La flûtiste Anna Besson fait l'événement avec un album intégralement consacré à Mozart et à ses concertos avec flûte (Alpha). Cet enregistrement s’impose comme l'un des sommets dans une discographie déjà bardée de références ! Anna Besson, qui est liée à la Belgique, puisqu’elle enseigne au Conservatoire royal néerlandophone de Bruxelles, répond aux questions de Crescendo Magazine.
Pour les flûtistes, ces concertos de Mozart sont parmi les œuvres les plus connues et l’un des fondements de votre répertoire. Qu’est-ce qui vous a motivé à les enregistrer ?
J'ai tant joué ces concertos sur flûte moderne depuis mon enfance sans jamais vraiment comprendre comment parvenir au plus proche de ce qu'avait imaginé Mozart que la redécouverte de ce répertoire sur instrument d'époque a été un vrai déclic pour moi. Les jouer sur la flûte traversière traversière en bois (conique à une clé) répondait à presque toutes mes questions d'interprétation que ce soit au niveau du phrasé, des couleurs ou du timing, en apportant un tel éclairage à mon jeu et ma conviction de musicienne que l'idée de les graver au disque s'est imposée comme une évidence.
Vous êtes accompagnée pour cet enregistrement de l’ensemble A Nocte Temporis sous la direction de notre compatriote Reinoud van Mechelen. Comment avez-vous amorcé la perspective d’enregistrer avec cet ensemble et son chef.
Après avoir enregistré le dernier volet de la trilogie autour de la voix de haute-contre consacré au chanteur Legros, muse de Gluck, nous avions envie de continuer vers le répertoire classique et notamment Mozart : les airs de concert pour ténor pour lui et les concertos pour moi, en imaginant une sorte de diptyque, d’où les pochettes de nos disques qui une fois réunies forment une seule et même image. Nous nous sommes beaucoup renseignés sur la formation de l’orchestre à l’époque de Mozart, aux cadences, aux longueurs d’appoggiatures et autres questionnements pour être au plus proche de ce qui aurait pu se faire à la fin du XVIIIeme siècle à Vienne.
On connaît bien Reinoud van Mechelen comme chanteur. Est-ce que jouer et enregistrer ces concertos avec un chef d’orchestre qui a une pratique de chanteur a amené une réflexion différente sur la manière d’envisager les œuvres, les équilibres, les respirations ?
Travailler sous la direction d’un chanteur est un véritable atout. Ça l'est depuis notre tout premier enregistrement de cantates de Bach en 2016 et pour tous les projets de musique française qui ont suivi. La vocalité de l’ensemble, la capacité à exprimer les émotions contenues dans les œuvres ont été notre première mission depuis les débuts de l’ensemble et travailler avec Reinoud est une grande chance, dans Mozart comme dans Rameau !
Sur cet album, il y a le célèbre Concerto pour flûte et harpe, instrumentation assez rare. Comment trouver les bons équilibres entre ces deux instruments à la base si différents ?
Ces deux instruments n’ont en effet rien en commun mais leurs sonorités se marient extrêmement bien. Il y a par ailleurs pléthore de répertoire pour ce duo, notamment au début du XIXe siècle. Le grand avantage de jouer avec une harpe est que sa sonorité laisse toute la marge nécessaire pour aller chercher l’extrême des nuances et couleurs propres à chaque instrument sans crainte d’être couverte par l’autre (comme ça peut être le cas avec un piano). Nous avons d’ailleurs décidé de monter un programme en duo avec Clara en mettant à l’honneur le répertoire pour flûte et harpe de la période du Premier Empire en France.
Crescendo Magazine amorce un tour des Flandres pour évoquer les grandes institutions musicales du Nord de notre pays. Des opérateurs culturels particulièrement intéressants, créatifs et dynamiques dont nous ne parlons que trop peu. Pour cette première étape, nous rencontrons Jan Vandenhouwe, directeur artistique Opera Ballet Vlaanderen (OBV), la plus grande institution musicale flamande. Ma première question est sous forme de constatation. La saison 2025-26 d’OBV commence extrêmement bien, un Parsifal qui en a mis plein la vue et les oreilles au public, un Wozzeck qui a été repris en Chine, un ballet Grand finale qui a été un grand succès, un concert Beethoven/Mahler magnifique sous la baguette d’Alejo Perez . Tout va bien, alors, à Opera Ballet Vlaanderen ?
