Totale osmose entre le chef et Traviata à Paris

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De tous temps mages et exorcistes ont su le pouvoir des mots métamorphosés en chant dans le creuset du lyrique. Verdi également. Et lorsque l'incantation circule librement, sans obstacle entre scène, fosse et salle, advient une communion unique. C'est le cas avec cette heureuse reprise grâce à un chef d'orchestre et une soprano en totale osmose. La mise en scène du cinéaste Benoît Jacquot (2014) reste marquée par le 7e art et les jeux d'optique (fond noir – un seul élément surdimensionné à chaque tableau : lit, escalier, arbre -chœurs traités de manière minérale). On en perçoit mieux deux ans plus tard, avec une distribution différente, les avantages : ces procédés renforcent en effet l'écrasement fatal ; et surtout, ils ne distraient pas de l'action musicale (sauf les hideux ballets qui rompent avec l'harmonie des costumes Second Empire) laissant ainsi opérer la personnalité musicale des interprètes.
Apparaît alors en pleine lumière une qualité primordiale de l’héroïne d'Alexandre Dumas dont on ne parle jamais -et que possède naturellement Maria Agresta- : l'enfance. Car les séductrices de légende - de Juliette Récamier à Brigitte Bardot ou Marylin Monroe se ressemblent par un mélange d'enfance, d'animalité et de féminité. Tel était aussi le charme de la « vraie » Traviata -Marie Duplessis, la petite Normande de Gacé : « fraîche comme une fleur printanière, délicieusement jolie... avec une tête d'enfant.» L'année même de sa mort, à 23 ans, son bon cœur, son entrain, sa grâce, son esprit et son «abandon enfantin » touchèrent Liszt qui l'aima. Telle paraît aujourd'hui Maria Agresta dans la crinoline de Violetta. Tel se révèle son profil vocal lorsqu'on a la chance de l'entendre dénudée de ses oripeaux abusivement véristes. Car l'esthétique vériste, ses sanglots, ses toux et ses spasmes ne viendront que plus tard. Formée au « Buon canto », la soprano italienne effectue ici une trajectoire exemplaire; sa voix juvénile et ronde, vigoureuse et souple, admirablement homogène, toujours nuancée, porte magistralement ce personnage mi femme-mi enfant jusqu'à la transfiguration finale. Remplaçant Sonya Yoncheva (superbe chanteuse mais aux inflexions autrement vénéneuses), Maria Agresta programmée dans le rôle titre jusqu'à la fin juin « est » La Dame aux camélias. Dès l'acte I  Ah, fors'è lui  puis  Sempre libera  jusqu'à l'  Addio del passato  en passant par le poignant duo avec Germont-père, elle déploie le cantabile verdien dans toute sa plénitude, ses demi-teintes, ses aigus solaires projetés avec une grâce naturelle. Une telle incarnation et transfiguration du personnage ne peut s'accomplir que par la fusion avec un orchestre qui « chante » comme rarement. Subtil, fluide et dynamique, il épouse le phrasé, les timbres, les contrastes rythmiques sous la direction inspirée, attentive, de Michele Mariotti. Il faut entendre les pianissimi qu'il obtient lorsque les 2700 spectateurs s'arrêtent de respirer suspendant leur souffle à celui de Violetta ! Même les chœurs rustiques s'apprivoisent. Le timbre rond et velouté de Zeljko Lucic humanise le personnage cruel de Germont -père autant qu'il met en valeur toute la profondeur musicale des duos du II avec Violetta. Alfredo (le ténor Bryan Hymel) brille par sa vaillance -certes tout à fait en situation lors du retour de la chasse (II) ! - mais paraît plus éperdu ou révolté que tendre, surprenant par les aspérités d'une émission en force. Homogènes seconds rôles avec une mention particulière pour le médecin de Luc Bertin-Hugault. Face à Maria Agresta, Placido Domingo est attendu les 17 et 20 juin dans le rôle de Germont-père.
Bénédicte Palaux Simonnet
Opéra National Paris Bastille, le 20 mai 2016

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