Chostakovitch, Symphonie n°9 : guide d’écoute

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À l’occasion du cinquantenaire de la disparition de Dimitri Chostakovitch (1906-1975), nous vous proposons ce guide d’écoute consacré à une de ses symphonies les plus jouées et appréciées : la no 9 en mi bémol majeur opus 70, qui vient de fêter son quatre-vingtième anniversaire.

Seconde Guerre mondiale. Depuis 1943, Chostakovitch avait laissé entendre que sa prochaine symphonie serait une sorte de grand-messe avec solistes et chœurs. Alors que le conflit prenait fin, que l'Armée Rouge avait repoussé l'envahisseur, la Mère Russie s'attendait donc certainement à une célébration triomphale, en tout cas à autre chose que cet opuscule néoclassique, écrit en août 1945 pour une nomenclature de type beethovénienne + petite percussion « à la turque ». L’ensemble des cinq sections ne dépasse pas vingt-cinq minutes. Hormis quelques rares passages pathétiques (dans le Largo), l'humeur en est sémillante. Les censeurs soviétiques ne tardèrent pas à réprouver ce qui fut considéré comme un échec idéologique et une faiblesse à représenter l'esprit du peuple. Avec le recul, on s'autorise à penser que le compositeur exprima là une caricature des ardeurs bellicistes et des festivités imposées par la Nomenklatura. Le ton léger et ludique de cette symphonie ne reflète-t-il tout bonnement un naïf enthousiasme qui se réjouit de la fin des hécatombes ? L’élan spontané et libérateur d'un homme heureux ?

Cet opus déluré, on le jauge mieux quand on en connait les circonstances, mais on peut aussi le goûter comme un exercice de musique pure. Tout ceci explique certainement son succès vite acquis auprès du public international, grâce aux chefs qui le firent connaître au concert : Serge Koussevitzky à Boston, Rafael Kubelík à Prague, Basil Cameron à Londres, Joseph Krips à Vienne, Manuel Rosenthal à Paris... Et aussi une abondante discographie, dont les premiers jalons furent enregistrés à New York par Efrem Kurtz (Columbia) et Leonard Bernstein (CBS), à Londres par Malcolm Sargent (Everest), à Moscou par Kiril Kondrachine (Melodiya)... Parmi les autres versions qui ont fait leurs preuves, dans ou en-dehors des intégrales, on mentionnera Karel Ančerl (Supraphon), Walter Weller (Decca), Guennadi Rojdestvenski (Melodiya), Mariss Jansons (Emi) ou Dmitri Kitaïenko (Capriccio). Pour les repères de minutage indiqués ci-dessous, nous avons choisi l’enregistrement de Vasily Petrenko avec le Royal Liverpool Philharmonic Orchestra (Naxos, juillet 2008).

I. ALLEGRO. Entre candeur et pastiche, le premier mouvement respecte une forme-sonate conventionnelle. Comique de répétition, héroïsme de pacotille, versatilité funambulesque (la jovialité de façade reste prompte à dissension) d'une forme extrêmement ramassée, puérils accès de colère : on a l'impression de gamins qui jouent aux soldats. Dans un gabarit haydnien, voilà une caustique satire antimilitariste, qui manie le sarcasme avec une étonnante adresse.

Exposition. Foin de préliminaires, l’insouciance se manifeste d’emblée, par une accroche sans solennité ni civilité. Illico, les violons emmènent l'accorte premier sujet, débonnaire, la fleur au bout du fusil. Il est incisé par flûte (0'06), hautbois (0'14), puis s'amplifie à l'unisson des cordes (0'34). Le second sujet jaillit sans crier gare (0'41), interjeté par le trombone et martelé par la caisse claire : une fifrerie, prolongée par une badinerie de clarinette et basson (1'02), singeant l'infanterie. Conformément aux barres de reprise, l'Exposition est rejouée à l'identique (1'17-2'34).

Développement (2'35). De caractère péremptoire, il est dominé par un motif ascendant scandé par les violons, repris par violoncelles et contrebasses (2'56). Cet activisme dégénère, le galop devient hostile : le second sujet résonne minorisé aux bois & trompette (3'13), les cors époumonent des imprécations (3'21), la marche semble bloquée comme un mécanisme enrayé, qui trébuche sur un fracas de grosse caisse (3'33, l'unique apparition de l'instrument dans toute l'œuvre), et une furtive fanfare.