Oui, je pense que ça va bien ! J’ai pris mes fonctions en septembre 2019. Après trois productions, la pandémie de Covid-19 est survenue. Cette période nous a permis de réorganiser et de structurer les opérations complexes de notre institution, qui regroupe différentes entités, deux sites à Anvers et Gand, mais aussi, l'opéra, le ballet et l’orchestre.
Depuis la pandémie, nous observons une augmentation significative du public, même des abonnements, pour le ballet. Cela suggère que notre public adhère à l'orientation que nous prenons.
Cependant, nous constatons également un changement dans les habitudes du public. Avant la pandémie, la fréquentation était plus stable et les spectateurs prenaient des tickets en bien en amont des représentations. Aujourd'hui, chaque nouvelle production doit créer un véritable engouement, un "buzz", comme ce fut le cas pour Wozzeck. Quelques semaines avant la première, nous avions l'impression que le ticketing avait un peu de mal à démarrer et finalement les articles de presse ont été très bons, le bouche à oreille à très bien fonctionné et le public est finalement venu en grand nombre.
Vous revenez de Chine où votre production de Wozzeckprésentée, à Anvers et Gand, à la fin du printemps dernier, a été donnée dans le cadre du Festival de musique de Pékin. Comment OBV a été associé à cet évènement qui a marqué la création de Wozzeck en Chine ?
Le Beijing Music Festival avait présenté, il y a quelques années Lulu, en première chinoise. La découverte de cet opéra a été marquante pour le public chinois, et le festival a rapidement souhaité monter l’autre opéra d’Alban Berg : Wozzeck. C'est ainsi qu'ils ont contacté des maisons lyriques européennes pour trouver une nouvelle production de Wozzeck à importer. Connaissant le travail du metteur en scène Johan Simons lorsqu'il dirigeait le Kammerspiele de Munich (et qui avait été en tournée en Chine), ils se sont intéressés à notre production. Après la présentation du concept, ils ont été convaincus.
Sur place, j'ai été impressionné par le public, souvent très jeune, extrêmement bien préparé et particulièrement intéressé. J'ai eu le sentiment que chacun s'était beaucoup renseigné sur l’opéra, considérant la première représentation de Wozzeck en Chine comme un véritable événement. Le festival était également très bien organisé, avec des techniciens efficaces. Le décor a été entièrement reconstruit sur place pour s'adapter à la scène, qui était cinq mètres plus large que la nôtre. L'exécution a été d'une grande efficacité et d'une précision remarquable. Ce fut une très belle collaboration.
L’orchestre est à un tournant, puisque son directeur musical Alejo Pérez vient de quitter ses fonctions avec une production de Parsifal et un concert Beethoven / Mahler magnifique ! Quel bilan tirez-vous de son mandat et quelles sont les perspectives futures ?
La collaboration avec Alejo Pérez a été fructueuse. Je le connaissais déjà de l'époque où je travaillais avec Gérard Mortier. Il avait été l'assistant de Christoph von Dohnányi et il avait dirigé des productions à Madrid. Je savais qu'il était très ouvert à la collaboration avec les metteurs en scène novateurs. C'est également un spécialiste de la musique contemporaine, ce qui lui permet d'aborder l'ensemble du répertoire avec cette perspective. De plus, il avait déjà dirigé avec succès Pelléas et Mélisande et Lohengrin pendant le mandat de mon prédécesseur Aviel Cahn, et ayant constaté la satisfaction de l'orchestre à travailler avec lui, il m'a semblé naturel de lui proposer de nous rejoindre.
De plus, nous avons eu le départ à la retraite de nombreux musiciens ces dernières années et à l'arrivée de jeunes musiciens. Alejo Pérez a été activement impliqué dans les processus de recrutement, et il a su motiver et créer une dynamique avec l'orchestre. Enfin, il est bénéfique que l'orchestre ne soit pas cantonné à la fosse, mais qu'il participe également à des concerts et à des ballets.
Alejo Pérez est resté en poste 6 ans et je trouve que c’est une bonne durée pour un travail commun. Je constate que le niveau de l’orchestre a encore progressé sous sa direction.
Le violoncelliste Gautier Capuçon rend hommage à la terre, avec son nouvel album “Gaïa”. En 17 partitions de 16 compositrices et compositeurs, il alerte sur le réchauffement climatique et ses conséquences. Aventurier de son temps, il emmène son violoncelle sur les hauteurs du Mont Blanc pour témoigner des bouleversements que subit cette montagne de légende, toit de notre Vieux continent. Gautier Capuçon est un artiste engagé qui aime défendre la musique de son temps et aider la jeune génération d'artistes. Crescendo Magazine se réjouit de s'entretenir avec ce très grand musicien.
