Serge Dorny épinglé

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Mediapart, qui n'a pas l'habitude de s'avancer sans argument, met en cause aujourd'hui notre compatriote Serge Dorny, à la tête de l'Opéra de Lyon.
Voici ce que le site publie.

Hôtels de luxe, grands restaurants et week-ends sans justification professionnelle… Nos partenaires de Mediacités ont épluché les notes de frais de Serge Dorny, directeur de l’opéra de Lyon, qui s'élèvent en moyenne à plus de huit mille euros par mois. Le résultat laisse pantois, alors que les personnels de l'institution subissent des baisses de budget. Révélations et documents.

Mediacités-Lyon (NDLR: partenaire de Mediapart) La scène ne manque pas de piquant… Le 16 mars, Serge Dorny, directeur de l’opéra national de Lyon, est auditionné par la commission « affaires culturelles » de la région Auvergne-Rhône-Alpes, un des financeurs de l’institution. L’élue écologiste Myriam Laïdouni-Denis le tance : pourquoi a-t-il « délocalisé » la fabrication des décors de certains spectacles à l’étranger au détriment de l’emploi local ? Passablement irrité, Serge Dorny s’érige en patron économe, attaché à une « utilisation responsable des deniers publics », selon la retranscription des débats.

C’est pourtant un portrait bien différent du directeur de l’opéra que Mediacités est en mesure de dresser. Il y a quelques semaines, nous avons eu accès à plus de 3 500 copies de ses notes de frais. Factures d’hôtels, de restaurants, de fleuristes… Nous avons épluché toutes ses dépenses effectuées en espèces ou avec une carte de paiement de l’opéra, ainsi que les sommes engagées pour ses très nombreux déplacements sur trois années (2013, 2014 et 2015). Tous ces documents révèlent un train de vie de diva. Les dépenses sont surprenantes, voire totalement injustifiées, loin, très loin d’une « utilisation responsable des deniers publics ».

Entre 8 000 et 8 500 euros de frais par mois
Selon nos calculs, les frais de Serge Dorny s’élèvent en moyenne à 8 000, 8 500 euros par mois. Ils s'ajoutent à une rémunération qui peut varier selon les mois mais qui est de l'ordre de 20.000 euros par mois, selon des sources internes. Le détail de ces frais ? Commençons par les frais de bouche. Le directeur de l’opéra a son rond de serviette à la brasserie « Le Nord », établissement de la galaxie Bocuse, et chez la célèbre « Mère Brazier ». Deux restaurants prestigieux, situés de part et d’autre de la place de la Comédie, où il invite le tout-Lyon. Un soir, le chef d’orchestre Kazushi Ono et son épouse : 644 euros. Un autre, Robert Badinter (l’ancien garde des Sceaux s’était improvisé librettiste pour l’opéra de Lyon en 2013) : 289 euros. Un midi, le sénateur et maire de Lyon Gérard Collomb : 272 euros. Un autre, le patron de GL Events, Olivier Ginon : 285 euros.
À Paris, Serge Dorny affectionne « Marius & Janette », adresse de poissons et de fruits de mer de la très chic avenue Georges-V. À sa table défilent journalistes (Jean-Marie Colombani de Slate.fr : 282 euros) ou politiques (la sénatrice PS Catherine Tasca, ancienne ministre de la culture : 300 euros). Soyons juste : Serge Dorny déjeune certains jours pour 15 euros quand il invite… son assistante. Selon que vous serez puissant ou misérable.

Du ticket de métro au stylo de luxe
De l'hôtel Hilton de Kiev à l’Okura d'Amsterdam, en passant par le Stanhope à Bruxelles, le directeur de l’opéra collectionne les séjours dans les hôtels cinq étoiles. « À l’occasion d’une tournée à Oman, les chanteurs ont d’ailleurs réclamé à être logés dans le même établissement que lui car le leur était moins bien », se souvient, ironique, un agent technique de l’opéra. Quand il dort à Paris, Serge Dorny descend en général à l’hôtel de Sers, 435 euros la nuit, sis dans un discret immeuble de style haussmannien, à deux pas des Champs-Élysées.

Et quand il se rend en juillet au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, il opte pour le Domaine de Capelongue, coquet « Relais et châteaux » lové au cœur du Lubéron… à une heure de route d’Aix. En 2014, il y passe cinq nuits pour 2 145 euros, sans compter les frais de blanchisserie. L'homme ne néglige aucune dépense à se faire rembourser : l'achat de tickets de métro, de magazines ou même des pourboires de quelques euros (justifiés sur des Post-it ou des morceaux de papier) sont également consignés dans les dossiers de ses notes de frais.

