Ivo Pogorelich et Beethoven, rencontre entre deux éternels enfants terribles ? Pas sûr...
Se faire connaître par un échec à un concours n’est pas banal. Ivo Pogorelich, pianiste croate éliminé dès le deuxième tour du Concours Chopin en 1980, n’est pas banal. Et la démission du jury de Martha Argerich, scandalisée de cette sortie précoce alors qu’elle criait au génie, a mis le concurrent déchu dans la lumière médiatique.
Aussitôt, il signe un contrat d’exclusivité avec Deutsche Grammophon. Après un premier enregistrement tout naturellement consacré à Chopin, il s’attaquait, l’année suivant le concours, au Graal de la Sonate, avec l’ultime de Beethoven, l’Opus 111 (couplée avec d’étourdissantes Études Symphoniques de Schumann). Il en exhalait magistralement la stupéfiante modernité. Se lancer dans Beethoven, au disque, en commençant par la fin (Thomas Mann alla jusqu'à parler d’« Adieu à la Sonate » pour cette 32e), et le faire avec autant d’autorité, il fallait oser.
Quatorze albums pour le prestigieux label allemand. En 1996, il perd son épouse (qui était sa professeure depuis 1976, alors qu’il avait dix-sept ans). Pendant vingt ans il se fera plus rare à la scène, et ne mettra plus les pieds dans un studio. Quand il y retourne, en 2016, c’est pour Sony, avec deux Sonates de Beethoven, parmi les moins jouées : les Nos 22 et 24 (couplées avec une abyssale Deuxième Sonate de Rachmaninov, mais enregistrée plus tard). Avouons une certaine circonspection à l’écoute de cette lecture aussi exacerbée, soulignant les moindres inflexions de la musique, dans des tempos particulièrement lents.
Cette lenteur semble être devenue, avec toutes ces années, sa marque de fabrique. Sa 32e Sonate de 1982 durait 29 minutes, et ne donnait pas du tout l’impression d’être précipitée. D’après un article du New York Time, lors d’un concert en 2006, elle a duré 41 minutes !
Son récital à la Philharmonie est entièrement consacré à Beethoven, avec, pour le coup, des Sonates parmi les plus célèbres, toutes « à titre » : en première partie, la N° 8 « Pathétique » et la N° 17 « La Tempête », et en deuxième partie, la N° 23 « Appassionata », après deux Bagatelles (Op. 33 N° 6 et Op. 126 N° 3, qu’il enchaîne en laissant le son du dernier accord de la première résonner, de sorte que le mi bémol majeur de 1824 entre dans le ré majeur de 1802).
Dès lors, le chroniqueur a le choix : détailler tous ses partis pris, qui, eux, n’obéissent pas vraiment aux traditions ; ou bien donner une impression globale. Si nous choisissons la deuxième option, c’est tout simplement parce que la première nous aurait incité à beaucoup nous répéter. En réalité, on se fait très vite à cette interprétation certainement peu habituelle, mais qui finit par devenir prévisible, voire mécanique.
Ivo Pogorelich joue avec beaucoup de pédale. Ses basses sont puissantes et denses, et prennent souvent le dessus sur la main droite, au détriment de la lisibilité. Cette main droite manque étonnamment d’énergie, et ne dépasse jamais une nuance forte, voire mezzo-forte. Elle connaît même plusieurs petits incidents techniques, dans des passages qui ne présentent pas de difficulté particulière, et sans que le pianiste ait semblé prendre des risques. Nous en sommes à nous demander si Ivo Pogorelich a un problème de santé, tant cela génère un sentiment de malaise.
Mais plus que tout, c’est la lenteur désespérante, à la limite de l’apathie, qui, en de nombreux moments, rend l’écoute de ce Beethoven rien moins que pénible. D’autant qui n’est compensée par – presque – aucune vitalité.
Alors, certes, on sent derrière tout cela une science du piano exceptionnelle. Ivo Pogorelich trouve parfois des sonorités inouïs, et certains passages, avec un toucher ensorcelant, peuvent nous faire dresser l’oreille avec un réel émerveillement... qui ne rend le reste que plus problématique.
En bis, le Nocturne Op. 55 N° 2 de Chopin (pourquoi n’être pas resté avec Beethoven et une autre de ses Bagatelles ?) ne changera pas cette impression générale, que pour notre part nous regrettons amèrement, ayant fait partie des admirateurs d’Ivo Pogorelich, y compris parce qu’il était capable de bousculer nos habitudes. Mais là, on se demande ce qu’il reste de Beethoven. Ou alors, il faudrait admettre qu’avec cet artiste nous assistons à un moment mystique, auquel il faudrait s’abandonner totalement pour le vivre pleinement. Mais Beethoven, dans tout cela ?
Paris, Philharmonie (Auditorium Pierre-Boulez), 9 novembre 2025
Pierre Carrive
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