concerto. Heureusement, les génériques, on les oublie, la publicité n’a qu’un temps, et la musique de Mozart est la plus forte, comme l’expliquait Bernard Pivot : « Mourir en écoutant l’adagio du Concerto n°23 en la majeur de Mozart, soit, du même, l’andante de son Concerto n°21en ut majeur, musiques au bout desquelles se révèleront à mes yeux pas même étonnés les paysages sublimes de l’au-delà ». Il avait trouvé son générique de fin. « Après nous, le déluge ? Non, Mozart » (Les Mots de ma vie).
Massenet (avril 2024)
Jules Massenet fait partie de cette longue liste de victimes condamnées à l’oubli par les tenants de l’esthétique dominante des années 1960-1970. En dehors de Manon et Werther, il était de bon ton de considérer le reste de son œuvre comme exhalant un parfum suranné. Disparues des programmes les Scènes alsaciennes, les Scènes pittoresques ou l’ouverture de Phèdre régulièrement jouées dans les concerts symphoniques pendant des décennies. Sans parler de Thaïs, Sapho ou Don Quichotte. Comme c’est souvent le cas, le renouveau est venu de l’étranger grâce à quelques fervents défenseurs de notre musique, Richard Bonynge, Eve Queler, Joan Sutherland ou Frederica Von Stade. Dans les années 1970, il fallait une certaine audace pour enregistrer Thérèse, Esclarmonde ou Cendrillon. Et celui qui a ramené Massenet sur nos scènes lyriques parisiennes, c’est encore un étranger, Rolf Liebermann. La relève viendra de Saint-Étienne, ville natale de Massenet, avec la Biennale initiée par Jean-Louis Pichon et Patrick Fournillier.
Dans la monumentale biographie qu’il vient de consacrer à son héros chez Fayard, Jean-Christophe Branger retrace cette sortie de l’ombre, ce retour en grâce, citant un autre avocat de la cause Massenet, Gérard Condé qui, il y a un demi-siècle, n’hésitait pas à écrire : « Tout se passe comme si le “purgatoire“ infligé depuis la guerre à la musique de Massenet, jugée trop facile et démodée, prenait fin en apothéose… Je ne le crois pas ». Apothéose, on en était encore loin, d’où la réserve finale. Mais les temps ont changé et le « trop facile et démodé » est aujourd’hui apprécié à sa juste valeur. À commencer par la spontanéité mélodique, l’émotion et la sensualité. Il n’y a aucune honte à aimer la Méditation de Thaïs. Il n’y a aucune honte à apprécier la finesse d’écriture du Cours la Reine de Manon. Il n’y a aucune honte à se laisser emmener en voyage lorsque Massenet puise dans les répertoires populaires d’autres pays (même si les airs slovaques de son Concerto pour piano n’ont rien de slovaques !).
Jean-Christophe Branger est entré dans l’univers de Massenet avec une thèse consacrée à Manon en 1999. Depuis, il ne l’a jamais quitté, articles, édition critique de ses écrits, publication scientifique de mélodies inédites. Un quart de siècle de recherches pour un millier de pages, Massenet les méritait car, osons le dire, les ouvrages qui lui avaient été consacrés jusqu’à ce jour survolaient le personnage en paraphrasant souvent ses propres souvenirs. Massenet a connu Berlioz, il est mort peu avant Debussy. Il y a dans son orchestration la transparence et le sens des couleurs caractéristiques de notre musique. Mais il ne se prive jamais d’une densité propice aux débordements lyriques où l’influence wagnérienne s’inscrit en filigrane. Le Massenet le plus intime, le moins connu, c’est l’auteur des mélodies, plus de trois cents. Tous ses opéras ne sont pas aussi réussis. Il avait une facilité d’écriture et une force de travail qui expliquent comment il pouvait livrer plusieurs ouvrages lyriques la même année. Il faut se replacer dans le contexte de la Troisième République : Massenet est LE compositeur à la mode. Les directeurs de théâtre s’arrachent ses opéras ; sa classe de composition au Conservatoire n’a de rivale que la classe d’orgue de César Franck. On y croise Ernest Chausson, Georges Enesco, Gustave Charpentier, Charles Koechlin, Gabriel Pierné, Florent Schmitt, et parmi les auditeurs libres Reynaldo Hahn, Albéric Magnard, peut-être même Satie, mais ce n’est pas certain. Massenet a su faire évoluer le genre de l’opéra grâce à une diction qui rapproche ses personnages de la réalité. Pelléas n’est pas loin. Ses personnages favoris, ce sont les femmes bien sûr, Manon, Sapho, Thaïs ou Cendrillon. On le lui a assez reproché au point de le voir s’enthousiasmer pour le livret du Jongleur de Notre-Dame qui lui permet de prouver qu’il était « capable aussi de faire chanter des moines, rien que des moines », ce que confirme sa musique religieuse, la part la plus méconnue de son legs.
Le livre de J.-Ch. Branger met l’accent sur la personnalité à la fois riche et complexe de Massenet. Correspondance et témoignages y servent de trame. On le suit à travers ses relations (il connaissait tout le monde !), ses goûts (une culture et une curiosité sans limite), son caractère (bienveillant avec ses élèves, exigeant à la limite de la rupture avec ses interprètes, à la fois solitaire et mondain). Massenet a enfin sa bible.
Alain Pâris