Rendez-vous divers » à Tallinn, Kiev, Madrid…
Milan, Tokyo, Berlin, San Francisco… Serge Dorny voyage beaucoup. Normal quand il s’agit de rendez-vous avec des artistes un peu partout en Europe, de repérages de spectacles ou de montages de coproductions avec des opéras du monde entier. Rien de plus logique, en effet, pour le directeur d’une maison qui entend briller à l’international. Ce qui est beaucoup moins normal, ce sont ces déplacements sans justification que nous avons repérés dans la montagne de documents examinés. Comme cette escapade de trois nuits à Madrid, du 25 au 28 décembre 2014. « Rendez-vous divers », est-il écrit dans « l’autorisation de déplacement » consignée dans les archives de l’opéra, pour justifier le Noël en Espagne du directeur. « Il confond l’argent public de l’opéra avec ses dépenses privées », commente une de ses collaboratrices, sous le couvert de l’anonymat.

De mai 2013 à mars 2015, Serge Dorny se rend aussi à quatre reprises à Tallinn, capitale de l’Estonie, et six fois en Ukraine (à Kiev, Odessa et Donetsk). À l'époque, ces deux pays ne font l’objet d’aucune collaboration ou projet de collaboration avec l’opéra de Lyon, selon un cadre de l’institution… En général, Serge Dorny s’y rend le week-end. Des voyages frappés d’une mention « Rendez-vous divers », qui coûtent à chaque fois, hôtels et avions compris, plusieurs centaines ou milliers d’euros à l’opéra.

Un exemple ? Le 26 octobre 2013, il s’envole pour Donetsk où il passe deux nuits au Donbass Palace (400 euros) avant de faire une virée à Moscou (trois nuits à 1 065 euros), en passant par Kiev ; il se rend ensuite à Minsk en Biélorussie pour gagner Francfort-sur-le-Main en Allemagne. Justification de cette tournée dans l’est de l’Europe dont Serge Dorny semble tombé amoureux ? Un rendez-vous, un seul, avec Bernd Loebe, son homologue de l’opéra de Francfort. Donetsk, Kiev, Moscou, Minsk : sacré détour – pour la modique somme de 3 933 euros –, alors que la Lufthansa propose des vols Lyon-Francfort à partir de 120 euros !

D’autres dépenses sont tout aussi surprenantes. Le 1er octobre 2013, Serge Dorny effectue quelques emplettes chez Stylos Marbeuf, petite boutique parisienne d’une rue adjacente aux Champs-Élysées. Il achète deux stylos : le premier, à 650 euros, est destiné à être un cadeau comme l'indique une précision manuscrite sur la note de frais ; le second, à 600 euros, est, selon toute vraisemblance, pour son usage personnel puisque le directeur de l’opéra retourne, deux ans plus tard, dans la même boutique faire réparer un stylo pour 195 euros.

Nous aurions aimé recueillir les explications de Serge Dorny. Malgré nos relances, le directeur de l’opéra n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations. Ces révélations ne devraient en tout cas pas redorer son blason au sein de l'établissement. Son management y est fortement contesté depuis des années même si, de l’avis général, il a depuis 2003, année de son arrivée à Lyon, hissé l’institution lyrique à un niveau international.

« Il règne plus qu’il ne dirige »
Dans un rapport publié en 2012, la chambre régionale des comptes (CRC) s’est penchée sur la gestion Dorny pour la période 2005-2009 (période antérieure à celles des documents examinés par Mediacités). Elle ne trouvait alors rien à redire aux frais de déplacements du directeur de l’opéra. À une nuance près : l’analyse des voyages « n’a pu être effectuée qu’à partir de relevés particuliers issus des pièces de comptabilité », notait la CRC. C’est-à-dire à partir de documents produits par l’institution et non à partir des justificatifs eux-mêmes (billets d’avion par exemple). « Mais c’est, somme toute, assez classique dans nos procédures », précise un membre de la chambre.

