Étonnant couplage orchestral en hommage à Martyn Brabbins et à Jaakko Kuusisto

par

Dai Fujikura (°1977), David Sawer (°1961), Sally Beamish (°1956), Colin Matthews (°1946), Iris ter Schiphorst (°1956), Brett Dean (°1961), Wim Henderickx (1962-2022), Richard Blackford (°1954), Harrison Birtwistle (1932-2022), Judith Weir (°1954), Gavin Bryars (°1943), Kalevi Aho (°1949), Anthony Payne (1936-2021) et John Pickard (°1963) : Pictured Within : Birthday Variations for M.C.B., thème et 14 variations pour orchestre. Jaakko Kuusisto (1974-2022) : Symphonie op. 39. BBC Scottish Symphony Orchestra, direction Martyn Brabbins ; Helsinki Philharmonic Orchestra, direction Pekka Kuusisto. 2019 et 2022. Notice en anglais, en allemand et en français. 66’ 32’’. SACD BIS-2747.  

Le 13 août 2019, à l’occasion d’une soirée des Proms au Royal Albert Hall de Londres, Martyn Brabbins (°1959), un habitué de ces concerts populaires annuels, fêtait ses soixante ans. Pour cette mémorable occasion, le chef anglais, dans le texte de présentation, explique au compositeur John Pickard qui a participé à l’aventure, qu’il a voulu voir grand : Ma réputation dans le domaine de la musique nouvelle et de la musique britannique étant tout à fait respectable, j’ai concocté un moyen de combiner ces deux réalités en commandant une nouvelle série de Variations Enigma, la célèbre partition d’Elgar, au sein de laquelle, en 1899, ce dernier faisait le portrait d’une série de ses amis et de son épouse, et imaginait son autoportrait dans le finale. Le souhait de Brabbins pour cette partition collective en son honneur a été, non pas de permettre à des compositeurs d’écrire de la musique sur sa personne, mais plutôt à son intention : il a choisi chacun des quatorze compositeurs, leur a proposé une variation d’Elgar à laquelle il devait se référer, avec une exigence de durée identique. 

Le thème (1’30’’) est signalé « Anon » et n’est pas une reprise d’Elgar. Brabbins explique qu’en l’examinant de près, sa parenté avec celui d’Enigma se précise quand même : Les deux sont hésitants, introspectifs, fugaces. Dans les deux cas, le thème comporte deux sujets, le premier avec une sorte de balancement dans la ligne directrice, le second avec un mouvement ascendant et descendant. Chaque variation est explicitée en un petit nombre de lignes par son créateur respectif dans la notice ; nous y renvoyons le lecteur. On considérera que ce projet original, quelque peu kaléidoscopique, à tout le moins circonstanciel, permet à chaque compositeur de laisser son imagination se développer, en toute liberté, le cadre général demeurant dans le contexte musical d’une modernité mesurée. Tour à tour lyrique, inspiré par la nature, allusif (quant au trombone, instrument de Brabbins), énergique, nostalgique, humoristique, rythmé, chaleureux, expressif, généreux, contemplatif, lyrique, pastoral ou brillant, chaque morceau s’écoute avec plaisir, le chef et son orchestre écossais se donnant à cœur joie dans cet exercice particulier. Même si l’on est conscient du fait que la musique pour l’anniversaire de Brabbins ne connaîtra sans doute pas une réelle postérité, certains extraits pourraient se glisser dans l’un ou l’autre futur concert. Nous pensons plus particulièrement aux Variations 7 de Wim Henderickx, 9 de Harrison Birtwistle, 11 de Gavin Bryars, 13 d’Anthony Payne (c’est lui qui a terminé la Symphonie n° 3 inachevée d’Elgar) et 14 de John Pickard, particulièrement festive. On notera encore que, depuis la création en 2019, ici immortalisée, trois compositeurs ont disparu : Anthony Payne en 2021, Wim Henderickx et Harrison Birtwistle en 2022. C’est aussi en quelque sorte un hommage qui leur est indirectement rendu. Brabbins semble en tout cas avoir pris bien du plaisir à cet hommage collectif, qu’il dirige avec enthousiasme.

Comme un hiatus, le couplage fait curieusement passer de la fête à la douleur. Jaakko Kuusisto, qui fut pendant une petite quinzaine d’années premier violon de l’Orchestre Symphonique de Lahti est décédé d’une tumeur au cerveau en février 2022. Sa symphonie était en gestation lorsqu’il disparut. Sa veuve demanda à son frère cadet, le chef d’orchestre Pekka Juusisto (°1976) et à un proche, le graveur musical Jari Eskola (°1959), de s’inspirer des fragments existants, peu élaborés, pour achever la partition. On lira plus en détails dans la notice les explications sur la manière dont les deux musiciens ont travaillé, avec des allusions aux compositions antérieures du défunt, à un thème, récurrent, de chanson écrite pour son épouse au moment de leur mariage qui est énoncé au piano après cinquante secondes, ainsi qu’à des souvenirs d’hôpital, notamment des bruits impressionnants enregistrés par Jaakko Kuusisto lors des séances de scanner subies en cours de maladie. L’atmosphère générale des deux mouvements est sombre et tendue, angoissante et pesante parfois, un violoncelle faisant entendre sa douloureuse plainte à la fin du premier mouvement. Elle saisit l’auditeur comme des appels à ce que la notice nomme des réflexions sur l’imprévisibilité de la vie, mais sans doute, au-delà, sur le caractère inéluctable du destin qui va abréger l’existence du compositeur. 

On ne peut s’empêcher d’y voir malgré tout un signe d’espoir lorsque, dans la coda, comme l’explique le frère du compositeur, les rythmes sont dérivés des signaux lumineux émis par les phares de l’île de Turku. Cette dernière, qui porte le nom de Jurmo, est située dans le nord-est de la Finlande ; la référence, elle aussi au piano, rappelle explicitement une pièce antérieure, ainsi nommée, pour le clavier. Un matériau musical utilisé par Sibelius, qui rappelle sa Symphonie n° 4, entamée après une opération pour un cancer à la gorge, est aussi présent dans l’œuvre, en filigrane. Au-delà du temps qui sépare les deux œuvres, la symphonie actuelle s’inscrit de façon lancinante dans la même ligne de douleur physique et morale. 

La création de l’œuvre, dont on ne saura jamais comment Jaakko Kuusisto l’aurait achevée lui-même, a eu lieu à Minneapolis le 2 juin 2022 par Osmo Vänskä à la tête du Minnesota Orchestra. Le présent enregistrement est un concert public donné à Helsinki le 8 décembre 2022, dans une interprétation fervente et engagée par Pekka Kuusisto qui dirige la Philharmonie locale. Cette symphonie mériterait de figurer dans un programme homogène à la mémoire du disparu. Il en sera peut-être un jour ainsi.

Son : 9  Notice : 10   Répertoire : 8,5 (Kuusisto)  Interprétation : 10

Jean Lacroix

Chronique réalisée sur la base de l’édition SACD

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