Casto et Pollux, 285 ans

par

Castor et Pollux, la tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau, est créée le  par l'Académie royale de musique dans son théâtre du Palais-Royal à Paris. Le livret, de Gentil-Bernard, fit sa réputation de poète de salon. C'est le troisième opéra de Rameau et le deuxième portant l'appellation de tragédie en musique (si on écarte sa tragédie, non aboutie et perdue, Samson). Rameau remania largement la partition qui fut recréée en 1754 avec de nombreux ajouts, coupures et modifications. Les experts sont partagés quant à la supériorité de l'une des deux versions sur l'autre, mais Castor et Pollux a toujours été considéré comme l'un des plus beaux chefs-d'œuvre de Rameau.

Le mythe de Castor et Pollux avait été utilisé en 1708 par Antoine Danchet dans une tragédie (Les Tyndarides) dont l'argument est différent du livret de Gentil-Bernard.

Charles Dill estime que Rameau composa la version de 1737 juste après avoir travaillé avec Voltaire sur l'opéra Samson (qui resta inachevé), en restant dans l'esthétique voltairienne. Par exemple, Voltaire s'intéressait plus à la musique qu'à l'action d'un opéra, et privilégiait les tableaux pour exprimer l'émotion, ce qu'on retrouve dans le premier acte de la version de 1737 : l'action s'ouvre sur la tombe de Castor où un chœur de Spartiates chante "Que tout gémisse", et continue avec un récitatif entre Phébé et Télaïre qui lamente la perte de son amant Castor, culminant avec l'air de Télaïre "Tristes apprêts". Dill souligne le contraste avec la version de 1754 qui met bien plus en scène l'amour de Télaïre pour Castor, dont la mort ne survient qu'à la fin de l'acte (les évènements de l'acte I de la version de 1737 étant déplacés à l'acte II). Dill oppose l'action des deux versions : en 1737 le ressort principal est le dilemme moral de Pollux qui doit choisir entre l'amour et le devoir. Bien sûr, plutôt que de chercher l'amour de Télaïre, il préfère finalement sauver son frère. Dans la version 1754 au contraire, l'action est centrée sur les épreuves que doit subir Pollux : tuer Lyncée, convaincre Jupiter de le laisser entreprendre son voyage aux Enfers, et persuader Castor de refuser l'immortalité.

Certains experts comme Cuthbert Girdlestone, Paul-Marie Masson et Graham Sadler considèrent la deuxième version comme supérieure, mais Dill estime que le remaniement a lieu à un moment très différent de la carrière de Rameau : en 1737, il teste les limites de la tragédie lyrique tandis qu'en 1754 il a exploré des genres liés au ballet et dans lesquels il a composé des morceaux qui firent une vive impression sur le public. Dill avance donc de possibles raisons commerciales aux changements esthétiques de 1754. En effet, la deuxième version est plus conforme à l'esthétique de Lully. Il s'oppose donc à ceux qui estiment que la version révisée est la plus innovante, et pour lui la version initiale est en réalité plus audacieuse4.

Quand Rameau écrit son premier opéra Hippolyte et Aricie, l'œuvre de Lully est réputée inégalable, et les critiques conservateurs voient les innovations radicales de Rameau comme une attaque contre le "père de l'opéra français". Cette controverse fait toujours rage quand Castor et Pollux est créé en 1737, et la bataille entre les "lullistes" et les "rameauneurs" assure un important retentissement à la première de Castor.

Pourtant, Rameau conserve la structure dramatique de la tragédie lyrique telle que définie par Lully, en cinq actes et composée des mouvements classiques (ouverture, récitatif, air, chœur et suite de danses) ; il élargit simplement la palette expressive de l'opéra français. Ces nouveaux idiomes musicaux furent appréciés par certains, mais rejetés par les auditeurs plus conservateurs. Diderot, qui soutint Rameau pendant un temps remarquait "Le vieux [Lully] est simple, naturel, uni, trop uni quelquefois, et c'est sa faute. Le jeune [Rameau] est singulier, brillant, composé, savant, trop savant quelquefois : mais c'est peut-être la faute de son auditeur". À l'inverse, les lullistes trouvent le nouveau langage de Rameau bien plus expressif que celui de Lully, italianisant et indigne du goût français7. Par exemple, les récitatifs de Rameau utilisent d'amples sauts mélodiques et contrastent avec le style plus déclamatoire et l'expression contenue de Lully. On l'entend clairement par exemple dans le premier récitatif entre Phébé et sa servante Cléone (acte I, scène 1 de la version de 1754). Rameau enrichit également le vocabulaire harmonique en utilisant notamment des accords de neuvième. Son style plus exigeant vocalement provoqua la remarque, attribuée à Rameau lui-même, que pour les opéras de Lully il faut des acteurs, alors que pour les siens, il faut des chanteurs9. Avec le temps, ces nouveautés furent de mieux en mieux acceptées par le public français.

En l'occurrence, Castor et Pollux fut un succès. Il connut vingt représentations fin 1737 mais ne fut ensuite plus joué jusqu'à la révision de 1754, qui fut donnée trente fois, puis dix l'année suivante. Graham Sadler écrit que "ce fut [...] Castor et Pollux qui fut considéré comme le chef-d'œuvre de Rameau, en tous cas à partir de sa première révision en 1754".

D'autres recréations suivirent en 1764, 1765, 1772, 1773, 1778, 1779 et 1780 portant le nombre de représentations à 254 entre 1737 et 1785 : Castor et Pollux eut au 18e siècle la plus longue carrière des œuvres de Rameau. Le goût pour les opéras de Rameau ne survécut pas à la Révolution, mais des extraits de Castor et Pollux étaient toujours donnés à Paris en 1792. Au 19e siècle, cet opéra échappa à l'obscurité où le reste de l'œuvre de Rameau avait sombré ; Berlioz mentionna l'air Tristes apprêts avec admiration.

La première recréation moderne (en concert) eut lieu à la Schola Cantorum de Paris en 1903, en présence notamment de Claude Debussy ; l'œuvre fut enfin recréée à la scène en 1908 sous la direction de Charles Bordes à Montpellier.

Les commentaires sont clos.