Le legs vocal de la discrète contralto hollandaise Aafje Heynis est inestimable  

par

Aafje Heynis Edition. 1954-1973. Notice en anglais. 874 minutes. Un coffret de 14 CD Decca Éloquence 484 2104.

L’anecdote est connue : lorsque la fin de la Seconde Guerre mondiale signifie pour les Pays-Bas le retrait des troupes allemandes, Aafje Heynis, originaire de la petite cité de Krommenie, située à une quinzaine de kilomètres de Haarlem, est âgée de 20 ans (elle est née le 2 mai 1924) et est déjà appréciée pour les qualités de sa voix. En ce moment de délivrance, elle est sollicitée pour entonner l’arioso de Handel, Dank sei dir, Herr, ce qui lui assure un franc succès populaire. Formée dans un chœur d’enfants, elle a suivi l’enseignement de plusieurs professeurs, dont celui de la mezzo-soprano Jo Immink (1896-1985) à Amsterdam. Mais c’est en Angleterre, auprès du baryton écossais Roy Henderson (1899-2000), pédagogue réputé qui a compté Kathleen Ferrier parmi ses élèves, qu’elle va se perfectionner et s’épanouir. Elle obtient son diplôme en 1948 et se fait vite connaître dans l’interprétation de musique sacrée, de Bach en particulier, mais aussi de Lieder.

Contralto au timbre particulier, à la fois rayonnant, délicat et généreux, avec une touche d’androgynie caractéristique, ainsi que le rappelle le musicologue Jean-Charles Hoffelé, qui l’a bien connue et dont un texte personnalisé (en anglais seulement) sert de notice au présent coffret, Aafje Heynis, comparée souvent à Kathleen Ferrier, avec laquelle elle partage une intensité émotionnelle, a disparu en 2015. Le présent hommage, décliné en quatorze CD, est aussi, avec quelques mois de décalage, la commémoration des cent ans de sa naissance. Il en résulte une copieuse et indispensable remise en lumière, à travers un parcours de près de vingt ans, de 1954 à 1973 (elle se retirera définitivement en 1984). Il s’agit de gravures de studio et en public, en mono ou en stéréo, parues en leur temps sous étiquettes Philips, Emi Holland et Fontana.  

Pour Aafje Heynis, un tournant dans sa carrière se présente en 1958. Eduard Van Beinum (1900-1959), qui dirige l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, la choisit pour enregistrer, le 24 février de cette année-là, la Rhapsodie pour contralto op. 53 de Brahms, dont Kathleen Ferrier, disparue cinq ans plus tôt, a laissé une version londonienne qui semble insurpassable, sous la direction de Clemens Krauss. Un fameux challenge ! Le miracle se produit : Aafje Heynis y est pathétiquement déchirante, écrira Hoffelé, alors que Ferrier y était pathétique. Il faut dire qu’entraînée par Van Beinum, la cantatrice néerlandaise est en état de grâce. Avec Ferrier, elle domine aujourd’hui encore la discographie. Cette version illumine le sixième CD de l’actuel coffret Decca. Mais il existe une autre version par Aafje Heynis de la Rhapsodie de Brahms, captée fin janvier 1962, cette fois avec les Wiener Symphoniker menés par Wolfgang Sawallisch. Elle y est tout aussi transcendante, proche de l’extase, le chef allemand soulignant subtilement les nuances, là où Van Beinum accentuait le côté fantastique. Il est difficile de départager ces deux gravures poignantes, ici heureusement présentes : chacune touche à la beauté suprême.

