Esa-Pekka Salonen et Yuja Wang, récits d’osmoses
C’est un programme en trois parties, mais avec cinq œuvres, que nous proposait l’Orchestre de Paris et son futur directeur musical (qui prendra ses fonctions en 2027) Esa-Pekka Salonen. Et comme il est également compositeur, le concert commençait (ou presque...) par l’une de ses œuvres.
En effet, cette œuvre, c’est Fog, dans sa version orchestrale. Elle a été composée en 2019, dans des circonstances très particulières. Le compositeur était alors directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Los Angeles (LA Phil), dont la future salle de concert, le Walt Disney Concert Hall, était en construction. Une nuit d’insomnie, l’architecte, le célèbre Frank Gehry, appela le chef d'orchestre pour lui demander de le rejoindre sur le chantier. Ils convièrent également le violon-solo du LA Phil, Martin Chalifour, qui joua, à l’emplacement qui allait être la scène, le Prélude de la Troisième Partita pour violon seul de Bach. Main dans la main, émus aux larmes, Gehry et Salonen constatèrent qu’avant-même l’achèvement du bâtiment l’acoustique était déjà excellente. D’où cette idée d’une pièce, inspirée par le Prélude de Bach (et possiblement précédée par lui, joué depuis un autre endroit que la scène), en hommage à l’architecte (dont c’était par ailleurs le 90e anniversaire).
Placée tout en haut de la salle, côté jardin derrière l'orchestre, Iris Scialom joue ce Prélude dans un tempo plutôt rapide, et relativement stable. Le caractère improvisé de cette pièce d'introduction (à une Suite de danses, dans l'esprit de Bach, mais ici à tout autre chose), viendra plutôt des nuances, remarquablement variées, qui rendent l'ensemble fort vivant. Le jeu de la jeune violoniste est impeccable de lisibilité.
La pièce de Salonen, qui s'enchaîne, ressemble à un jeu d'orchestre. Les bois sont par deux, mais de tailles différentes (flûte et piccolo, hautbois et cor anglais, clarinette et clarinette basse, basson et contrebasson), avec deux cors pour seuls cuivres, quelques percussions, un piano, une harpe et les cordes. Le compositeur a été généreux en solos, et s'il a couramment puisé dans le matériau du Prélude de Bach, il y a beaucoup de clins d'œil à différents modes d'expression musicale. Il nous propose là dix minutes d'une musique plutôt ludique, où l'on ne s'ennuie pas une seconde.
Le plat de résistance de cette première partie est le Deuxième Concerto pour piano de Prokofiev. Il a longtemps été évité par les pianistes pour sa redoutable difficulté (y compris par le compositeur lui-même, pourtant excellent pianiste). Mais, depuis quelque années, des grands virtuoses, qui aiment à relever des défis ambitieux, l’ont mis à leur répertoire. Parmi eux, Daniil Trifonov, Boris Berezovsky, Arcadi Volodos... et Yuja Wang, dont on connaît l’audace et le tempérament volcaniques.
Dès les premières mesures, elle montre aussi quelle musicienne sensible elle peut être, avec un rubato tout en finesse et la volonté de trouver une sonorité pleine et avenante. Puis, par exemple dans la longue et fantastique cadence, elle fait admirer toute sa puissance percussive et sa virtuosité stupéfiante, avec cette énergie à la fois sans frein et maîtrisée qui séduit les publics du monde entier. Dans le fugace et volubile Scherzo, elle prouve une nouvelle fois qu'elle ne connaît pas les limitations de vitesse, sans aucune sortie de route ni jamais perdre de vue le propos musical. Malgré son titre, l'Intermezzo n'a rien de léger. Yuja Wang en rehausse la noirceur et le sarcasme avec (si l'on peut dire, sans craindre la possible contradiction) un jeu plein de couleurs et d'une précision hallucinante. On retrouve toutes ces qualités dans le long et complexe Finale, fait d’épisodes variés et contrastés (dont quelques moments bienvenus d'accalmie).
