Musique sacrée polonaise des XXe et XXIe siècles

par

Roman PADLEWSKI (1915-1944) : Stabat Mater pour chœur mixte a cappella. Joanna WNUK-NAZAROWA (1949) : Planctus pour chœur mixte et ensemble de chambre ; Psaumes du futur ? pour chœur mixte sur des poèmes de Zygmunt Krasinski. Chanteurs de l’Ensemble Camerata Silesia de Katowice ; Solistes de l’Orchestre Symphonique de la Radio Nationale Polonaise de Katowice ; direction Anna Szostak. 2019. Livret en polonais et en anglais. Textes des chants en polonais, non traduits. 48.51. Dux 7610.

Tearfully (En larmes), ce titre éloquent est bien adapté à un CD de déploration et de complainte mais aussi de purification, proposé par le label Dux établi à Varsovie, pour poursuivre la découverte d’un vaste répertoire polonais méconnu. Si Pergolèse, auteur du célébrissime Stabat Mater de 1736, n’a vécu que 26 ans, Roman Padlewski n’aura guère vu beaucoup plus de temps lui être accordé : il est mort à l’âge de 29 ans, le 16 août 1944, lors de l’insurrection de Varsovie. Blessé deux jours auparavant, ce sous-lieutenant de l’armée polonaise décède à l’hôpital de la Vieille Ville où il a été admis. Né à Moscou d’une mère pianiste d’origine russe et d’un père spécialiste de la microbiologie, Padlewski fait ses études de violon et de composition à Poznan, où la famille s’installe de 1922 à 1939. Il y obtient aussi un diplôme en musicologie. Il se produit comme violoniste et comme pianiste, dirige le Chœur Karol Szymanowski, se lance dans des articles de critique musicale et dans la composition. Avant la guerre, il écrit un quatuor, un trio, des pièces pour le piano, des chansons et des motets sur des textes mariaux du XVIe siècle. On le retrouve à Varsovie en 1939, où il participe à la défense contre l’envahissement par l’Allemagne, puis, après la défaite, à des cercles musicaux publics, mais aussi à une Société Secrète des Musiciens qui veut tracer un chemin pour la reprise de l’activité musicale après le conflit. Le destin l’attend en 1944, lorsqu’il reprend les armes. Il sera décoré à titre posthume ; son nom figure sur le Mur commémoratif au Musée de l’Insurrection à Varsovie. 

Au cœur de sa courte production (on n’a plus de trace des compositions de guerre), son Stabat Mater fait figure de partition majeure. Destinée à un chœur de sopranos, d’altos, de ténors et de basses, cette page religieuse chantée en latin est divisée en trois parties de caractères différents. Cela débute par la douleur de la Mère attendant la mort du Fils, se poursuit par une intervention extérieure qui compatit à la souffrance et s’achève par l’accès à la grande joie future du Paradis qui se conclut dans la sérénité. Au fil de dix-huit minutes d’un intense partage, l’auditeur est invité à s’inscrire dans une réflexion sur le drame qui se noue, avant une accumulation d’émotions de plus en plus fortes qui aboutissent à la transfiguration finale, qui apparaît comme une victoire sur la mort. Cette œuvre que l’on peut considérer a posteriori, lorsque l’on connaît la fin tragique de Padlewski, comme une sorte de testament musical prémonitoire, se déploie dans une grande pureté de lignes vocales chantées avec ferveur par des chœurs silésiens investis, en situation de prière et de douleur, mais aussi d’espoir. Une partition déchirante, qu’Ignace Paderewski lui-même considérait comme l’une des plus mûres de la génération d’avant-guerre. 

