L’opus 111 de Beethoven et la Sonate pour piano de Klaas De Vries, rapprochés par Bobby Mitchell

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Klaas De Vries (*1944): Sonate voor piano. Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Sonate no 32 en ut mineur Op. 111. Bobby Mitchell, pianoforte, piano. Février 2024. Livret en néerlandais, anglais. 58’12’’. 7 Mountain Records 7MNTN-053

Aussi à l’aise sur piano d’époque que sur instruments modernes (ici un Conrad Graf de 1827 et un Steinway de concert), Bobby Mitchell honore le grand répertoire classico-romantique. Sa discographie inclut Haydn, Mendelssohn, Schumann, tout en se montrant friand de programmations audacieuses. Ainsi le confirme ce disque qui rapproche l’emblématique opus 111 de Beethoven et l’unique Sonate de Klaas De Vries (1987), pièce maitresse de la littérature contemporaine néerlandaise pour clavier, que l’interprète a travaillée pendant un an avec l’auteur. Aimable hommage pour son quatre-vingtième anniversaire !

Né en 1985, de nationalité étasunienne, mais diplômé du Conservatoire de La Haye et docteur de l’Université de Leyde : cette fréquentation explique certainement pourquoi Bobby Mitchell s’est penché sur ce compositeur des Pays-Bas où il réside. Et avec la fille duquel, –la violoniste Jellantsje De Vries, il joue et enregistre en duo.

Nonobstant leur différence de langage, les deux œuvres cultivent des points communs. Voire une inspiration en abîme, tirée du modèle beethovénien, enrichie par la médiation du Doctor Faustus de Thomas Mann. Similitude par exemple dans la structure bipartite, opposant en chaque cas deux mouvements d’allure contrastée, mais en miroir : un Allegro con brio ed appassionato suivi d’une longue, exploratrice Arietta pour l’Allemand ; pour le Batave, un léthargique Melancholie suivi d’un aventureux Peripetie, dont les acrobaties se dégingandent comme un pantin désarticulé.

Toutefois, l’architecture rythmique, la progressivité épiphanique de l’Arietta (« chaque variation accroît la vitesse de la précédente », comme l’observa judicieusement Charles Rosen) ne trouve pas son équivalent dans Melancholie, qui puise à une autre source fertile, –graphique en l’occurrence : l’éponyme Melencolia (1514) du graveur Albrecht Dürer, d’ailleurs mentionnée dans le roman, et dont le mystérieux carré magique a fécondé la secrète science des proportions chez De Vries. Le titre du second mouvement fait référence au Sehr rasch des Fünf Orchesterstücke d’Arnold Schoenberg, et traduit un défoulement centrifuge après les énergies abouliques du vaste, hagard premier mouvement, perforé de silences. Le même mécanisme d’expansion cinétique que, dans l’opus 111, l’enchaînement d’un Maestoso et d’un fougueux Allegro fugué.

D’une gestique aussi visionnaire qu’insondable, l’abstruse rhétorique de la sonate de 1987 avorte dans des procédés parfois agaçants. Le pianiste américain en cerne les exigences déclamatoires avec la même virtuosité qu’il applique ensuite à Beethoven. Car dans l’Allegro con brio, Bobby Mitchell s’adonne à une véhémence Sturm und Drang, sculptant avec impulsivité, quitte à heurter la continuité et la fluidité. La versatilité des tempos privilégie la spontanéité. Le toucher scrute des reliefs épidermiques, ainsi les effets de pédale et les reflets marbrés qui accentuent les sfp du Maestoso (1’15-1’59).

Les témoignages de Wilhelm Backhaus (Decca, novembre 1961) et Anatol Ugorski (DG, janvier 1992), respectivement condensé en treize minutes et distendu en presque vingt-sept, permettent par l’extrême de jauger l’élasticité de l’Arietta, dont Bobby Mitchell trouve la juste couture qui convient à son pianoforte. Sous ses doigts, l’introduction se distille d’abord à un tempo proche de celui d’Ivo Pogorelich (DG, une référence émancipée des audaces du jeune Serbe), avant de s’en écarter par une mobilité plus active dès L’istesso tempo à 6/16 (4’23), puis de s’ébrouer dans les ébats syncopés à 12/32 (5’45). Dans le repli à 9/16 (7’43), l’accalmie reste séditieuse, la braise couve dans le leggieremente. C’est dans un doux éclairage que palpite le premier trille (10’34). Une dynamique étudiée instille le retour du thème principiel (12’40), puis laisse vibrionner le second épisode trillé (14’24), avant que la cinquième variation ne s’éteigne avec émotion.

La discographie de l’opus 111 au pianoforte n’est certes pas vierge de tentatives et de réussites, si on se rappelle Malcolm Binns (L’Oiseau-Lyre, juin 1979) ou Paul Badura-Skoda (Astrée, janvier 1980), eux-aussi sur Conrad Graf, et plus récemment Alexei Lubimov (Zig Zag, juillet 2009). On salue avec Bobby Mitchell une lecture aussi fraiche que sensible, enrichissant pertinemment ce segment discographique. Même si le prétexte diverge et que le couplage tire à hue et dia, découvrir l’aride Sonate de Klaas De Vries ou redécouvrir l’ultime jalon du cycle beethovénien sont deux arguments qui légitiment ce bicéphale album.

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 6-10 – Interprétation : 9

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