Bach et Haendel sont des piliers de l’art d’Aafje Heynis. Deux cantates du premier, BWV 169 et 170, en témoignent en 1959 et 1960, ainsi que des extraits des Passions selon Saint Matthieu et selon Saint-Jean ou de l’Oratorio de Noël (1961), sous la direction, en Hollande, de Anthon van der Horst ou de Szymon Goldberg, et à Vienne, de Hans Gillesberger. La cantatrice s’y investit avec probité, elle est humblement émouvante, mais surtout chaleureuse. Chez Haendel, des extraits d’oratorios (Samson, Judas Maccabée) sont éloquents, d’un art noble qui s’épanouit, avec des phalanges néerlandaises, dans un Te Deum de Dettingen (1958) haut en couleurs, et dans un très expressif Dixit Dominus (1969). Mahler était un autre domaine de prédilection d’Aafje Heynis. Dans la Symphonie n° 2 « Résurrection », son Urlicht touche au mystère, dans la gravure réalisée à Amsterdam en 1968 avec Bernard Haitink, la soprano étant Elly Ameling. On redécouvre avec un vif intérêt cette version engagée. Tout comme une Neuvième de Beethoven de 1961, servie avec fougue par Igor Markevitch avec un Orchestre des Concerts Lamoureux en forme. Le quatuor Hilde Gueden, Aafje Heynis, Fritz Uhl, Heinz Rehfuss est bien séduisant.

Ce panorama d’une carrière sans faiblesse atteint un autre sommet dans la cantate O amantissime sponse Jesu de Christian Ritter (1645-1717). Ce live de 1959, avec le Nederlands Chamber Orchestra dirigé par Anthon van der Horst, se présente comme un bijou précieux, servi avec un grain idéal par Aafje Heynis. On la retrouve encore à son meilleur dans la musique de scène Rosamunde de Schubert en 1965, dans des arias d’Orphée et Eurydice de Gluck en 1973, dont les moments de noblesse stylistique qu’y insuffle la cantatrice font regretter qu’elle ait été si peu présente sur scène. 

On se réjouit de découvrir, à côté des merveilles citées, une série de programmes complémentaires, au sein desquels la pudeur, la simplicité et la sobriété de la contralto néerlandaise le disputent à la ferveur, à la tendresse et à l’émotion. C’est le cas pour un éventail de pages sacrées gravées en 1971, signées Handel (un extrait d’Alcina), Haydn (Fac me vere tecum flere du Stabat Mater), Brahms, Franck, Tournemire ou Caplet (les émouvantes Trois Prières), ainsi que quatre Chants bibliques de Dvořák, idéalement recueillis. Le partenaire, sur l’orgue de la Pieterskerk d’Utrecht, est Albert De Klerk (1917-1998), qui enseigna à Amsterdam et fut un improvisateur réputé dans l’Europe entière. Les Vier ernste Gesänge de Brahms, un enregistrement de 1958 avec le pianiste Johann van den Boogert (1913-1988), ont une frappante portée tragique, que l’on retrouve, aussi investie, dans la version des mêmes Chants sérieux, en 1971 cette fois, avec l’Américain Irwin Gage (1939-2018). Avec ce pianiste américain, grand spécialiste de l’accompagnement, qui enchaîne avec elle des Lieder de Schubert (superbe Der Tod und das Mädchen), Richard Strauss, Hugo Wolf ou Gustav Mahler, tous marqués du sceau de l’intensité.  

Ce précieux coffret propose encore deux disques, un ensemble de chants populaires, 21 anglais (1960) et 23 hollandais anciens, à chaque fois d’auteurs anonymes (1965), avec la complicité du pianiste hollandais Felix de Nobel (1907-1981), qui fut aussi chef d’orchestre et auquel Poulenc dédia en 1952 l’un de ses Quatre Motets pour le temps de Noël. Deux autres programmes, gravés entre 1957 et 1960, cette fois avec l’organiste Simon C. Jansen (1911-1980), pianiste et chef d’orchestre très apprécié aux Pays-Bas, viennent s’ajouter. Le premier regroupe des pages sacrées autour de Pâques et de la Résurrection du Christ ; huit airs de Bach, affinités électives, voisinent avec des pages de compositeurs de diverses époques, notamment les Hollandais Cornelis De Pauw (1719-1799) ou Johannes Gijsbertus G. Bastiaans (1812-1875). L’autre affiche est réservée à des chants de Noël britanniques et hollandais, toujours d’auteurs anonymes, mais aussi d’Albert De Klerk, cité plus avant. Les partenaires, qui ont compté dans la vie musicale des Pays-Bas du XXe siècle, offrent une vraie complicité.

Consacré à la voix si particulière d’Aafje Heynis, reflet d’une personnalité, sinon effacée, en tout cas discrète, mais musicalement transcendante, cet hommage est de bout en bout un bonheur d’écoute, que l’on ne se refusera pas. 

Note globale : 10

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