Réexposition (3'40). Le sujet initial gesticule, lourdement ponctué par cors et timbales, comme un équipage qui ne saurait s'accorder. L'humour se manifeste non seulement dans la cocasserie des sonorités, mais aussi dans la structure puisque la réapparition du second sujet se voit freinée par le trombone dont l'incise se signale obstinément (comme s'écriant « et moi ?! »), sans pouvoir s'imposer : six fois entre 3'50-4'04 ! La septième est la bonne, l’effronterie a payé, hésitations et querelles se dénouent : sur la cavalcade de tambour, c'est un goguenard violon solo (4'10) qui s'approprie la fifrerie. Le premier sujet s'infiltre à la clarinette (4'35), le second réapparaît aux violons (4'52) dans une impavidité contrainte. De même que l’Exposition démarrait à brûle-pourpoint, la conclusion pérore en un éclair (5’03-5’07), bouclant en quelque cinq minutes une saynète dont la concision renforce l’efficacité. À comparer aux vastes architectures dramatiques des deux symphonies précédentes, ou des deux suivantes !

II. MODERATO. Après une pochade aussi espiègle, l’ambiance devient sérieuse, entre thrène et marche funèbre, mais qui n'a pas abdiqué toute intention parodique de par sa suspecte décantation. Un deuil à pas feutrés qui n'oserait verser dans l'émotion, et qui se manifeste donc par son travail sur les césures et par son économie euphémistique, enclose dans une évidente forme A-B-A-B-A

Escorté par les pizzicati des violoncelles et contrebasses, une sinueuse plainte s'exhale à la clarinette contrepointée par la seconde (1’04). Une ascension de la flûte (1'33) enrôle basson et hautbois à l'aigu (1'38) tandis que les cordes se sont tues et laissent place à un écheveau tressé par les seuls vents, qui se résorbe à la flûte (2’17) puis la clarinette (2'41).

Les cordes ourdissent la seconde section B (2'54) en la bémol qui progresse timidement dans un ambitus restreint, par paliers conjoints. Une rampante forme en arche débute pianissimo jusqu'au forte moiré par les cors, avant de refluer. Selon le même procédé, nouvelle arche (3’19), et une autre (3'42) accompagnée par le hautbois : le climax se renforce par le gémissement des bois (4’07), puis se découd en croches aux violons (4’25). Cette séquence apparaît à la fois émouvante et guindée, comme soumise à protocole.

La seule flûte échoit de la mélodie de la section A (4’51), abrégée, qui par le biais d'une transition aux cors (5’50-5’58) ramène la section B : une première arche (5’59), une seconde (6’24) toujours agencées en crescendo-decrescendo aux archets. Les violons se hissent jusqu'à un poignant si aigu (6’51) avant de se résilier vers le grave de la tessiture ensuite creusée par les violoncelles (7’05). La flûte réintroduit la section A (7’20) et dialogue solitairement avec la clarinette (7’41) avant un dernier Adagio (8’06) où luit le piccolo, picoté par quelques frêles pizzicati, s'abandonnant à un lugubre silence (8’37).

III. PRESTO. Après le solennel intermède qui précède, nous revoilà plongés dans un tourbillon, activé en un fiévreux 6/8. Une des pages les plus expéditives et trépidantes de toute la production chostakovienne.

Les fulgurantes gammes de clarinettes s'acoquinent flûtes et piccolo (0'07) puis l'ensemble des bois. Violons et altos s'élancent dans une cavalcade crescendo (0'14) relayée par la clarinette (0'22). Un chahut (0'29) s'adjoint la vocifération des cuivres (0'43) avant une reprise de la fougueuse mélodie initiale (0’46), cette fois dévolue aux violons et altos, autoritairement scandée. Bringuebalantes, les timbales (0'59) dénivellent les cuivres tour-à-tour et propulsent une haletante chevauchée sabre au clair. La trompette claironne une vaillante rengaine (1'05), reprise par violoncelles et cors (1'20) sur la battue de caisse claire. Les bois sifflent la mélodie initiale (1'31) ponctuée par le tamburino. Une nouvelle chevauchée (1'38) finit par s'essouffler (2’00) et se délite désordonnément aux cordes comme un cavalier injecté d'adrénaline qui tente de reprendre ses esprits, avant une ultime respiration (2'28).