Quant à Esa-Pekka Salonen et à l’Orchestre de Paris, ils participent pour beaucoup à la très haute tenue de cette interprétation. Assurément, ils ont eux aussi digéré cette œuvre tellement difficile et exigeante. À noter que le programme de salle cite, au même titre que les interprètes à l’affiche, Aleksandra Melaniuk comme « boursière "Salonen" dans le cadre du programme Negaunee de la Colburn School, cheffe assistante d’Esa-Pekka Salonen ». Sans doute a-t-elle pris part à la préparation de ce concert, et doit être associée aux compliments.
En bis, avec le chef d'orchestre en tourneur de pages sur la tablette, Yuja Wang joue une ébouriffante transcription pour piano du deuxième mouvement (Allegro molto) du plus célèbre des Quinze quatuors à cordes de Chostakovitch, le Huitième, avec l’utilisation récurrente de sa fameuse signature musicale (notons du reste qu’elle reprend les neuf dernières mesures du mouvement précédent, pour faire entendre, dans la nuance pianissimo et un tempo très lent, cette signature, avant le déferlement tellement typique de Chostakovitch, qui utilise abondamment ce motif). Bien entendu, Yuja Wang excelle dans l’exercice !
Ce concert est annoncé, sur le site de la Philharmonie, dans une série intitulée « Érotismes ». Si l’on excepte les habituelles tenues de notre soliste du soir, rien dans le programme de la première partie n’appelle cet état d’esprit. Il en est tout autrement de la seconde partie, avec, successivement, Prélude et Mort d’Isolde de Wagner, et le Poème de l’extase de Scriabine.
Dans la version originale de l’opéra Tristan et Isolde, le Prélude est bien entendu au tout début (avec ce mythique « accord de Tristan », qui a fait couler tellement d’encre, tant il est complexe et susceptibles d’analyses différentes, voire contradictoires), et la Mort d’Isolde à la fin (mais avec chanteuse). Il est courant de les réunir dans cette version purement instrumentale. L’interprétation d’Esa-Pekka Salonen est, dans l’ensemble, plutôt retenue. Les passages effusifs en deviennent d’autant plus poignants. Les cordes de l’Orchestre de Paris sont remarquablement homogènes. Leur futur directeur musical en obtient le meilleur (comme de tout l’orchestre).
Quand l’orchestre s’était mis en place après l’entracte, nous avions été surpris de voir, sur scène, déjà installés tous les instrumentistes qui ne sont concernés que par le Poème de l’extase, à l’orchestration sensiblement plus fournie que pour Wagner. Nous en comprenons la raison quand l’ultime soupir d’Isolde se prolonge pour se transformer en la première note du Poème de l’extase. L’idée est puissante, assurément osée (y compris sur le plan érotique !), mais peut-être déstabilisante pour le public, qui non seulement ne peut pas reprendre son souffle après la mort d’Isolde, mais aussi, pour les moins avertis, croit toujours entendre du Wagner (malgré le demi-siècle entre les deux, leurs musiques ne sont pas aux antipodes). En revanche, les très avertis, qui savent que dans cette pièce Scriabine s’est inspiré de l’« accord de Tristan », goûteront le rapprochement.
En partie en raison du contraste avec Wagner, accru par l’enchaînement, mais aussi par l’interprétation d’Esa-Pekka Salonen, qui n’en exacerbe pas le côté sensuel, ce poème symphonique a un côté presque ludique dans ses parties animées. La sensibilité n’est pas pour autant laissée de côté. Mais elle n’a pas la volupté que l’on y entend parfois. Si tout l’orchestre est à louer, il faut dire un mot des trompettistes, qui ont un rôle tellement important, et qui s’intègrent parfaitement à l’ensemble, sans briller, dans le sens sonore, au-delà du geste musical. Nous pouvons également citer Tomo Keller, le violon solo invité, qui nous offre quelques interventions marquantes, avec son vibrato particulièrement chaleureux. Même dans cette interprétation plutôt pudique, l'extase finale, qui fait honneur au titre originel « Poème orgiaque », est assez troublante...
Voilà qui conclut magnifiquement un concert riche en émotions variées !
Paris, Philharmonie (Auditorium Pierre-Boulez), 12 novembre 2025
Pierre Carrive
Crédits photographiques : Mathias Benguigui