Polyphonies d’Heinrich Isaac et liturgies géorgiennes dans le creuset de l’ensemble Irini
Printemps sacré. Heinrich Isaac (c1450-1517) : Tota pulchra es ; Anima mea ; Quis dabit capiti meo aquam? ; Virgo prudentissima ; Innsbrück, ich muss dich lassen. Chants liturgiques géorgiens : Shen khar venakhi ; Saidumlo samotkhe khar ; Ts’midata tana ganu svene ; Vgodeb da viglov me ; Saikunod ; Arasada davdumnet ; Gikhaboden shen ; Christos anesti. Lila Hajosi, Ensemble Irini. Clémence Faber, Eulalia Fantova, mezzo-soprano. Julie Azoulay, Lauriane le Prev, contralto. Thibault Givaja, Olivier Merlin, ténor. Sébastien Brohier, Guglielmo Buonsanti, Jean-Marc Vié, basse. Avril 2024. Livret en français, anglais. 53’20’’. Psalmus PSAL 047
Associer un compositeur du XVe siècle et la tradition liturgique de Géorgie : incongru ou audacieux ? Au-delà de surfer sur la vague du métissage, des modes transversalistes et de la complainte sur les crises contemporaines, le livret du CD assume un projet symbolique qui justifie le rapprochement. Une double dialectique, même ! Heinrich Isaac tourmenté par la chute de sa bienfaitrice dynastie Médicis, en proie à l’austère Savonarole, et qui regagna sa ville de Florence après vingt-et-un ans de douloureux exil. À la même époque, la chrétienne Géorgie affronte la pression musulmane, et devra au fil de son histoire résister à l’oppression byzantine, russe, soviétique, luttant pour préserver son patrimoine religieux. « Vivre, mourir, (re)naître » constitue la trame thématique et structure ce programme bifide.
Malgré la différence d’échelle, ces deux dramatiques destins, individuel et national, peuvent entrer en résonance musicale par un point commun qui est, mutatis mutandis, le procédé d’écriture polyphonique. Cela dans la mesure où le chant géorgien, contrairement au culte orthodoxe de rite byzantin ou slavon, est originellement conçu sur l’interdépendance des voix (trois en l’occurrence) : une similitude avec le contrepoint savant des chantres ouest-européens de la Renaissance. « L’horizontalité mélodique est donc, dans les deux cas, au service de la verticalité de l’harmonie » résume la notice.
Pour sa part la mieux connue, on retrouvera dans ce parcours quelques célèbres constructions du Florentin d’adoption : le sensuel Tota pulchra es, le magistral Virgo prudentissima coiffé par une édifiante péroraison, Quis dabit capiti meo aquam?, déploration sur la mort de son protecteur Laurent le magnifique, et en fin de disque les vers d’exil d’Innsbrück, ich muss dich lassen. Avouons que cet emblématique chant du départ fait un peu pâle figure après la bouleversante hymne du tropaire pascal, Christos anesti, dont l’homophonie et le bourdon semblent déroger au caractère polyphonique décrit plus haut.
La complexité du système modal géorgien a été délibérément « occidentalisée ». On n’en saura pas davantage sur la recette de performance practice, tout en saluant son humilité envers une pratique pour laquelle ne subsiste aucune codification, et pas d’autre piste que l’analyse ethnomusicologique. On aurait néanmoins aimé quelques éclairages spécifiques sur les chants choisis et les raisons de leur sélection. Quant à l’interprétation des motets d’Isaac, elle a élagué les altérations pour l’apparenter à l’héritage médiéval, et se singularise par une émission brute, uniformisée, et un archaïsme proche de l’ascèse. À l’écoute ne ressent-on pourtant aucun profond hiatus entre ces deux univers expressifs, ingénieusement perméabilisés.
Comme si le défi de cette investigation parallèle ne suffisait pas, l’ensemble Irini s’est risqué à une autre gageure : « un saut dans le vide, vers le format choral bien loin du trio originel » selon Lila Hajosi. Considérant que les tessitures féminines éludent les sopranos, pour se limiter aux mezzo et alto, certaines lignes supérieures manquent d’éclat, mais se trouvent compensées par la robustesse, la chaleur du matériau vocal de l’équipe. Ni la sincérité ni la ferveur ne font défaut à l’accomplissement de cette ambassade culturelle : une rencontre a priori surprenante, mais en définitive révélatrice et porteuse de sens.
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire & Interprétation : 9