La Saint Matthieu revisitée de René Jacobs

par

JOKERJohann Sebastian BACH (1685 - 1750)
Matthäus-Passion 
Werner Güra (l'Evangéliste, ténor), Johannes Weisser (le Christ, basse), Sunhae Im, Christina Roterberg (sopranos), Bernarda Fink, Marie-Claude Chappuis (altos), Topi Lehtipuu, Fabio Trümpi (ténors), Konstantin Wolff, Arttu Kataja (baryton-basse et basse), RIAS Kammerchor, Staats-und Domchor Berlin, Akademie für Alte Musik Berlin, dir.: René JACOBS
2013-2 SACD + 1 DVD- 2h39'05''-Textes de présentation, texte de la Passion et présentation des interprètes en allemand, anglais et français-Harmonia Mundi HMC 802156-58

Chaque automne apporte son "nouveau Jacobs" qui, chaque fois fait figure d'événement. Après les opéras de Mozart, le voisi aux prises avec "La Grande Passion", celle de Matthieu qu'il connaît bien pour l'avoir chantée comme soprano dans le choeur de garçons de la cathédrale de Gand, puis comme soliste alto et, aujourd'hui comme chef d'orchestre. On le sait, René Jacobs n'aborde pas un enregistrement sans avoir pénétré l'oeuvre à fond, analysé le sens profond de chacun de ses moments, non pour donner une version "musicologiquement historique" mais pour l'interpréter dans une vision philosophique, dramaturgique, et, plus encore ici, dans son sens théologique. Il se pose la question : pourquoi le sacristain de Saint-Thomas de Leipzig -où fut créée la Passion en 1727- écrit-il à propos de la version élargie donnée pendant les vêpres du vendredi saint en 1736 que la Passion fut donnée "avec les deux orgues"? Suivant l'hypothèse du musicologue Konrad Küster qui assure une bonne part du texte de présentation de ce coffret, la Passion de 1736 aurait été donnée avec le choeur divisé en deux groupes assymétriques de 24 et 12 chanteurs, le premier étant étroitement associés aux événements bibliques, le second, celui des croyants, terrestres, ne vivant les événements qu'à distance. A Saint-Thomas, deux tribunes -dont une petite en nid d'hirondelle- abritaient chacune un orgue, positif dans la petite depuis démolie; elles étaient distantes de 28 mètres l'une de l'autre. Il s'agissait donc pour cet enregistrement de réaliser ces conditions de spatialisation et, de surcroît, qu'elles soient audibles à l'audition du CD. D'où un enregistrement SACD et multicanaux qui donne sa pleine mesure sur un lecteur adéquat, cette spatialisation étant assuré par une différence d'intensité sonore sur un lecteur CD. Cette conception radicale de spatialisation implique la participation d'une double équipe de solistes, de deux choeurs symétriques et d'un orchestre divisé dans de semblables proportions. Outre des tempi plus rapides que ceux que l'on rencontre chez Harnoncourt ou Gardiner -c'est aussi la signature Jacobs!- le chef adoptera le continuo au luth pour le récitatif de la basse "Ja! freilich will in uns das Fleish und Blut" et l'Aria qui le suit "Komm, süsses Kreuz", persuadé que l'usage de la viole de gambe dans ce cas était une solution d'urgence pour remplacer un luthiste qu'il ne pouvait trouver. En annexe, il donne la version avec viole de gambe, et on suit volontiers la démarche de Jacobs. Autre idée nouvelle -et il en fourmille dans cette vision-: les flûtes jouant dans l'aigu lors des Turbae associées au péché. René Jacobs est convaincu: Bach était à la fois un dramaturge et un théologien et c'est cette couleur qu'il donne à "sa" Passion dont il prend la liberté de donner sa propre interprétation: une musique sensuelle puisqu'elle est louange à Dieu, et les solistes -remarquables Bernarda Fink et Werner Güra- s'engagent totalement dans cette voie. Une expérience fascinante qui convaincra certains et en fâchera d'autres qui retourneront dès lors à Harnoncourt, Herreweghe ou Gardiner.
Bernadette Beyne

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Les commentaires sont clos.