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Un Elisir d’amore indémodable au Liceu

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C’était en 1983 lorsque Mario Gas, un acteur et metteur en scène de théâtre catalan très populaire, s’est vu proposer par le Festival de Peralada (Costa Brava) de signer scéniquement l’un des chefs d’œuvre de Gaetano Donizetti, production reprise peu après par l’opéra des Ramblas. Plus de quarante ans plus tard, cette proposition peut sembler surannée si l’on se réfère à un décor minimaliste, portrait de la laideur insupportable et prétentieuse des quartiers péri-urbains du fascisme mussolinien (qui rappelle autant l’Espagne de cette époque...) où Gas a voulu déplacer l’action originale, prévue par Scribe chez les campagnards illettrées du Poitou au début du XIXème siècle. Mais si on se réfère à la mise en scène, son travail n’a pas pris la moindre ride : c’est drôle, sautillant, empreint de nuances et de vie. Il faut dire que Leo Castaldi, un habitué des reprises au Liceu, est lui aussi un artiste très créatif et minutieux avec le jeu d’acteurs. Dans ce cas-ci, il devient difficile de discerner l’original de la copie… Il y a des moments uniques, comme ce chœur de clôture du premier acte où tous les artistes, disposés au premier plan en demi-cercle, font une performance chorégraphiée aussi simple qu’effective, mais c’est tout l’ensemble de la pièce qui est parsemé d’idées brillantes. Et cela fait ressortir très nettement le talent dramatique de Donizetti : ce rythme théâtral endiablé est peut-être encore plus organique et efficace que celui de Rossini et n’a pas souvent trouvé son pareil. Chaque scène trouve la musique qui fait le mieux ressortir les interactions ou les sentiments des personnages, le tout dans la joie et la légèreté, pour devenir quelques fois des icônes de notre histoire musicale comme cet archiconnu Una furtiva lagrima. La légende dit qu’il aurait écrit L’Elisir en deux semaines : c’est aussi possible que discutable car on sait à quel point les compositeurs recyclaient leur propre musique : Bellini, dans son air Qui la voce sia soave de I Puritani, reprend pratiquement textuellement la mélodie publiée préalablement avec accompagnement de piano sous le titre de La Ricordanza. Händel, Bach, Vivaldi, Haydn ou Mozart avaient fait de même. Mais parvenir à une telle logique dans le discours sur presque trois heures de spectacle, requiert une capacité et une vue d’ensemble absolument uniques.

La célèbre « Carmen » revisitée par Calixto Bieito revient au Liceu

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Le Liceu a voulu rendre hommage à Luis López Lamadrid, récemment disparu et qui fonda en 1987 le désormais célèbre Festival de Peralada dans la Costa Brava catalane. Un lieu où il fallait être, mais presque plus « y paraître » … et qui ouvrait en 1999 sa saison d’opéra avec une Carmen mise en scène par un jeune homme de théâtre du nom de Calixto Bieito. La réputation de provocateur qui l’a suivi depuis est, à mon humble avis, quelque peu surfaite et s’inscrit plutôt dans le mouvement des artistes qui ont œuvré depuis le monde de la culture à la chute du régime franquiste et au démontage de ses mythes fondateurs basés sur le catholicisme conservateur, ultramontain, et la force militaire sans mesure. Par exemple, le grand taureau publicitaire est clairement emprunté au film-icône de Bigas Luna « Jamón, jamón » de 1992, où une délicieuse débutante dénommée Penélope Cruz se laissait bercer dans un décor identique par les assiduités de ce merveilleux acteur qui est Javier Bardem. Il faut aussi citer ce farouche antifranquiste et génie mal connu qui est Fernando Arrabal parmi les artistes qui ont précédé la « provocation » de Bieito. En 1985, Arrabal mettait en scène La vida breve de Manuel de Falla à Liège -un ouvrage dont les concomitances avec Carmen ne sont pas suffisamment mises en relief- dans un décor de vielles voitures à la casse et de volcans. Les « Mercedes » cabossées des trafiquants de Bieito ont là un précurseur avoué ou peut-être inconscient… Le succès international de cette production peut également surprendre car la plupart de ses éléments visuels sont directement inspirés des dernières années de ce triste régime et d’une laideur ambiante très caractéristique de sa propre décadence sociale. Les quelques ébats sexuels qu’on esquisse ou la présence d’un danseur nu dans la pénombre suscitent néanmoins encore des chuchotements parmi le public… Le fait d’emmener l’action du florissant port de la Séville de Mérimée / Meilhac et Halévy vers la frontalière Ceuta et ses trafics en tout genre, avec sa Légion étrangère (qui contribua tellement au succès et à la durabilité du coup d’état militaire), avec ses gardes civils peu scrupuleux, est très lisible pour qui a connu ce régime disparu en 1978, mais pourrait sembler flou à un public moins ciblé. Parmi les points forts du travail scénique, il faut citer les mouvements des chœurs : agiles, ils sont déployés en un clin d’œil et animent le plateau avec une vivacité gratifiante. Dirigés par Pablo Assante, leur performance musicale est franchement splendide dans les moments d’éclat, même si quelques moments de flou se sont pointés dans le difficile « Écoute compagnon ». Brillants et précis, aussi, les nombreux enfants du chœur de Granollers Amics de l’Unió, même si leur culture d’un son, quelque peu acide, n’est pas la meilleure parmi les groupes de maîtrise catalans.