Laurent Pelly et le cinéma

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Interrogé par nos collègues de Scherzo (www.scherzo.es) alors qu'il mettait en scène Il Turco in Italia, Laurent Pelly explicite ses relations au cinéma.

Dans le monde de l'opéra, il est l'incontestable " roi de la comédie ". Pourtant, le metteur en scène français Laurent Pelly (°Paris, 1962) ne cesse de répéter qu'il ne s'intéresse pas à la "comédie pour la comédie", pas plus qu'au "drame pour le drame". Au contraire, ses productions, toujours originales, suggestives et souvent hilarantes, mettent l'accent sur le caractère amphibie de toute grande création théâtrale ou littéraire, c'est-à-dire sur la comédie qui se cache dans tout grand drame ou, inversement, sur le drame qui se cache derrière toute bonne comédie. Au Teatro Real, sa vision particulière et aiguë de l'un des opéras de Rossini correspond le mieux à ce caractère hybride, Il Turco in Italia, dont l'action nous ramène dans l'Italie du milieu du siècle dernier, à l'époque où les romans-photos romantiques faisaient fureur - surtout auprès du public féminin.

J'ai cru déceler dans votre mise en scène d'Il Turco in Italia un certain lien avec l'univers de Federico Fellini, notamment avec son premier film en solo, Lo sceicco bianco (Le Cheikh blanc).
Le cinéma de Fellini a eu une grande influence sur moi, surtout dans mes années de formation. Lorsque j'ai vu Otto e mezzo pour la première fois, à l'âge de 17 ou 18 ans, j'ai compris qu'une histoire pouvait être racontée non pas nécessairement de manière linéaire, mais de manière découpée, c'est-à-dire fragmentaire. Et Lo sceicco bianco est sans aucun doute l'un des films qui m'a inspiré pour ce montage, même si j'ajouterais aussi La rose pourpre du Caire de Woody Allen. Lo sceicco bianco a été tourné en 1952, à l'époque où les romans-photos étaient en vogue en Italie. Les personnages ne sont pas particulièrement intelligents, et il y a chez eux une sorte de naïveté qui correspond tout à fait à l'univers de Il Turco in Italia.

Il y a même une certaine similitude entre votre traitement du personnage de Fiorilla et la Gradisca d'Amarcord.
C'est vrai aussi. C'est la période qui m'intéressait. Aujourd'hui, il est difficile de transposer Il Turco in Italia dans le monde contemporain, car la société a beaucoup évolué. Par contre, si on le situe dans les années cinquante ou soixante du siècle dernier, tout est plus logique, parce qu'à l'époque, il y avait encore une société patriarcale dans laquelle une situation comme celle de Geronio et de sa femme pouvait se produire. Je suis né dans les années soixante, une période qui m'a profondément marqué.

Dans quelle mesure le cinéma est-il un facteur déterminant dans votre façon de concevoir la mise en scène de théâtre et d'opéra ?
Je n'ai jamais fait de films, mais je suis très cinéphile et, d'une certaine manière, j'ai toujours pensé la mise en scène d'un opéra en termes cinématographiques. À trente ans, j'ai monté un spectacle qui a été déterminant dans mon évolution esthétique, à partir d'un monologue en anglais d'Alan Benett, Talking Heads, un texte magnifique et pathétique dans lequel j'ai expérimenté les techniques du cinéma sans utiliser la vidéo, mais en utilisant des ressources comme le champ-contrechamp, le travelling, le picado-contrapicado. Tout cela, je l'ai beaucoup réutilisé dans mes productions lyriques.

Pour en finir avec le septième art, je perçois aussi dans votre montage un certain arrière-goût du cinéma néo-burlesque de Jacques Tati.
C'est vrai, encore une fois. Tati est l'un de mes quatre réalisateurs préférés, avec Fellini, Jacques Demy et Luis Buñuel. A propos de ce dernier, l'un des films qui m'a le plus marqué est Le charme discret de la bourgeoisie, un film que je connais par cœur, je l'ai vu un nombre incalculable de fois. Les films de Buñuel (je pense aussi à Le fantôme de la liberté, Cet obscur objet du désir ou encore El ángel exterminador), sans être des comédies, sont pleins d'humour, de vraie comédie. Et c'est surtout par la comédie que je m'exprime.

D'où vient votre penchant pour la comédie ?
Je ne sais pas, c'est une façon de regarder la vie, de regarder le monde, de prendre de la distance et de ne pas prendre les choses trop au sérieux. En tout cas, la comédie m'intéresse si elle est sombre, si elle a de la profondeur ; en d'autres termes, je m'intéresse au drame qui se cache à l'intérieur d'une bonne comédie. La comédie pour la comédie ne me dit rien. Tous les grands réalisateurs qui se sont spécialisés dans la comédie étaient de grands dramaturges, même ceux de la période du muet. Keaton ou Chaplin, par exemple, ont créé des personnages vraiment pathétiques, voire tragiques. Pour ma mise en scène de La fille du régiment de Donizetti, je me suis inspiré de Laurel & Hardy, que j'adore. Même si cela n'est pas évident, car en réalité, ma façon d'aborder le théâtre est le résultat d'un mélange d'émotions, d'impressions et de souvenirs personnels. De Lo sceicco bianco, je garde en tête des images qui ont toujours été là.

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