Rafael Frühbeck de Burgos, le meilleur des deux mondes
Rafael Frühbeck de Burgos, The Decca Legacy. 1963-1983. Livret en anglais. 1 coffret de 11 CD Decca Eloquence. 484-4628.
Decca Eloquence rend hommage au chef d’orchestre espagnol Rafael Frühbeck de Burgos (1933 – 2014).
Né à Burgos, Rafael Frühbeck était issu d'une famille d'origine allemande. Son père, Wilhelm Frühbeck, blessé pendant la Première Guerre mondiale, décida de s'installer en Espagne alors que les tensions montaient dans sa Bavière. Il fit ensuite venir sa fiancée d’Allemagne. Le couple s’hispanise et prend les prénoms de Guillermo et d’Estefania et il s'installe à Burgos.
Estefania initie son fils au violon, et le jeune Rafael devient premier violon de l'orchestre local à 14 ans. Dans sa jeunesse, il poursuit ses études de violon, de piano et de composition aux conservatoires de Bilbao et de Madrid. Il fait ses premiers pas de chef pendant son service militaire à Santander où il se voit confier la direction de l’harmonie du régiment. Il étudie ensuite la direction d'orchestre à la Hochschule für Musik de Munich auprès de Kurt Peter Eichhorn, où il obtient son diplôme avec mention et le prix Richard Strauss.
En 1958 à l’âge de 25 ans, il décroche son premier poste avec l'Orchestre symphonique de Bilbao. Le manager de l’orchestre lui conseille alors d’hispaniser son nom. Il ajoute ainsi “Burgos” le nom de sa ville natale. En 1962, il est nommé directeur musical de l'Orchestre national d'Espagne à Madrid. La phalange est en plein désarroi après le décès brutal d’Ataúlfo Argenta en 1958 et suite au manque de soutien des autorités. Rafael Frühbeck de Burgos a alors une idée claire pour faire de la phalange la meilleure d’Espagne. Il inaugure son mandat avec la création mondiale de l’Atlántida de Manuel de Falla (complété par Ernesto Halffter), il dirige la Passion selon Saint-Matthieu de Bach, des cycles Beethoven, Brahms et Schumann et il initie un festival Mahler en 1970-71, ce qui, dans le contexte de l’époque était particulièrement novateur.
Ce coffret reprend des enregistrements réalisés pour DECCA à Madrid avec son orchestre national d'Espagne et à Londres avec les grands orchestres locaux dont il fut un invité régulier. Les enregistrements couvrent une large période de 1963 à 1983, mais avec un gros focus sur les années 1965 à 1969 avec un Rafael Frühbeck de Burgos en jeune démiurge des podiums. Une belle moitié de ces enregistrements fait son apparition pour la première fois en CD et c’est donc un bon argument d’achat du coffret. Notons qu’un album avec Narciso Yepes a été enregistré pour DGG.
Au niveau du répertoire, on retrouve ces deux mondes du chef : l’Allemagne et l’Espagne. On commence cette évocation avec de grandes réussites comme ce couplage de l’ouverture du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn et de la Symphonie n°3 “Rhénane” de Robert Schumann. C’est altier, conquérant et musical avec une “Rhénane” puissante et évocatrice des paysages. Bien oublié, le violoniste roumain Ion Voicu (1923-1997) est le soliste du couplage usuel des concertos “romantiques” de Mendelssohn (en mi mineur) et de Bruch (n°1 en sol mineur). On aime ce violon franc et convainquant, à la fois étincelant et finement musical, l’accompagnement du chef, toujours avec le LSO, est exemplaire. On reste avec Mendelssohn avec une intégrale du Songe d’une nuit d’été qui nous laisse un peu sur notre faim, c’est propre et probe mais un peu ennuyeux !
Dans la musique espagnole, le chef fait évidemment des étincelles. On place aux sommets sa gravure d’El Amor Brujo de Manuel de Falla avec le New Philharmonia, en compagnie de la soprano Nati Mistral. Comme rarement, le chef combine l’esprit de la musique populaire et celle de la musique savante, trouvant un ligne parfaite tantôt rauque et enflammée, tantôt élégante et racée. En complément : l’Intermezzo des Goyescas de Granados et la Pavane pour une infante défunte et l'Alborada del Gracioso de Ravel et ça décape sec !
Autre grande réussite des orchestrations de Rafael Frühbeck de Burgos de la Suite española n°1 et des Cantos de España d’Isaac Albéniz. C’est de l’Espagne en technicolor et la richesse mélodique et harmonique du compositeur rencontre une virtuosité orchestrale. Certes, cela peut faire hurler les puristes mais c’est de l’orchestre en écran large et c’est jubilatoire d’autant plus que le New Philharmonia Orchestra est en démonstration.
Les autres témoignages espagnols sont en compagnie de grands solistes espagnols : la pianiste Alicia de Larrocha et le guitariste Narciso Yepes. Alicia de Larrocha est au clavier pour les célèbres Noches en los jardines de España de De Falla couplées à Rapsodia Española d’Isaac Albéniz et de la Rapsodia Sinfónica de Joaquín Turina. Cet album, enregistré en 1983, avec le London Philharmonic Orchestra, n’a jamais quitté les sommets de la discographie. L’oreille se régale des couleurs et du sens de la narration de ces deux artistes. La soliste est également à l’honneur de deux autres concertos, moins connus, mais intéressants de Xavier Montsalvatge et Carlos Suriñach. Avec le guitariste Narciso Yepes, le chef dresse un panorama du concerto espagnol pour guitare : du classicisme pittoresque de Rodrigo à la modernité de Ohana en passant par les paysages bigarrés de Salvador Bacarisse, Federico Moreno Torroba ou Antonio Ruiz-Pipó. Notons que les Trois Graphiques de Maurice Ohana sont représentés par deux enregistrements : l’un pour Decca gravé à Madrid en 1963 et à Londres avec le LSO en 1975 mais pour DGG.
Enfin, entre ces pôles germains, espagnols, mentionnons le couplage étrange arméno-français du pétaradant Concerto pour piano d’Aram Khachaturian, avec des étincelantes Variations symphoniques de César Franck et de la trop rare et subtile Fantaisie de Gabriel Fauré avec Alicia de Larrocha.
Un coffret bigarré, contrasté, en patchwork mais bigrement intéressant de l’art de ce chef et qui propose des œuvres peu connues. On aimerait bien que Warner s’intéresse également au legs du maestro pour EMI car il y a des gravures de Haydn, Ravel et Stravinski qui n’ont jamais été rééditées.
Note globale : 9