Fantasmagorie médiéviste autour de l’univers des Croisades
Crusaders, Musik der Kreuzzüge. Œuvres (tirées) de Thibaut de Champagne (1201-1253), Guiot de Dijon (XIIIe s.), Huon d’Oisy (1145-1189), Peirol (c1160-1225), Wolfram von Eschenbach (c1170-c1220), Conon de Béthune (c1150-c1220), Walther von der Vogelweide (c1170-c1230), Carmina Burana, chant grégorien. Estampie : Alexander Veljanov, Syrah, Johann Bengen, Cas Gevers, Michael Popp, Hannes Schanderl, Tobias Schlierf, Ernst Schwindl, Schola Cantorum Gedanensis. Octobre 1995, réédition 2024. Livret en anglais, allemand ; paroles en langue originale, traduction en allemand. 50’31’’. Christophorus CHE 0233-2
Réédition d’un programme enregistré il y a une trentaine d’années, et déjà reparu en digipack en 2010. Fondé en 1985 par Michael Popp, Ernst Schwindl et Sigrid Hausen (alias Syrah, élève de Nikolaus Harnoncourt à Salzbourg, de Montserrat Figueras, Emma Kirkby –excusez du peu), l’ensemble allemand Estampie a revisité quelques pans du répertoire médiéval, qu’il a illustrés dans une dizaine d’albums à thème. Dont celui-ci, consacré assez largement au contexte des Croisades. Et avec une liberté stylistique qui s’affranchit de toute rigueur au gré d’un style interprétatif influencé par le folk, la pop-rock, les tropismes arabo-andalous, enrichi par moult percussions, traitements électroniques et bruitages (ablutions dans Ich han nach lieben Friunde)…
En vrac, l’exécution rappelle autant le celticisme de Tri Yann (Seigneurs, sachiez qui or ne s’en ira) que le decorum plain-chantesque du groupe Era, ici grassement vocalisé par une Schola Cantorum de Gdańsk qui conspire contre toute subtilité. Quelques tubes de troubadours et trouvères sont rendus méconnaissables, tel ce Chanterai por mon corage incroyablement chaloupé. Face à ces transgressions, le truculent Clemencic Consort passerait pour un parangon d’orthodoxie. Dans cet hétéroclite gruau, l’arrangement du célèbre Lamento di Tristano & Rotta, pimenté par trombone et vielle à roue, s’avère le moins déroutant. En revanche, on reste dubitatif devant l’emblématique Palästinalied, amorcé comme une procession et qui dérive sur une scansion de batterie dont le rythme pourfend toute poésie.
Huit siècles nous séparent de cette époque et autant d’opacité autour de la façon d’aborder ces poèmes, cette musique. Pas de quoi être péremptoire sur une quelconque authenticité. Toutefois, pour retrouver une exploration esthétiquement moins perverse (fantaisiste est le moins qu’on puisse dire), on pourra toujours se référer aux témoignages du Early Music Consort Of London de David Munrow (Music of the Crusades, Argo, 1971) et du Studio der frühen Musik de Thomas Binkley (Chansons der Troubadours et Chansons der Trouvères, Telefunken, 1970, 1974).
Pour autant, et à condition de modérer drastiquement le volume de l’amplificateur tant le niveau de gravure est incompréhensiblement élevé, cet album peut se laisser écouter comme un tribut à l’imaginaire des expéditions en Terre Sainte, dans sa dimension politique, militante et ses corollaires courtois. Malgré son fantasme désinhibé et son inspiration ouverte à tous vents, cette évocation propose du moins un macrocosme sonore concrétisé avec une indéniable habileté, par une équipe de chanteurs et instrumentistes techniquement irréprochable et habituée de ces travestissements.
Christophe Steyne
Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire & Interprétation : ?