Beatrice di Tenda, un opéra grandiose de haute portée philosophique et morale

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Restée dans l’ombre de Norma, Béatrice di Tenda, opéra de Bellini peu connu bien qu’enregistré notamment par Leyla Gencer, Joan Sutherland ou Edita Gruberova, remporte un très vif succès public pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en dépit d’une réalisation visuellement contestable.

Pour sa deuxième commande vénitienne, Vincenzo Bellini s’était d’abord intéressé à la reine Christine de Suède, femme puissante, haute en couleurs avant de lui préférer Béatrice di Tenda.

De cette veuve d’un condottiere piémontais, on ne sait à peu près rien si ce n’est qu’elle épousa en secondes noces Filippo Visconti, duc de Milan, de vingt ans plus jeune qu’elle. Après l’avoir dépouillée de ses immenses biens, il la fit condamner à mort pour adultère.

Le metteur en scène Peter Sellars se dit habité par l’œuvre depuis longtemps. Si son ébauche de synopsis nous vaut la présence d’un téléphone, d’un ordinateur (ou un livre vu de loin ? ) et quelques gardes à mitraillettes...  cette proposition superficielle en cache une autre beaucoup plus forte : la musique de Bellini révèle aux cœurs les plus endurcis, le pouvoir du pardon, le triomphe de la compassion, de l’« amour qui surpasse l’amour ». Thème central que le metteur en scène tiendra fermement en ligne de mire jusqu’à la dernière note.

Entre-temps, l’attention s’égare dans un dédale (George Tsypin) en plastique vert cru, tout en angles : jardins à la française  figurant la cour intérieure du château de Binasco au premier acte, le tribunal, au second.

Les costumes (Camille Assaf), remarquablement disgracieux, alignent les complets vestons en skaï noir, plaquent une draperie verdâtre sur des formes opulentes ou associent un fourreau serré à des escarpins vertigineux. Ils interrogent une fois de plus sur le choix d’une représentation dépréciative et caricaturale du corps humain.

Les déplacements scéniques réduits à quelques gestes ne troublent pas l’action laissant une grande latitude aux chanteurs -la plupart du temps face à la salle- et tout l’espace, à la puissance mélodique de Bellini.

Saisissante par ses coloris astringents, par l’élégance des contrastes de masses (chœurs - orchestre - soli) et sa structure presque monumentale, elle se développe  avec une certaine langueur.

Le chef Mark Wigglesworth, à la tête d’un orchestre de l’Opéra bien étoffé, installe en effet d’amples respirations qui ont l’avantage d’absorber les minimes décalages d’une première.

D’emblée, le compositeur oppose la brutalité de Filippo encadré par les chœurs, à la tendresse arpégée d’une harpe solo (Romance d’Agnese). Cet antagonisme va fonder tout l’opéra. Il ira en s’amplifiant jusqu’au dénouement.

La soprano Tamara Wilson, dont nous avons déjà souligné les qualités (Adrienne Lecouvreur au TCE et Turandot sur la même scène), s’empare du rôle écrasant de Béatrice avec autant de maestria, de sensibilité que d’intelligence. De l’extrême douceur elle fait une force, caressée par une ligne de chant aussi ravissante qu’un chant d’oiseau (« Quando offeso » puis « Il mio dolore ») tandis que ses puissants moyens lui permettent d’aborder avec la même aisance la rage, l’autorité ou la déploration. Présente dans les très beaux ensembles (final du I), ses aigus survolent aisément plateau et orchestre. L’intensité de son jeu, enfin, donne une grandeur inattendue au personnage de Béatrice. Trahie, bafouée, dépossédée de tout, atrocement mutilée par la torture, c’est elle qui incarne finalement la victoire du pardon et de l’amour sur la mort.

Et pourtant, à la différence de la plupart des dénouements des œuvres baroques et belcantistes où le pardon conduit à la réconciliation des extrêmes, aux noces ou à la divinisation, ici, l’héroïne meurt. Comme vont périr Rachel, Gilda ou Traviata. Ce qui éclaire la dimension funéraire propre à cette partition. Bellini semble y déplorer -en sacrifiant Béatrice- l’impossibilité de dire désormais « un monde où tous les contraires seraient harmonieusement possibles » (P. Beaussant).

Le tyran, Filippo Visconti, trouve en Quinn Kelsey une incarnation du Mal de belle facture. Natif d’ Hawaï, familier des grands rôles verdiens, le baryton campe un criminel implacable. Son timbre noir chargé d’alluvions contraste avec la plasticité de son rival poète, Pene Pati (Orombello).

Luthiste ou  prisonnier sanguinolent, le chant souple, la présence aussi naturelle qu’irradiante du ténor charment instantanément.

Dans le rôle discret de son frère, Anichino, le ténor Amitai Pati dégage une même sympathie tandis que la mezzo Theresa Kronthaler s’anime au fil de l’action pour se révéler digne et sincère dans sa scène finale de repentir.

Taesung Lee, ténor, (Rizzardo de Maino) témoigne du même soin que les chœurs dont il est issu. Très sollicités, ces derniers font preuve de qualités de coloration, de souplesse et de nuances à souligner.

Si l’intrigue évoque Anna Bolena (Donizetti), l’extrême brutalité du contexte, l’envergure morale et physique des personnages, les proportions font penser à Spontini, Lesueur ou Méhul voire au Grand opéra français -tel La Juive d’Halévy qui sera créée deux ans après Beatrice di Tenda, en 1835, l’ année même de la mort de Bellini à Puteaux. Quant à cette vocalité propre au compositeur admiré de Rossini et Chopin, elle révèle ici des facettes inexplorées.

Musicalement grandiose, émouvante, une œuvre d’une haute portée musicale et philosophique chaleureusement applaudie.

Bénédicte Palaux Simonnet

Paris, ONP, le 9 février 2024

Crédits photographiques : Franck Ferville - ONP

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