Les magistrats pointaient par ailleurs une incongruité : sur les treize opéras français, celui de Lyon est, avec celui de Montpellier, le seul à être géré par une association. Dans ce cadre, ils s’étonnaient des larges pouvoirs dévolus au directeur général au détriment du président. Rien que du très classique dans le monde de l’opéra et du théâtre, leur répondait en substance Jacques Vistel, alors président de l’association. « La confiance témoignée à Serge Dorny est justifiée dès lors que nous constatons qu’il conduit notre maison avec rigueur », soulignait dans un courrier adressé à la CRC ce haut fonctionnaire spécialiste de la culture, disparu en début d’année. Une affirmation qui résonne bien différemment aujourd'hui…

« Un climat social profondément détérioré »
Le train de vie de leur directeur alimente les aigreurs du personnel de l'opéra, qui doit pour sa part subir les baisses continues de subventions. 350 personnes travaillent à l’opéra, sans compter la grosse centaine d’intermittents du spectacle. Sur les 350, 230 dépendent de la ville (artistes du chœur, de l’orchestre et du ballet et techniciens). Les autres (chefs de service, agents d’accueil, personnels administratifs, direction) sont employés par l’association qui gère l’opéra.

« Les personnels vivent depuis trop longtemps avec le mépris qu’éprouve Serge Dorny pour presque tout ce qui n’est pas lui », dit l'un des salariés de l'opéra, sous le sceau de l'anonymat. En 2014, les artistes, techniciens, agents d’accueil et de l’administration de l’opéra de Lyon tombent de leur chaise : leur directeur, qui était sur le départ depuis des mois pour l’opéra de Dresde, en Allemagne, ne part finalement plus. Ils publient alors une lettre ouverte et anonyme adressée à la ministre de la culture, au maire de Lyon et aux membres du conseil d’administration de l’opéra. « Frustrations », « souffrances », « autoritarisme » : ils dénoncent « un climat social profondément détérioré », et pointent la responsabilité de leur patron « incapable d’instaurer des relations humaines saines et fructueuses ».

Trois ans plus tard, le malaise demeure. « Après l’épisode de Dresde, Serge Dorny s’est rapproché des gens, a reçu tous les employés. Mais ses efforts se sont vite arrêtés. Il est redevenu autoritaire, enfermé dans sa tour d’ivoire », déplore le contrebasson Nicolas Cardoze, délégué Snam-CGT (Syndicat national des artistes musiciens). « Il règne plus qu’il ne dirige », renchérit un cadre de l’institution, qui préfère taire son nom. Le directeur a bien mis en place, ces dernières années, un dispositif baptisé « Bien travailler ensemble », qui consistait en des ateliers de travail destinés notamment à ce que les services se connaissent mieux entre eux. « Sincèrement, tout cela n’a pas été très loin », confie un membre du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Tous les professionnels rencontrés par Mediacités évoquent une pression « venue d’en haut » et liée aux contraintes budgétaires. Les collectivités ont, ces dernières années, revu à la baisse leurs subventions. « Pour autant, le nombre de spectacles reste le même. Résultat, nous rabotons sur les heures ou le nombre d’intermittents, témoigne un technicien. Un exemple : pour monter les décors du Vaisseau fantôme, la direction nous a donné trois jours et, non sans difficulté, nous avons mené le chantier en cinq jours. La même production a été jouée à l’opéra de Lille. Là-bas, nos collègues ont eu deux semaines. » « On regarde les dépenses à tous les niveaux, confirme Nicolas Cardoze. Sauf du côté de la direction. »

Décrié en interne, Serge Dorny jouit néanmoins d’une réputation flatteuse dans le monde de la culture. Le Belge, arrivé à Lyon en 2003, a il est vrai permis à l’opéra d’acquérir une reconnaissance internationale. « Sous son ère, le niveau des spectacles s’est élevé », reconnaît sans détour un employé, pourtant peu avare de critiques. Ceci explique en partie cela : le directeur bénéficie d’un soutien sans faille des grands élus locaux. À gauche comme à droite. Malgré ce contexte social connu des milieux initiés.

Plus de 37 millions d'euros de budget annuel.
Le budget de l’opéra de Lyon – 37,5 millions d’euros – est en grande partie assuré par le financement public puisque l’État, la Ville de Lyon, la métropole et la région lui versent des subventions. La Ville y contribue également par la mise à disposition de personnel à hauteur de 10 millions d’euros. Billetterie et mécénat ne représentent que 7,4 millions d’euros du total du budget (soit moins de 20 %). La subvention de la métropole a baissé de 3 % en 2016 et de nouveau de 3 % en 2017, celle de la région de 5 % en 2016 et de 3 % en 2017.

L’opéra de Lyon dépend d’une association dont le conseil d’administration est présidé par Rémy Weber, président du directoire de la Banque postale, mais surtout ancien PDG du CIC-Lyonnaise de banque, mécène historique de l’institution culturelle. Y siègent des représentants de l’État, de la région, de la Ville de Lyon et de la métropole (les financeurs) et quatre « membres qualifiés ».

 

 

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