Un album qui porte le titre de Gaïa, ce n’est pas commun ! Pouvez-vous nous présenter le concept ?
Cet album est en effet dédié à notre planète la terre mais également à la problématique du réchauffement climatique en lien avec les images du Mont-Blanc, montagne qui m’est chère et qui en subit les conséquences de manière spectaculaire.
Les compositeurs et les compositrices présents au programme de cet album expriment leurs liens avec la terre de différentes manières. Certaines œuvres sont plus alarmantes, plus angoissantes et on sent l'inquiétude des conséquences du réchauffement climatique derrière les notes. D'autres sont beaucoup plus lumineuses et célèbrent cette terre. J’avais laissé les compositeurs complètement libres. Les seules indications qu'ils avaient, c'était bien sûr l’instrument à disposition : le violoncelle.
Sur cet album, il y a 17 œuvres de compositrices et compositeurs différents. Comment les avez-vous choisies ?
C'est un projet qui a mis du temps à se construire parce qu'effectivement il y a 17 œuvres de 16 compositrices et compositeurs différents. J’avais vraiment envie de poursuivre cette exploration de la musique, la musique avec un grand “M”, mais avec des compositrices et compositeurs qui viennent d'univers et de genres musicaux différents, donc pas nécessairement des noms que l'on peut rencontrer sur des programmes de concerts de musique classique ou dans des salles traditionnelles.
Personnellement, j’ai le privilège de pouvoir explorer des œuvres de musique très différentes.Ces dernières années, j’ai eu la chance de travailler et de créer des oeuvres de Thierry Escaich, Lera Auerbach, Wolfgang Rihm, Jörg Widmann, Karol Beffa, Qigang Chen, Bryce Dessner, Richard Dubugnon, Philippe Manoury, Bruno Mantovani, Wolfgang Rihm….et c’est pour moi aussi une exploration nouvelle de m’ouvrir à d’autres genres musicaux et c’est infiniment enrichissant.
Il y a des singularités fort différentes mais ce qui les rassemble c'est la musique. La musique représente pour moi des émotions que l'on reçoit en tant qu'auditeur et en tant qu'artiste.
Je pense que, pour toucher un public avec ses émotions, il faut déjà qu'on les ressente en tant qu'artiste. Il faut qu’une œuvre me plaise et me parle avant que je puisse en parler et l'interpréter avec mon cœur et mon âme.
À la lecture des noms, certains de ces créateurs appartiennent à la mouvance New Classical plutôt orientée vers une forme d'easy listening et pas vers l'avant-garde. Cette dernière ne peut-elle pas témoigner des douleurs de la Terre ?
Je pense que chacun a des choses à dire et c'est ce qui fait aussi l'extrême richesse de la musique. Je n'ai pas voulu mettre ces compositrices et compositeurs dans une certaine catégorie. C'est pour ça que j'ai voulu explorer avec un champ très large et les sélectionner par rapport aux émotions que je ressens et non pas par rapport à d'éventuelles catégories.
D'ailleurs, ce sont souvent des commentateurs qui mettent les artistes dans certaines catégories ! Ce n'est certainement pas le compositeur (ou rarement) qui se définit comme appartenant à une certaine catégorie !
Ces artistes ont été sélectionnés pour la musique qu'ils écrivent et pour ces émotions qui sont véhiculées par leur musique.
Olivier Korber est un artiste singulier au parcours atypique. Pianiste mais également compositeur, il fait paraître, chez Arion, un album monographique avec en tête d’affiche sa partition La journée de Gargantua » (pour orchestre de chambre avec piano) qui nous emmène vers Rabelais. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ce musicien foncièrement indépendant.
Vous faîtes paraître un album intégralement monographique. C’est une étape dans la vie d’un artiste. Qu’est-ce que ce disque représente pour vous ?
Cet album restera un jalon unique dans ma vie. Grâce à la confiance du label Arion Music, nous avons pu réunir quinze interprètes autour de compositions inédites, formant un programme qui traverse les multiples facettes de mon univers musical. Enregistrer toutes ces nouvelles œuvres a été une expérience paradoxale. Les micros ont permis de fixer cette musique pour la première fois, mais en même temps, le disque est l’acte de naissance de ces œuvres, prêtes à vivre leur vie hors de moi de manière tout à fait imprévisible.
