La violoniste Anna Urpina place douze compositrices sous le signe des Muses
Le Chant des Muses. Œuvres d’Isabella Leonarda (1620-1704), Francesca Caccini (1587-c.1641), Mademoiselle Duval (c.1718-c. 1775), Gracia Baptista (16e siècle), Zulema de la Cruz Castillejo (°1958), Elisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729), Maddalena Casulana (c.1554-c.1590), Helena Cánovas Parés (°1994), Anne Madeleine Guédon de Presles (c.1700-c.1754), Mademoiselle Buttier (18e siècle), Marietta Morosina Priuli (17e siècle) et Lady Mary Dering (1629-1704). Anna Urpina, violon baroque et moderne ; María Hinojosa, soprano ; Daniel Oyarzabal, clavecin et piano ; Nicola Brovelli, violoncelle baroque et moderne ; Nacho Laguna, théorbe et guitare baroque. 2024. Notice en anglais et en espagnol. 66’ 20’’. Eudora EUD-SACD-2502.
Née à Vic, dans la province de Barcelone, en 1989, la violoniste catalane Anna Urpina a entamé ses études localement dès ses six ans, les a poursuivies au Wisconsin, avant de les compléter à Madrid, au Conservatoire de Bruxelles avec Shirly Laub, à Leipzig et à Amsterdam. Elle a aussi appris la musique ancienne à Barcelone et a terminé ses études en Italie auprès d’Enrico Onofri et Fabio Biondi. En 2022, Anna Urpina a publié chez IBS Classical un album intitulé « Baroque-Moderne » qui réunissait Biber, Webern, Castello, Turina, Corelli, Guix, Telemann et Arvo Pärt. Pour Eudora, voici un programme de pages oubliées de compositrices, plusieurs œuvres étant présentées en première gravure mondiale. Ici aussi, le baroque et le moderne se côtoient, avec prédominance de la première période.
Anna Urpina et ses complices nous entraînent dans l’Italie, la France, l’Espagne et l’Angleterre, du XVIe au XVIIIe siècles. La notice de María Del Ser précise que, vers la moitié du XIVe siècle, une centaine de femmes, mythiques ou réelles, étaient recensées par Boccace sous la forme de petites biographies. En 1528, Baldassare Castigliano, comte de Novilara, soulignait le fait que, dotées de grâce, de beauté et d’intelligence, les femmes possédaient le même niveau que les hommes en termes de bagage littéraire, d’éducation à la danse et à la musique, et d’art de la conversation ! La philosophie du XVIIIe siècle allait leur ouvrir un vaste monde de possibilités artistiques. On mesure mieux ainsi les mérites des créatrices, qui ont réussi à se faire reconnaître ou à s’imposer.
Deux noms connus émergent de la période baroque. La Parisienne Elisabeth Jacquet de La Guerre, née dans une famille de musiciens (son père et son frère étaient organistes) a été introduite à la cour par Madame de Montespan en 1682, peu avant son mariage. Interprète réputée du clavecin, pour lequel elle composa, elle écrivit aussi des cantates, une œuvre lyrique, une pastorale et des sonates en trio. L’une de ces dernières, en trois mouvements, occupe le milieu du programme ; ces dix minutes charmèrent Louis XIV qui estimait la compositrice pour sa musique mélodique raffinée et son élégance rythmique. La fille du compositeur italien Giulio Caccini, Francesca, qui servit à la cour des Médicis, semble avoir été la première femme à composer des opéras. Elle a publié une trentaine de chansons et quatre duos pour soprano et basse continue. Nous découvrons Lasciatemi qui solo, de style élégiaque, chanté par la voix claire de la soprano catalane María Hinojosa.
Cette même cantatrice est mise à contribution pour le madrigal très expressif Morir non può il mio core de l’Italienne Maddalena Casulana, sans doute Siennoise, pour l’air aux accents intimes Vole, Amour, Dieu Vainqueur d’une mystérieuse Mademoiselle Buttier qui vécut au XVIIIe siècle, et pour le très beau A False Designe to be Cruell de l’Anglaise Lady Mary Dering, une élève de William Lawes, qui ajoutera trois de ses chansons, dont celle-ci, à son Select Ayres and Dialogues, qu’il lui dédiera en 1699. On regrette que les textes de ces parties chantées ne soient pas reproduits ; on aurait aimé mieux en appréhender la portée. La voix de la soprano est flexible et agréable, les accompagnements la mettent bien en valeur.
On citera, toujours pour la période baroque, la belle sonate pour violon et clavecin, placée en ouverture de programme, d’Isabella Leonarda, qui avant d’entrer dans un couvent du Piémont à l’âge de seize ans, s’était fait connaître à Novara avec des chants religieux. La notice estime que cette sonate est sans doute l’une des premières composées par une femme. Sans oublier les cinq extraits instrumentaux de Les Génies, ou les Caractères de l’amour, un ballet héroïque de 1736 de la cantatrice française Mademoiselle Duval, talent précoce à dix-huit ans, une musique que l’on compara avantageusement aux Indes galantes de Rameau, dont la création avait eu lieu un an auparavant. Ou encore un air intime, pour violon et théorbe, que l’on doit à Anne M. Guédon de Presles, qui travailla à la cour de Louis XV. On découvrira aussi, de l’Italienne Marieta Morosina Priuli, qui faisait partie de la noblesse vénitienne du XVIIe siècle, trois extraits de ses Ballletti e Correnti dédiés à Eléonore de Habsbourg, qui allait devenir reine de Pologne.
Deux pages contemporaines viennent s’ajouter à l’affiche. La première est une commande d’Anna Urpina à la Catalane Helena Cánovas Parés, un bref Largo pour violon, violoncelle et clavecin (2024) ; l’autre propose trois Canciones de Amor, pour soprano, violon, violoncelle et piano (2004) de la Madrilène Zulema de la Cruz Castillejo, qui s’est inspirée de poèmes expérimentaux de José Hierro (1922-2002). Il s’agit de deux créations mondiales, qui viennent s’ajouter à cinq autres premières gravures discographiques.
Anna Urpina, qui joue sur un violon Nicoló Amati de Crémone datant de 1658, prêté par une fondation suisse, a effectué des recherches dans des bibliothèques ou des archives vénitiennes ou parisiennes. Elle est présente, de façon solaire et expressive, tout au long de ce récital où les découvertes sont nombreuses. Au fil des partitions, ses amis interprètes se partagent le parcours, avec des combinaisons variées et subtiles. L’hommage aux œuvres oubliées de compositrices atteint son but.
Son : 8,5 Notice : 8 Répertoire : 8, 5 Interprétation : 9
Jean Lacroix