Le programme fait un grand bond dans le temps avec deux œuvres de Joanna Wnuk-Nazarowa, née à Gdynia en 1949. Elle étudie à l’Académie de Musique de Cracovie où elle travaille avec Krzysztof Penderecki. Elle suit aussi en Autriche des masterclasses de Hans Swarowsky. Compositrice, enseignante, impliquée dans diverses institutions culturelles, elle est nommée Ministre de la Culture et des Arts, poste qu’elle occupe de 1997 à 1999. Sa production est constituée d’un grand nombre de pages destinées à la scène ou à la télévision, mais aussi à la musique de chambre et au chant. Après ses fonctions politiques, elle prend la tête des programmes de la Radio polonaise de Katowice de 2000 à 2018. Le présent CD Dux propose deux de ses partitions. La première est un court Planctus pour chœur mixte et petit ensemble de chambre (violon, hautbois, cor français, contrebasse, harpe et clavecin) d’une durée de neuf minutes, écrit en 2011. L’année précédente, l’avion qui transportait 96 personnes pour une commémoration des 70 ans du massacre de Katyn s’écrasait au sol. Parmi elles, le Président polonais Lech Kaczynski et son épouse Maria, l’ancien Président de la Pologne en exil, Ryszard Kaczorowski, et des membres des familles des victimes de la tragédie de 1940 (assassinat par le NKVD, police politique de l’URSS, de milliers d’officiers polonais et d’opposants au régime communiste dans la forêt de Katyn). La compositrice comptait un certain nombre d’amis parmi les morts de l’avion. Elle leur rend hommage à partir d’un fragment d’un poème de Krzysztof Koehler (°1963) qui évoque le souvenir et l’impossibilité de l’oubli. Cette poignante lamentation comporte une particularité : les mots « Ne m’oublie pas » sont répétés 96 fois, en hommage à chaque victime, après une lente introduction instrumentale que prolonge une voix féminine, à laquelle se joignent bientôt d’autres pour former un chœur complet à forte composante émotionnelle et douloureuse.

En 1983, sur l’instigation de Penderecki, Joanna Wnuk-Nazarowa composait un cycle de dix mélodies d’inspiration romantique, La vie et les amours d’un poète, pour alto, baryton et piano d’après des poèmes de Zygmund Krasisnki (1812-1859), écrivain considéré au XIXe siècle, à l’instar d’Adam Mickiewicz (1798-1855), comme le guide spirituel de la Pologne déchirée. Vingt-cinq ans plus tard, la musicienne retourne à Krasinski en 2009, à travers un choix parmi les Psaumes du futur écrits de 1844 à 1848, lors du séjour du poète à Paris. Au titre de chacun d’eux, la compositrice ajoute un point d’interrogation afin d’apporter au message romantique une tonalité qui reflète le temps présent. La notice explique que certains aspects de cette vision messianique d’une renaissance nationale concernent la condition humaine entière et est valable en tout temps et en tout lieu. Cinq Psaumes se présentent donc sous la forme d’une question, successivement autour de la foi, de l’espoir, de l’amour, du chagrin et de la bonne volonté. La compositrice choisit dans les textes les fragments les plus accessibles et les plus parlants pour nos contemporains. La musique est à la fois spirituelle, décorative, rythmique, plaintive ou implorante, avec des interventions chorales de dimensions variées, dans un climat sacré et profane à la fois, qui s’inscrit bien dans cette tradition polonaise marquée par le sens religieux, un peu à la manière de Penderecki, mais sous l’influence des pièces les plus intériorisées de ce dernier. Cet ensemble de psaumes, dont la durée totale n’excède pas les vingt minutes, se présente à l’auditeur comme l’évidence d’une volonté de purification, dans un contexte où les voix masculines et féminines se partagent le chant ou se fondent entre elles pour mieux souligner le sens spirituel des mots. 

Tout au long de ce programme enregistré en avril et juin 2019 à Katowice, la Camerata Silesia ou les solistes instrumentaux du Planctus, dirigés par Anna Szostak, présentent une belle homogénéité et une solide qualité de présence et d’engagement, mais la prise de son souffre de quelques saturations, en particulier dans les derniers psaumes de Wnuk-Nazarowa. Ce CD, qui a le désavantage d’être trop court (48 minutes, c’est bien peu) et ne se donne pas la peine de traduire les textes -exclusivement en polonais- dans le livret, privant l’auditeur d’une nécessaire connaissance des poèmes, montre à quel point la musique polonaise regorge de compositeurs de qualité. Ils sont animés la plupart du temps par un esprit de valorisation de leur pays si souvent secoué au cours de l’Histoire, mais aussi par un dynamisme et une vitalité qui prennent racine dans la foi religieuse tout autant que dans les valeurs universelles d’amour et de certitude dans la beauté de l’art. 

Son : 8   Livret : 8  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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