Cela a d’ailleurs commencé dès le studio. Les musiciens sont tous arrivés avec une interprétation déjà aboutie, malgré l’absence de toute référence préalable. J’ai été profondément touché qu’ils se soient à ce point appropriés ces mondes. J’ai bien sûr eu l’occasion de préciser mes intentions musicales, ce qui est essentiel pour une première fixation, mais j’ai aussi été agréablement surpris par nombre de leurs initiatives que je n’aurais pas imaginées. Ce disque est donc, à mes yeux, un objet très vivant.
Cet album vous présente comme compositeur, mais vous êtes aussi un musicien au parcours singulier car vous êtes également pianiste mais vous menez une brillante carrière dans l’économie, domaine que vous avez même enseigné dans le supérieur. Qu’est ce qui vous a attiré vers la composition ?
J’ai commencé à écrire de la musique très tôt, bien avant d’étudier, d’enseigner ou de donner des concerts. Enfant, lorsque j’ai débuté le piano, il n’y avait pas de frontière nette entre les pièces que j’apprenais et tout ce que j’improvisais. Vers mes dix ans, je passais un temps formidable à jouer aux Lego. D’abord en suivant les notices, puis en démontant tout pour réutiliser les briques et façonner mes propres jouets, au gré de mes aventures imaginaires du moment. Cela coïncide avec le moment où, très naturellement, j’ai commencé à « m’auto-écrire » des pièces, dans le même esprit qui m’animait lorsque je me construisais des jouets.
Il s’agissait d’abord de fixer sur le papier ce qui m’excitait le plus dans mes improvisations, pour retrouver le plaisir de rejouer ce que mes doigts avaient accidentellement découvert. Comme j’étais frustré que ces moments s’interrompent trop vite, il m’a donc fallu empiler plusieurs de mes fragments notés. Ce qui impliquait de les choisir, les ordonner, et tenter de les relier. Bien sûr, j’ignorais que je commençais là à acquérir les rudiments de l’artisanat d’un compositeur.
Votre musique est décrite comme “affranchie des écoles”. Est-ce important pour vous de tracer un chemin en étant libre ? Cependant, vous avez bien au fond de vous, l’un ou l’autre compositeur ou compositrice que vous admirez particulièrement (du passé ou du présent) ?
Je crois que l’important est de poursuivre en soi ce qu’il y a de plus authentique. En pratique, cela exige d’éliminer tout ce qui n’est pas véritablement indispensable, et d’assumer ce que l’on aime. J’ai l’impression d’être à la fois un chercheur d’or qui passe un fleuve au tamis, et un architecte garant de la cohérence d’une vision d’ensemble. Mais faut-il encore reconnaître les pépites, parvenir à les tailler, et découvrir leur juste agencement. Je suis en réalité l’esclave d’une boussole intérieure qui ne s’aligne, et ne me laisse en paix, que lorsque tout vibre avec justesse.
Parmi les compositeurs du passé, c’est sans surprise à Beethoven que je me réfère le plus. Je suis de plus en plus bouleversé par l’humanité de son langage et stupéfait par la fiabilité de sa boussole, qui confère à son écriture un caractère d'inévitabilité et un équilibre qui me semblent inégalés.
Au XXe siècle, je me sens le plus en famille auprès de Prokofiev, Ravel, Bartok, Stravinsky, Chostakovitch, Britten et Dutilleux.
Plus proche de nous, j’ai une immense admiration pour nombre d’oeuvres de Guillaume Connesson et Thomas Adès.
La mezzo-soprano franco-suisse Eve-Maud Hubeaux, s’est imposée comme l’une des grandes chanteuses de notre temps, passant avec aisance du répertoire baroque à Wagner, sans perdre de vue les grands rôles verdiens. Alors qu’elle vient de triompher dans Aïda à l’Opéra de Paris, elle s’apprête à chanter Fricka dans Die Walküre, également sur la scène de l’ONP
Nous avons pu vous voir à l’Opéra national de Paris dans un panel de rôles assez large, de Doña Prouheze (dans Le Soulier de satin de Dalbavie) à la Grande Vestale (dans La Vestale de Spontini), en passant par Gertrude (dans Hamlet de Thomas), Amneris (dans Aïda de Verdi) ou encore Fricka (dans Rheingold et Walküre de Wagner). Qu’est-ce qui a motivé cette pluralité à ce stade de votre carrière ?
Effectivement, je fête mes dix ans à l’Opéra de Paris cette saison. Je ne trouve pas que cela soit si divers que cela ; cela pourrait l’être davantage au regard du répertoire que je chante. À titre d’exemple, après La Walkyrie, je serai dans une production de Castor et Pollux à Genève, ce qui sort du répertoire du XIXᵉ siècle. La création contemporaine m’intéresse également beaucoup.
