Mark Wigglesworth à propos de Chostakovitch
Le label Bis a l’excellente idée de proposer en coffret l’intégrale des Symphonies de Chostakovitch sous la direction du chef Mark Wigglesworth. Enregistrée entre 1996 et 2006 avec les rutilants orchestres du BBC Wales et Radio Philharmonique des Pays-Bas, cette somme fait incontestablement date par sa hauteur de vue et son importance dans notre compréhension de l'œuvre du compositeur. Alors qu'il répète à l’Opéra de Paris, le maestro répond à nos questions sur sa vision du compositeur soviétique.
Quelle est la place de Chostakovitch dans l'histoire de la musique ? Comment s'inscrit-il dans la musique du XXe siècle ?
Les symphonies de Chostakovitch s'inscrivent dans une ligne directe qui commence avec Haydn et passe par Beethoven et Brahms jusqu'à Mahler et Sibelius. Il reste à savoir si Chostakovitch marque la fin de cette lignée, mais aucun autre compositeur n'a apporté autant d'œuvres au répertoire symphonique régulièrement joué. Sa popularité a maintenu en vie la symphonie en tant que forme. Ces quinze œuvres traversent le vingtième siècle comme un colosse, mettant en évidence d'énormes changements politiques à travers un style musical en constante évolution.
Chostakovitch semble proche de Mahler par la force dramatique de ses symphonies. Chostakovitch est-il le plus mahlérien des compositeurs du XXe siècle ?
Cela dépend de ce que l'on entend par mahlérien ! Je pense certainement que Chostakovitch exprime la gamme extrême d'émotions personnelles que l'on associe à Mahler, mais il ne le fait pas de la même manière égocentrique. Pour moi, Chostakovitch est une combinaison de Mahler et de Sibelius. Comme Mahler, il révèle une grande profondeur de sentiments, mais il le fait avec la personnalité musicale plus disciplinée de Sibelius. Ses œuvres sont peut-être auto-biographiques, mais elles sont écrites au nom de chacun d'entre nous.
Devrions-nous maintenant apprécier et comprendre Chostakovitch sans tenir compte du contexte purement historique de son époque ?
Les circonstances de la vie de Chostakovitch sont évidemment fondamentales pour son œuvre et je pense que les interprètes doivent être très conscients de ce que Chostakovitch a vécu en tant que personne. Mais la musique est bien plus qu'une leçon d'histoire, car les émotions que Chostakovitch révèle sont tout aussi répandues aujourd'hui qu'elles l'ont toujours été. L'oppression et la brutalité, la solitude et la peur, la colère et la détermination, le courage et l'acceptation sont des questions auxquelles les humains ont toujours été confrontés et ils le seront toujours. En ce sens, la musique de Chostakovitch n'est pas limitée par les spécificités de son époque ou de son lieu.
En écoutant votre intégrale des symphonies de Chostakovitch, j'ai l'impression que vous défendez une approche orchestrale plutôt que narrative. Pour préciser mon propos, votre orientation me semble plus axée sur la force inventive de son écriture musicale que sur un traitement purement narratif. Ai-je tort ?
En fin de compte, je pense que la grande musique doit parler d'elle-même et avoir un sens pour quiconque écoute sans connaître le contexte de l'œuvre. Je pense que l'approche narrative doit éclairer l'interprétation et servir de base aux décisions musicales de chacun. Mais en fin de compte, les décisions doivent avoir un sens en termes purement musicaux.
Cette œuvre complète a été enregistrée entre 1996 et 2006. Est-ce un avantage d'enregistrer sur une période de 10 ans ?
Je l'espère ! J'ai certainement eu beaucoup de chance que BIS soit heureux de me donner le temps nécessaire pour comprendre certaines des symphonies les plus obscures. Je les ai enregistrées à peu près dans l'ordre dans lequel je les ai comprises et j'ai certainement bénéficié de la possibilité d'appliquer aux œuvres moins connues ce que j'avais appris dans les œuvres plus populaires.
Votre vision du compositeur ou de certaines de ses symphonies a-t-elle changé depuis ces enregistrements ?
Je pense que mon point de vue sur les œuvres les plus programmatiques, comme la “Leningrad”, ou celles qui contiennent des parties vocales, comme “Babi Yar” et la Quatorzième, est resté le même. Les textes chantés ou, dans le cas de la Septième, le contexte historique, font qu'il est très difficile de changer d'avis sur ce que dit Chostakovitch. Mais les œuvres moins populaires se sont définitivement révélées plus profondément à moi avec le temps. Et je les considère comme tout aussi valables dans l'ensemble de corpus.
Enregistrer une œuvre complète, c'est prendre toutes les œuvres avec leurs forces et leurs faiblesses. Avez-vous une ou plusieurs symphonies préférées ?
Je suis heureux de ne pas avoir à en choisir une seule car la variété des œuvres est presque beethovénienne dans son ampleur, mais je pense que la Symphonie n°14 est la plus originale et celle qui continue à inspirer une appréciation plus profonde. Je pense que c'est là que Chostakovitch est le plus lui-même, le plus raffiné et le plus significatif. La combinaison de la musique de chambre dans l'orchestre et de l'humanité des lignes vocales encourage chaque représentation à être aussi différente que les personnes qui l'interprètent, ce qui est en soi infiniment intéressant.
Vous dirigez actuellement les répétitions à Paris d'une production de la Clemenza di Tito de Mozart. L'opéra occupe une place importante dans votre carrière. Quelle satisfaction artistique vous apporte la direction d'un opéra ?
Passer six semaines avec un groupe de personnes sur une œuvre particulière sera toujours plus gratifiant que deux ou trois jours à répéter une symphonie. Mais dans ce laps de temps, les frustrations peuvent aussi être plus grandes ! Il n'est pas toujours possible de relever les défis qu'offre l'opéra, mais si et quand vous y parvenez, l'épanouissement est très fort. J'aime le fait qu'à l'opéra, la musique raconte clairement une histoire très profonde et que cette histoire est plus importante que la musique elle-même. En tant que moyen de parvenir à une fin, la musique sert son objectif initial, à savoir relier les êtres humains entre eux.
Le site de Mark Wigglesworth : www.markwigglesworth.com
- A écouter :
Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Intégrale des symphonies. Netherlands Radio Philharmonic Orchestra, BBC National Orchestra of Wales, Mark Wigglesworth. 1 coffret de 10 SACD Bis. Référence BIS 2593.
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : Sim Canetty-Clarke