Éric-Maria Couturier et Jean-Sébastien Bach en leurs jardins, au gré du vent
Le festival Les Musicales de Normandie existe depuis 2006. Pour sa vingtième édition, il propose cinquante concerts, pendant tout l’été, dans une trentaine de lieux parmi les plus caractéristiques du patrimoine architectural des départements de Seine-Maritime et de l’Eure (ex-Haute-Normandie). Sa programmation frappe par sa diversité.
Son deuxième concert, inclassable, l’illustre bien. Son titre : « Les sept préludes ». Le site du festival nous explique qu’il s’agit « d’un programme musical original, en écho de la montagne de la Sainte-Baume et de la légende provençale qui dit que Marie-Madeleine vécut dans une grotte, au cœur d’une forêt ancestrale, d’où elle était élevée sept fois par jour par les anges pour rejoindre son bien-aimé ». Puis il précise : « Chevauchées par les six préludes des célèbres Suites de J.S. Bach, des improvisations préfigurent alors un septième Prélude, imaginé et joué dans l’instant par le violoncelliste Éric-Maria Couturier, comme un couronnement final. L’interprétation est unique et différente à chaque représentation parce qu’elle entre en résonance avec le lieu. »
En cette matinée (le concert avait lieu à 11 h), ce lieu était le Jardin d’art Terre d’Accord à La Chapelle-sur-Dun (76), un domaine botanique où sont disséminées les sculptures épurées et apaisantes de Robert Arnoux. Un lieu particulièrement inspirant, donc. Par un temps instable, une bâche avait été installée pour protéger d’une éventuelle pluie. Le public, venu nombreux, y tient à peine. Derrière Éric-Maria Couturier, seul sur scène avec son violoncelle et son dispositif d’amplification, notre vue pouvait se perdre sur de nombreuses espèces d’arbres, parmi lesquelles, tout au fond, une rangée d’immenses peupliers.
Quant aux improvisations, et aux Préludes des Suites de Bach, le principe était simple : celui de l’alternance, chaque Prélude étant précédé d’une improvisation, telle un prélude au Prélude.
Éric-Maria Couturier commence par une longue improvisation autour de la note do, exclusive d'abord, puis qui s’ouvre à d’autres. La musique, avec une inventivité confondante, s’agite, se calme, pour arriver tout naturellement sur le Premier Prélude. Il le joue tout détaché, ce qui lui donne un côté inhabituellement nerveux.
S’il n’y avait quelques harmonies anachroniques, l’improvisation suivante ne serait pas bien loin de Bach. Elle s’en éloigne définitivement quand elle se transforme en prière, en passant par des relents de rock’n’roll, puis se fond avec le Deuxième Prélude. Là non plus, avec une sonorité souvent très tendue, nous ne sommes pas dans la sérénité.
Et cette fois, Éric-Maria Couturier en sort en restant dans un Bach littéral, avec un très court extrait de la mythique Chaconne pour violon seul. La suite de son improvisation nous fera admirer une agilité de la main gauche, et une technique d’archet absolument stupéfiantes. Le Troisième Prélude sort alors d’un court silence. Ce sera une constante dans tous les Préludes de Bach : le musicien paraît moins à l’aise dans les passages avec des notes conjointes, qu’il précipite parfois, comme s’ils l’encombraient quelque peu, que dans les passages arpégés, qu’il semble réinventer constamment. Ici, il leur donne une impression assez irréelle, en jouant tout doucement avec l’archet près du chevalet.
L’improvisation qui suit est, littéralement, en suspens. Au début, on n’entend rien d’autre que le vent dans les arbres. On s’aperçoit alors que le violoncelliste fait semblant de jouer, l’archet au-dessus des cordes. À un moment, il frotte son archet sur le cordier (et, malgré notre impression d’entendre une palette de sonorités stricto sensu inouïes tout au long de ce concert, ce sera finalement son seul mode de jeu non-académique). Puis, petit à petit, on entend quelque chose. D'abord, seulement les doigts de la main gauche qui tapent la touche. Ensuite, émergent des bribes du Quatrième Prélude... qui arrive enfin dans sa version originale. Des six, il est celui qui nécessite les plus grandes qualités narratives pour ne pas tomber dans le systématisme ; Éric-Maria Couturier ne parvient pas tout à fait à éviter ce piège. Il lui donne, à nouveau, un caractère extrêmement agité.
Nous n’en apprécions que d’autant l’atmosphère presque légère de l’improvisation suivante... mais qui ne dure pas. La musique devient tendue, obsédante, avant de s’apaiser, non sans effort, pour s’enchaîner avec le Cinquième Prélude. Celui-ci est en deux parties : une longue introduction, puis une fugue. Paradoxalement, ce n’est pas dans la première, à l’écriture très libre, qu’Éric-Maria Couturier se montre le plus inventif, mais dans les contraintes de la seconde.
Dans l’improvisation qui suit, nous croyons entendre des chevaux au galop qui arrivent de loin. L’archet rebondit sur les cordes ; c’est proprement ébouriffant. On se demande comment cela est possible techniquement. L’archet devient un prolongement du bras, comme s’il était intégré dans la main. Une leçon de maîtrise... et de musique, car la transition avec le Sixième Prélude est lumineuse. On le sait : cette dernière Suite est écrite pour un violoncelle piccolo, c'est-à-dire avec une cinquième corde aiguë. Cela oblige les violoncellistes qui préfèrent rester fidèles à leurs quatre cordes à des acrobaties périlleuses dans le haut de la touche. Éric-Maria Couturier non seulement s’en accommode, mais trouve même le moyen de trouver des sonorités inédites, divinement envoûtantes. Sur le dernier ré tenu, il donne un effet plein de vie avec la main gauche.
C’est alors le Septième Prélude, vers lequel tendait tout ce qui précède. Le musicien reste d'abord sur ce ré qui, à la manière du do du tout début, a une puissante force d’attraction. Puis il se promène dans le spectre harmonique, avec un archet doué de toutes les dynamiques imaginables. Il termine sur des bariolages psalmodiques, avec un mouvement d’archet de haut en bas, régulier et machinal. Le son diminue, jusqu'au silence, mais le geste se poursuit au-delà.
Pendant près d’une heure, ce musicien étonnant, qui ne ressemble à aucun autre, nous aura emmené dans un voyage musical rare, d’une créativité époustouflante mais avec une cohérence certaine, et unique à bien des points de vue.
La Chapelle-sur-Dun, Jardin d’art Terre d’Accord, 25 juillet 2025
Crédits photographiques : © Amandine Lauriol