L’éclectisme vient peut-être du fait que j’aime cultiver cette pluralité, qui me semble saine vocalement, notamment dans le répertoire classique et baroque, car il permet de ne pas trop alourdir la voix. En outre, cette diversité permet aussi d’aborder des rôles différents, car l’on observe tout de même une dramaturgie assez typée selon les époques.
Forcément, plus la carrière avance, plus les rôles se resserrent, car l’on finit par être demandée dans certains répertoires particuliers. Mais j’ai toujours à cœur de cultiver cette pluralité, et je m’efforce, avec mon agence, de la conserver chaque saison, en maintenant un équilibre entre les rôles romantiques — souvent assez lourds — du XIXᵉ siècle, et le reste : on met une Carmen, une Amneris et une Eboli maximum, puis l’on complète avec des choses plus légères. J’ai également beaucoup de plaisir à interpréter des rôles comiques, qui m’amusent énormément.
Un rôle ou un opéra qui vous ferait rêver ?
Je n’ai pas vraiment de rôle ou de maison d’opéra où je rêverais de chanter. Mon but est surtout de profiter de mon ascension pour m’enrichir artistiquement des gens avec qui je travaille.
La chance, lorsque l’on est dans de grandes maisons lyriques, réside aussi dans le fait que l’on est entouré de collègues chanteurs de haut niveau, ce qui crée une belle émulation technique et vocale, mais aussi de metteurs en scène ayant une certaine radicalité dans leurs points de vue — même si ce n’est pas toujours évident pour le public.
J’ai fait une rencontre incroyable avec Krzysztof Warlikowski à Paris sur Hamlet. En tant que femme, indépendamment de ma vie d’artiste, cela a été bouleversant dans les discussions que nous avons eues ; et je me dis qu’il y a peu de métiers où l’on peut vivre un pareil enrichissement. C’est certainement cela que je recherche dans ma vie, au-delà de la musique. En réalité, j’ai énormément de chance, car j’ai globalement déjà réalisé tous mes rêves.
La violoniste Iris Scialom et le pianiste Antoine Bonnet font paraître un album (Scala Music) titré Arborescence et qui repose un parcours musical au fil de partitions de Fauré, Ravel et Enesco. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec ces deux jeunes musiciens de grands talents.
Votre album propose des œuvres de Fauré, Ravel et Enesco et il porte le titre d'Arborescence. En quoi ce parcours musical est-il une “arborescence” ?
Nous voyons ce programme comme une arborescence au sens propre : un réseau vivant de racines et de ramifications. Fauré en serait le tronc, le point d’ancrage, et Ravel et Enesco, deux branches issues de cette même source, chacun développant son langage propre à partir d’un même enseignement. Ce lien de filiation, mais aussi de liberté, nous a beaucoup inspirés.
Pour ce premier album, le choix des œuvres est aussi difficile que déterminant, surtout au regard de l'immensité du répertoire. Comment avez-vous porté votre choix sur ces trois partitions françaises et non sur des œuvres allemandes, anglaises ou autres ?
Nous avions envie d’un programme qui raconte une histoire, à la fois humaine et musicale. La fin du XIXᵉ siècle français est une période fascinante : alors que l’opéra domine encore la scène, certains compositeurs — dont Fauré — cherchent à réinventer la musique de chambre. Il y a chez eux une volonté de se détacher du modèle germanique sans pour autant le rejeter, de trouver une voie singulière, plus libre, plus intimiste.
Les trois sonates que nous avons choisies s’inscrivent pleinement dans cette démarche. Elles sont toutes liées par le cadre de la classe de Fauré, mais elles diffèrent profondément par leur écriture et leur tempérament. C’était une manière pour nous de tisser un récit cohérent, où chaque œuvre éclaire les deux autres.
L’OPRL et le Grand Théâtre de Provence ont décidé d’unir leurs forces pour la création de la dernière œuvre de Camille Pépin,La nuit n’est jamais complète d’après un poème de Paul Eluard. Pour l’occasion, Renaud Capuçon, qui avait déjà créé son concerto pour violon, Le soleil a pris ton empreinte, dirigera l’orchestre liégeois dans un concert qui associe la suite d’Intermezzo de Richard Strauss, la Siegfried-Idylle de Wagner et le 4e concerto de Mozart qu’il dirigera du violon.
