Le Château de Barbe-Bleue confirme les affinités de Karina Canellakis avec Béla Bartók
Béla Bartók (1881-1945) : Le Château de Barbe-Bleue, opéra en un acte op. 11. Rinat Shaham (Judith), mezzo-soprano ; Gabor Bretz (Barbe-Bleue), baryton ; Orchestre philharmonique de la Radio néerlandaise, direction Karina Canellakis. 2024. Notice en anglais. Texte du livret en hongrois, avec traduction anglaise. 61’ 54’’. Pentatone PTC 5187 225.
Après un album de belle facture en 2023, déjà pour Pentatone, consacré au Concerto pour orchestre et aux quatre Pièces pour orchestre de Bartók, la cheffe américaine Karina Canellakis propose une autre partition du Hongrois. Née à New York en 1981, diplômée du Curtis Institute pour le violon et de la Juilliard School pour la direction d’orchestre, elle a notamment été l’élève d’Alan Gilbert et de Sir Simon Rattle. Depuis septembre 2019, elle est directrice musicale de l’Orchestre philharmonique de la Radio néerlandaise ; c’est avec cette formation que la présente gravure du Château de Barbe-Bleue a été effectuée dans un studio du Muziekcentrum van de Omroep, à Hilversum, du 17 au 19 juin 2024. Après la version de la Finlandaise Susanna Mälkki à la tête de l’Orchestre philharmonique d’Helsinki (BIS, 2021), c’est la deuxième fois que cet opéra en un acte est gravé par une cheffe.
Lorsque l’opéra Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, sur un texte de Maurice Maeterlinck, est créé en mai 2007 à l’Opéra-Comique, Zoltán Kodály et Béla Balász sont dans la salle. Romancier, poète, dramaturge et futur scénariste pour le cinéma, Balász (1884-1949) s’empare à son tour du conte de Perrault, d’abord sous la forme d’une pièce, qu’il adapte à sa manière. Dans son remarquable ouvrage sur Bartók (Fayard, 2012), Claire Delamarche donne un résumé clair du livret en octosyllabes : Malgré les rumeurs persistantes courant sur le duc de Barbe-Bleue, Judith (en hongrois, Judit) a accepté de l’épouser. Le livret saisit le couple à son arrivée au château. Impressionnée par l’obscurité qui règne, Judith réclame à son mari d’ouvrir une à une les sept portes qui donnent sur le vaste hall afin d’y faire pénétrer la lumière. Derrière la dernière porte, elle découvre les anciennes épouses de Barbe-Bleue, qu’elle est désormais condamnée à rejoindre. Pour la mise en musique de cette action dramatique porteuse de symboles, Balász aurait eu une préférence pour Kodály, qui ne donna pas suite, laissant la place à Bartók. Celui-ci se met à l’ouvrage dès février 1911 ; Il travaille longuement l’orchestration, mais l’œuvre est refusée par un jury. Elle ne verra le jour qu’en 1918 à Budapest, un an après la création du ballet pantomime Le Prince des bois, qui a connu le succès, et dont Balász a écrit aussi l’argument.
Dans une note d’introduction qu’elle signe, Karina Canellakis évoque l’opéra, qu’elle estime d’une pure beauté quant à la partie orchestrale : c’est comme une série de poèmes symphoniques reliés les uns aux autres par le récit, écrit-elle, avec l’ouverture de chaque porte, laissant surgir à chaque fois une nouvelle texture sous la forme d’une couleur ou d’une atmosphère sombre. La splendeur de la partition réside en effet dans ses effets de contrastes permanents qui agitent cette action d’une durée d’une heure. Ample et maîtrisée avec vigueur, l’écriture de Bartók, dans un langage harmonique tonal, se nourrit de la déclamation de Debussy, de ballades populaires hongroises que recèle le livret, et de ses propres recherches ethnomusicologiques, avec une insistance sur le côté dramatique que renforcent les percussions sous forme de coups de butoir, le xylophone, le célesta, les fanfares de trompettes, les cors ou l’orgue. À cet égard, la direction de Karina Canellakis, éloignée de la tentation expressionniste, séduit par la qualité des timbres, qui créent un permanent contexte de mystère diffus. On aura peut-être l’une ou l’autre légère réserve quant à l’investissement global, en faisant la comparaison avec la discographie existante.
Le Prologue récité, parfois omis, est ici bien présent, mais le narrateur n’est pas nommé. Le rôle de Judith a été confié à la mezzo israélienne Rinat Shaham (°1980) ; voix vulnérable, elle apparaît comme la victime d’un destin forgé à l’avance, qu’elle s’efforce d’accomplir malgré les dangers qu’elle ne peut que pressentir. Face à elle, le baryton hongrois Gabor Bretz (°1975) campe un duc de Barbe-Bleue à l’expressivité peut-être un peu trop convenue. Mais le couple prend de la crédibilité à mesure que les portes s’ouvrent, la direction de Canellakis s’amplifiant elle aussi jusqu’à la cinquième porte, qui dévoile l’empire de Barbe-Bleue, puis dans la sixième, la vallée de larmes, où l’émotion suscitée par le sang (omniprésent dans l’opéra) et la douleur sont prémonitoires de la fin qui attend Judith.
Cette version de qualité est confrontée à une riche discographie existante. On se souviendra de l’implacabilité grandiose de la lecture effervescente de Janos Ferencsik, avec la Philharmonie de Budapest en 1956 (Hungaroton), avec un ardent Mihály Székely et Klára Palánkay, fabuleuse Judith, très impressionnante ; les deux voix avaient déjà été présentes sous la direction d’un proche du compositeur, George Sébastian, avec la phalange de la Radio hongroise (Arlecchino, 1951). C’est sans doute le couple idéal pour les deux rôles. On se souviendra aussi d’Antal Dorati à Londres (Mercury, réédition 2006), toujours avec Székely, Olga Szoni étant Judith. Mais encore de Wolfgang Sawallisch, tourmenté, avec l’Orchestre d’État de Bavière, une lumineuse Julia Varady et un troublant Fischer-Dieskau (DG). Istvan Kertesz (Decca, 1965), avec Christa Ludwig et Walter Berry, est le préféré de beaucoup, ce que l’on peut comprendre vu la qualité sonore, sans oublier Pierre Boulez (Sony, 1976), avec Tatiana Troyanos et Sigmund Nimsgern. À ces pépites, on ajoutera un DVD Decca (2008), qui restitue une production de studio dirigée par Georg Solti à la tête du London Philharmonic en 1981, avec Kolos Kováts et Sylvia Sass. Ce spectacle spectaculaire est d’une forte intensité dramatique.
Le présent album, très bien enregistré, peut, malgré le passé discographique prestigieux du Château de Barbe-Bleue, être salué comme un bel apport moderne, en particulier pour le geste orchestral de Karina Canellakis, qui confirme ainsi ses affinités avec le compositeur.
Son : 9 Notice : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 8,5
Jean Lacroix