La musique fascinante du Roumain Aurèle Stroë enfin révélée

par

Désobéissance. Aurèle Stroë (1932-2008) : Capriccci & Ragas, concerto pour violon et ensemble de solistes ; Fantasia quasi una sonata, pour violoncelle, piano et synthétiseur. Noëmi Schindler, violon ; Ensemble 2e2m, direction Léo Margue ; Christophe Roy, violoncelle ; Christophe Henry, claviers. 2024. Notice en français et en anglais. 37’ 54’’. L’empreinte digitale ED 13264.

Ignoré, sauf par des initiés, le compositeur, philosophe, linguiste, mathématicien et musicologue Aurèle Stroë est cependant l’une des figures majeures de la musique roumaine contemporaine. Ardemment défendu par son ami, le compositeur français Bernard Cavanna (°1951), qui a fait sa connaissance au Festival de Royan en 1972 et s’en réclame, Stroë a laissé une œuvre abondante dans les domaines orchestral, vocal et chambriste, ainsi que des opéras, Les Choéphores ayant été représenté au Festival d’Avignon en 1979. Sa discographie est hélas des plus maigres. Ses trois sonates pour piano ont été enregistrées en public, pour le label Show Factory, par Sorin Petrescu à Mannheim, en 1992. Mais à part cela… Le présent album vient donc combler une incompréhensible lacune, même si l’on éprouve une certaine frustration en raison de la brièveté du minutage qui n’atteint pas les 38 minutes. Mais le bonheur de la découverte n’en est pas entamé. 

Après des études au Conservatoire de Bucarest, sa ville natale, Aurèle Stroë prend des leçons auprès de Ligeti, Kagel et Stockhausen. À partir de 1962, Il enseigne l’orchestration au même conservatoire, puis la composition, de 1972 à 1975. Mais après un pamphlet politique contre le pouvoir de Ceausescu, qui le persécutait et le censurait, il est contraint à l’exil. D’abord aux USA, où il deviendra professeur invité, avant de s’installer en 1986 à Mannheim, où il décédera, non sans des retours dans son pays après la chute du dictateur. Dans un texte paru en 2004 dans une revue roumaine, reproduit dans la notice, son ancien élève, le compositeur Dan Dediu (°1958), directeur du Conservatoire de Bucarest, précise : nous pouvons concevoir la structure du style compositionnel d’Aurèle Stroë sous la forme de strates temporelles superposées, ce qui conduit à l’idée de palimpseste, une idée chère au compositeur. Néoclassicisme à la Stravinsky, intérêt pour la musique traditionnelle orientale, phénomène sonore de la texture ou invention structurelle comme jeu combinatoire de l’imagination apparaissent sous forme chronologique, précise encore Dan Dediu.

En toute logique, Bernard Cavanna est le moteur artistique du présent projet, dont il signe aussi la notice relative aux œuvres gravées. Il évoque le souvenir d’un séjour en Suisse en 1989 avec le compositeur, qui n’avait pas vu ses proches depuis cinq ans, et sa compagne. Cette année-là a vu la destitution de Nicolae Ceaucescu, événement qui a profondément marqué Stroë. Le concerto pour violon et ensemble de solistes Capricci & Ragas de 1990 en est imprégné. Après avoir fait l’objet d’une demande du Conservatoire de Gennevilliers, le concerto est devenu commande de l’État français. La violoniste zurichoise Noëmi Schindler, alors jeune étudiante, était présente lors du séjour de 1989 et a travaillé avec le compositeur sur la base d’esquisses et de modes de jeu. La partition est destinée à un effectif original : petite flûte, deux clarinettes, contrebasson, deux trombones, glockenspiel, trois autres pupitres de percussions, harpe, quatre altos et deux contrebasses. Ce qui lui donne un relief particulier, celui d’une musique en perpétuelle animation, avec des pizzicati, des climats contrastés, des rythmes imprévisibles, des sonorités insolites, et une concentration émotionnelle qui n’échappe pas toujours à l’obsession. 

Parmi les six mouvements, Stroë en nomme trois Paganiniana, qui évoquent le diabolique virtuose du XIXe siècle, en s’y référant de manière implicite, sans citation de texte original. La virtuosité y prédomine, affrontée avec brio par Noëmi Schindler, qui a été l’élève de Pierre Amoyal à Lausanne, d’Aïda Stucki à Winterthur et de Mira Glodeanu à Bruxelles. Le registre aigu qui lui est réservé met en valeur les circonvolutions, parfois abruptes, des autres instruments (les trombones !), dans un contexte dense, au discours poétique irréel. Trois mouvements, en alternance avec les Paganiniana, s’intitulent Écoute fine et s’inspirent de la musique traditionnelle de l’Inde, où la microtonie est prioritaire. Tout cela est superbement rendu par une soliste inspirée et des instrumentistes engagés. Une indéniable découverte, vraiment fascinante !  

Datée de 2005, la Fantasia quasi una sonata est l’avant-dernière œuvre de Stroë. D’accès plus abstrait, elle fait notamment référence explicite à l’énigmatique écrivain irlandais James Joyce et à son livre Finnegans Wake, publié en 1939, considéré comme des plus hermétiques. Cavanna reconnaît la difficulté et l’exigence de la partition du Roumain qui épouse un chemin bien déroutant, tortueux, inattendu : on retrouve […] les superpositions d’échelles, modale, tonale, non tempérée, proportionnelle, harmonique, microtonale… Le violoncelle de Christophe Roy, qui en a été le créateur, développe un chant transporté alors qu’aux claviers, Christophe Henry installe des accents décalés. Une autre facette d’Aurèle Stroë, qui nous fait espérer que d’autres hommages, mérités, lui soient bientôt rendus.

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix  

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.