Camille Pépin a connu une carrière jalonnée de prix : Sacem et Ile de création en 2015, Prix de l’académie des Beaux-Arts en 2017, Victoire de la musique classique en 2020 et Grand Prix Sacem de la musique contemporaine en 2024.Aix-en-Provence l’a découvert lors du festival Nouveaux horizons 2023 où Guillaume Bellom et Renaud Capuçon ont créé Si je te quitte nous nous souviendrons, sa pièce pour violon et piano. Carrefour de l’impressionnisme et du répétitif américain, son œuvre s’inspire de la nature et de la peinture, ses compositions portant des titres poétiques, empruntés ou inventés. Elle écrit elle-même des notices très précises sur ses œuvres, véritables clés pour l’audition.
Une méditation sur la nuit et la lumière
Pour Camille Pépin, il existe une lumière au fond de la nuit : c’est ce message d’espoir qu’elle veut nous communiquer. La partition comporte deux parties, la traversée de moments sombres et la possibilité d’une main tendue. L’œuvre commence dans la rumeur des cordes où circulent de fugitives lueurs des vents et des percussions. Insensiblement, une motricité se met en place, discrète ou violente mais implacablement présente comme si une force secrète traversait l’œuvre. Une lutte s’installe entre la tempête du désespoir et l’espérance d’une main tendue. De grands climax, parfois tragiquement ténébreux s’imposent avant que le climat ne retombe dans une douceur où percent de fugitifs instants de lumière. De ce quasi silence nait au début de la seconde partie, un rêve doux et lumineux marqué par le retour des vents. Le vibraphone inexorable marque la pulsation Le motif obstiné de la tempête intérieure réapparait mais, après un dernier tutti, la matière s’apaise jusqu’au retour progressif de l’atmosphère douce et fragile du début. La texture brumeuse des cordes s’efface en une longue tenue énigmatique : la nuit n’est jamais vraiment complète et on peut croire en une lumière dans la nuit.
Comme tel, l’œuvre semble correspondre à un vécu précis. Dans une interview réalisée à Liège, au cœur des répétitions, Camille Pépin s’en explique tout en nous révélant les composants de son travail de composition.
Le compositeur américain Kevin Puts est assurément l’un des grands noms de la scène actuelle. Récipiendaire d'un prix Pulitzer, dès 2012, pour son opéra Silent Night, sa carrière artistique est jalonnée de succès comme son autre opéra The Hours que nous avions particulièrement apprécié. Kevin Puts est également un compositeur qui excelle dans les domaines lyriques et symphoniques. Alors que l’Orchestre symphonique de St.Louis, sous la direction experte de Stéphane Denève, fait paraître un album monographique (Delos), le compositeur répond aux questions de Crescendo-Magazine.
Cet album présente diverses partitions symphoniques, et à la lecture du livret, on comprend que derrière ces partitions se cache une inspiration narrative, qu'il s'agisse d'événements terribles comme la fusillade qui a eu lieu dans une école à Uvalde en 2022 (Concerto pour orchestre) ou d'une inspiration lyrique avec Night Elegy, qui provient de votre opéra Silent Night. La narration est-elle un support essentiel à la musique ? Ne peut-il pas y avoir de musique abstraite ?
Non, je ne pense pas que ce soit nécessaire du tout. Il y a des cas où je veux faire allusion à l'inspiration pour quelque chose, mais ce n'est pas nécessaire. On m'a parfois poussé à trouver des titres pour aider à programmer plus souvent une œuvre. Cependant, dans mes partitions très récentes (principalement des concertos), j'ai abandonné ces titres descriptifs, car je ne pense pas que le public en ait besoin. La musique suffit !
Cet album s'ouvre sur votre Concerto pour orchestre. Lorsque nous lisons le titre « concerto pour orchestre ", nous pensons immédiatement aux célèbres concertos pour orchestre tels que ceux de Bartok, Lutoslawski et même Kodaly. De plus, contrairement à un opéra, une symphonie ou un concerto avec soliste, le concerto pour orchestre n'est pas si courant. Qu'est-ce qui vous a motivé à composer un concerto pour orchestre ? Est-il possible de s'affranchir des autres « modèles » de concertos pour orchestre ?