IV. LARGO. Après cette belliqueuse péripétie, place au sermon martial, selon une symétrie A-B-A-B où alternent cérémonial et soliloque. La pompe initiale se proclame aux trombones et tuba, d'une officialité qu'on ne peut manquer d'estimer parodique dans son intimation au recueillement. On s'imagine l’estrade d'officiers croulant sous les médailles.

Comme pour tancer les troupes et se gargariser d'orgueil patriotique, une emphatique litanie s'élève, mollement saluée par un accord de trompette (0'22) et la cymbale suspendue. Dans l'aigu du registre, le basson solo (0'33) se morfond comme la conscience d'un troupier accablé par ce discours moralisateur. Une voix sincère qui semble s'interroger sur le sens des sacrifices imposés par la guerre ? Nouvelle saillie de la fanfare hiératique (1'32), nouveaux états d'âme du bassoniste (2’08), qui lui attirent encore la sympathie de l'auditeur, avant de stagner sur un fa bémol, ravalé à l'octave inférieure (3’28) et qui sert de transition attacca.

V. ALLEGRETTO. Le basson façonne une phrase placide, ponctuée par violons et contrebasses. On en perçoit toutefois le potentiel burlesque. Cette mélodie, reconnaissable à son délicieux triolet, constitue le thème principal du Finale. Elle est reprise par les violons (0'27) dans une impatience à peine contenue. Sur un comateux accompagnement de clarinette, un second thème au hautbois (0'44) se poursuit à la flûte (1'02) et au piccolo. Le thème principal se remobilise aux bois (1'25) épinglé par le triangle. Commentaire moqueur des hautbois et basson (1'43) prolongé par les violons (1’47) qui énoncent un troisième thème (reconnaissable à son accord asséné en anapeste), interrompu par un épisode cuivré (2'12) avant de se déhancher (2'20) avec insistance.

Violoncelles et basses marmonnent le thème principal (2'27 puis 2'44) sur une pédale des cors en octave, qui se confronte au thème 3 aux clarinettes (2'34 puis 2’51). Le thème initial reprend la main à l'unisson des altos (2’59) que les violons rejoignent à leur tour. Mais le thème 3 se réaffirme aux violons (3’25), dans une exaltation croissante. Sous une grêle de pizzicati, les bois hurlent en pagaille (3'38), l'orchestre en furie (3’47) se précipite dans un étourdissant fugato (dérivé du thème 2) qui s'affole en tous sens.

Un ritenuto sort le train d'atterrissage, décélérant sous le frein d'une sonnerie de trompette (4'20) qui fait pérorer le thème principal aux trombones et tuba (4'25), rythmé par tous les pupitres. En guise d'hymne à la victoire, on croirait une parade de cirque ! Ce que ne dément pas le goguenard thème 3 qui défile fortissimo à l'aigu des bois (4'43) sous les acclamations de trompettes émoustillées.

Un bref coup d'arrêt des timbales (5'08) lance enfin un vertigineux rallye (mais nuancé piano, en contraste avec sa vitesse) balisé par les tintements oscillant entre triangle et cymbales (leur seule utilisation entrechoquée, fort discrète, dans cet opus !) : une espèce de cancan partagé entre cordes et vents, enflant comme un crescendo à la Rossini. La liesse jubile (5’41), éclaboussée par un ultime « tzinn-boum » (5’50) : un paraphe très conventionnel, mais anticonformiste si l’on espérait une édifiante coda. On s’en doutait.

Car jusqu’au bout, Chostakovitch aura déjoué toute authentique démonstration de grandeur, et floué les apparatchiks qui s’attendaient à une apothéose pour honorer la victoire. On sait le compositeur capable de dissimulation et d’ambivalence, cultivées dans la Symphonie no 5, en réponse au scandale de son opéra Lady Macbeth. Mais dans cet opus 70, par sa condensation formelle et son langage irrévérencieux, Chostakovitch n’aura même pas pris la peine, –pris garde, de faire semblant. On imagine la colère de Staline. Et, après l’avanie, la nécessité de se racheter aux yeux des despotes. La sincérité a un prix.

Crédits photographiques : Deutsche Fotothek

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