Stéphane Denève m'a demandé d'écrire quelque chose pour le merveilleux Orchestre symphonique de Saint-Louis, et j'avais en tête depuis quelques années l'idée d'un « concerto pour orchestre », une sorte de pièce de bravoure pour orchestre. J'adore d'ailleurs les morceaux que vous avez mentionnés. J'avais initialement prévu plusieurs mouvements supplémentaires, mais c'est finalement là où j'ai abouti. Comme vous pouvez l'entendre, je n'invente pas une nouvelle approche de l'harmonie, de la mélodie ou du contrepoint, et même mon orchestration s'appuie principalement sur des techniques « éprouvées », à quelques exceptions près. Mais l'histoire que je peux raconter, à travers la forme et la structure générale de l'œuvre, est un domaine dans lequel je pense pouvoir apporter quelque chose de nouveau au public, l'emmener dans un voyage surprenant et inattendu.
Sur cet album, il y a un court morceau intitulé Virelai, basé sur Guillaume de Machaut. Qu'est-ce qui vous attire dans la musique de ce compositeur ?
Il est difficile de déterminer précisément pourquoi une mélodie est si séduisante. Je suppose que s'il existait une formule, tout le monde écrirait des mélodies que l'on ne peut s'empêcher de chanter. Mais j'ai entendu celle-ci lorsque j'étais étudiant à Eastman dans les années 90 et je l'ai toujours aimée. Il y a quelques années, j'ai essayé de la développer à la manière du Bolero de Ravel, mais je n'ai pas eu la patience de laisser l'orchestration se développer progressivement à un rythme aussi lent ! Ou peut-être que la mélodie ne se prête pas à ce traitement. Et dans ce cas, on m'a demandé une courte ouverture de concert. Ce qui est si intéressant dans cette mélodie, c'est que Guillaume de Machaut (qui a vécu de 1300 à 1377) l'a écrite avant que le concept de mesure rythmique (comme 4/4 ou 6/8) tel que nous l'utilisons aujourd'hui dans la plupart des compositions musicales n'existe. La mélodie est donc composée d'une série de groupes de deux ou trois notes appelés « modes rythmiques » utilisés par les musiciens à l'époque médiévale. La mélodie comporte de merveilleuses syncopes, telles que nous les entendons aujourd'hui, et j'ai pris beaucoup de plaisir à trouver un cadre métrique et harmonique pour une mélodie qui n'en avait à l'origine !
Vous êtes originaire de Saint-Louis, et cet album a été enregistré avec l'Orchestre symphonique de Saint-Louis dirigé par Stéphane Denève. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?
Je dirais que Stéphane Denève et moi sommes des âmes sœurs ! Nous aimons beaucoup les mêmes musiques et en parlons beaucoup... Et j'ai développé une relation vraiment merveilleuse avec l'orchestre au fil des ans, depuis qu'il a créé l'une de mes pièces, sous la direction de Leonard Slatkin, en 2004. Je suis né à Saint-Louis, j'y ai vécu jusqu'à l'âge de dix ans, et ma grand-mère me parlait souvent de l'orchestre et du Powell Hall, qui a été magnifiquement rénové et agrandi pour devenir un centre musical à la pointe de la technologie. C'est donc assez surréaliste de revenir à Saint-Louis en tant que compositeur professionnel, ce que je n'aurais certainement pas pu imaginer lorsque je jouais les bandes originales de John Williams sur le piano de ma grand-mère !
La pianiste belge Cassandre Marfin avait été remarquée par un album consacré à des partitions d’Olivier Messiaen. Pour Cyprès, elle fait paraître un album dont le titre “jusqu’à la nuit, le bleu”, étonne et interpelle. La jeune musicienne y tisse des liens entre Alexander Scriabine, Olivier Messiaen et Amy Beach. C’est indéniablement un album réfléchi et de haute qualité, qui se distingue dans le flot incessant de parutions souvent trop insipides. Cassandre Marfin répond aux questions de Crescendo-Magazine
Votre album porte le titre, “jusqu’à la nuit, le bleu”...Alors pourquoi ce thème du bleu et pourquoi le lier à la nuit, car cette couleur peut symboliser tant de choses…?
La genèse du projet se puise tout d'abord dans la recherche des correspondances entre les sons et les couleurs. Venant d'un premier album autour d'Olivier Messiaen qui mettait en avant son travail autour des chants d'oiseaux et de sa foi religieuse, il me restait encore cet aspect coloré à explorer. Je désirais aussi étendre le répertoire avec Alexander Scriabine et Amy Beach, qui sont des compositeurs chez qui nous retrouvons ce travail. Les recherches étaient assez conséquentes, et il y avait beaucoup de choix quant au chemin à prendre. J'ai donc décidé d'éviter de trop me restreindre, et de travailler autour de 3 couleurs primaires : le bleu, le jaune et le rouge.
Le choix de commencer par la couleur bleu a été assez évident, puisque c'est une couleur qui parle facilement. Elle représente la couleur favorite de notre société européenne, c'est une couleur neutre, qui se porte, qui se représente et qui s'utilise aisément. C'est donc une belle entrée en matière.
Le bleu appelle immédiatement dans l'imaginaire à la mer et le ciel. Néanmoins, je trouvais la correspondance un peu facile, et cette symbolique ne correspondait pas à l'ambiance que je désirais y mettre avec ces compositeurs du XXème siècle. En étudiant l'évolution du bleu dans nos sociétés, j'ai aimé l'image du mystère, de l'indicible, très bien dépeint par la sonate n°6 de Scriabine. Cette évocation m'apparaît plus magique, et séduisante, que ce soit dans la musique ou dans le choix des pièces.
Ce disque s’articule autour de 2 compositeurs (Scriabine et Messiaen) et une compositrice Amy Beach, qui forment un grand écart géographique de la Russie, aux USA en passant par la France. Pourquoi ce choix de ces 3 artistes, si différents ? Qu'est-ce qui les rapproche selon vous ?
Le point commun est d'abord la synesthésie dans son rapport son-couleur. Ce sont des compositeurs qui ont été influencés littéralement par cette faculté, et qui ont donc soigneusement choisi les tonalités de leur pièce, ainsi que les ambitus, les accords etc. Le second point commun est la recherche d'un nouveau langage, et le questionnement des codes de leur époque. Amy Beach s'est inspirée longtemps de la nature, mais aussi de mélodies traditionnelles (on le remarque plus dans son répertoire de musique de chambre) et folkloriques. Scriabine qui explose la notion de tonalité, Messiaen qui construit ses œuvres sur bases de ses modes... Il y a là une réelle proposition qui me semble très riche à explorer et à présenter.
La pianiste Elisabeth Leonskaja va célébrer, ses 80 ans, en novembre prochain. La légendaire pianiste sera en concerts à travers l’Europe pour des récitals et de la musique de chambre. Dans le même temps, elle met une touche finale à des enregistrements très attendus qui vont compléter sa très vaste discographie, l’une des plus considérables de notre temps, en termes de qualité. Crescendo Magazine est particulièrement heureux de s’entretenir avec l’une des musiciennes préférées des mélomanes.
Vous avez partagé la scène avec le jeune pianiste Mihály Berecz lors d'un concert au festival Piano aux Jacobins. Que pensez-vous de la nouvelle génération de pianistes ? Est-il important de les soutenir de cette manière, en partageant la scène avec eux ?
L'amitié musicale entre les générations est indispensable et fait partie intégrante de la vie de presque tous les artistes. Il en a été de même dans ma vie - un véritable miracle - avec Sviatoslav Richter. C'est un sentiment merveilleux et bienfaisant de confiance, de respect, de convivialité et de musique, enrichissant pour les deux côtés.
Vous avez enregistré les trois dernières sonates de Beethoven en concert à Cologne. L'expérience du concert est-elle essentielle pourenregistrer ces immenses chefs-d'œuvre ?
Le concert à Cologne a eu lieu et j'espère que le disque sortira bientôt. Quand on a un enregistrement en studio, on essaie d'imaginer l'atmosphère du concert. Dans un concert, où l'on est entouré par le public, la perfection de l'enregistrement est à nouveau importante. Les deux situations sont intéressantes et passionnantes.
Dans vos programmes de récital, vous mettez très souvent Schubert à l'honneur. Schubert est-il une référence incontournable à laquelle vous devez revenir régulièrement ?
Les textes des grands compositeurs exigent une grande attention et une grande profondeur. Je suis toujours étonnée de découvrir autant de nouvelles choses à chaque fois que je revisite le même morceau.
Mozart, Beethoven, Schubert et Schumann me semblent être des compositeurs auxquels vous accordez une grande importance dans vos programmes, peut-être plus qu'à Chopin ou Tchaïkovski, dont vous êtes pourtant un grand interprète. Est-ce que je me trompe ?
Quelle chance ! Je me demande combien de vies les pianistes doivent vivre pour maîtriser tout le répertoire. J'ai beaucoup joué Chopin et je reviens toujours à ce poète unique du piano. Tchaïkovski n'a écrit qu'une seule sonate, que je joue sans cesse. Schubert, lui, en a écrit 20 ! C'est pourquoi on a l'impression que je laisse Chopin et Tchaïkovski « entre eux ».