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Wozzeck de haut vol à Gand 

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Le Wozzeck d’Alban Berg célèbre cette année ses 100 ans ! Un siècle que ce pilier de la modernité ne cesse de nous fasciner par ses ruptures et ses radicalités. Malgré sa place centrale dans l'histoire de la musique, cet opéra n’est pas si souvent proposé au public, ainsi la dernière production dans notre royaume remontait à 2008 à La Monnaie.  C’est donc avec grand intérêt que l”on se rend à cette production d’Opera Ballet Vlaanderen qui sur le papier s'annonçait pour le mieux. 

Il faut commencer cette évocation par la réussite musicale portée par la fosse. Alejo Pérez, directeur musical de la maison officie au pupitre du  Symfonisch Orkest van Opera Ballet Vlaanderen. Sa direction est à la fois tranchante et dramatique, combinant ce qu’il faut de caractère analytique  pour scanner la matière orchestre et ce qui est attendu en matière d'ampleur et d‘impact. Sous la baguette du chef argentin, scherzo, passacaille, marche, largo, valse et autres formes musicales convoquées par Berg s'animent d'une force musicale qui chauffe à blanc les pupitres de la phalange. Si toute la représentation est portée par une force dramaturgique, le troisième acte est foncièrement tellurique. 

Pour la mise en scène, on est heureux de retrouver le Néerlandais Johan Simons. Ce dernier est tout sauf un stakhanoviste de la mise en scène d'opéra, et ses réalisations sont même plutôt rares et toujours de haut vol, apportant des regards neufs sur des oeuvre.  Johan Simons est avant tout un homme de théâtre qui sait tant diriger au mieux ses acteurs et scanner les profondeurs de l’âme des personnages. Wozzeck de Berg peut être le prétexte à tant de délires et d’excès mais avec Johan Simons, on plonge dans l’univers mental du personnage. Le postulat du metteur en scène est de « donner une traduction visuelle à l’espace mental de Wozzeck”. Bien sûr, le héros est dans une dimension parallèle, égaré, perdu dans cet univers de paroxysme de violences. Mais au fil de la représentation, on se questionne sur qui est le plus fou ? Le Docteur, en créature expressionniste totalement hallucinée ? Le Capitaine, sorte de monstre irascible mais si vulnérable ? Le Tambour major, comme un personnage de carnaval, tel un soldat de bois qui s’anime ? Dans ce panorama des figures inquiétantes, même l'idiot clownesque n'apparaît pas plus atteint que les autres. Dès lors, Marie se détache, trop humaine, tentant de survivre au milieu de ses relations exacerbées et marquées par la folie. On notera la présence d’enfants, tout au long de la représentation, spectateurs de la tragédie. Pas de rédemption, pas d’issues pour ces jeunes qui dans la scène de la taverne sont déjà en train de picoler aux côtés des adultes. Dès lors, la scène finale avec le chœur d’enfants n’en a que plus d’impact. 

Parce que le monde est mauvais : Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny à Luxembourg

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Après le Festival d’Aix-en-Provence et l’Opéra des Flandres, c’est le Grand Théâtre de Luxembourg qui accueille l’œuvre de Kurt Weill-Bertolt Brecht telle que l’a mise en scène Ivo van Hove. Une réussite dans la mesure où ce dernier, avec notamment des moyens technologiques d’aujourd’hui, rencontre et accomplit les intentions du duo créateur.

Mahagonny, c’est le récit en vingt et une séquences « de la grandeur et de la décadence » d’une ville construite quelque part au milieu d’un désert par trois criminels désireux de faire fortune par tous les moyens, notamment en dépouillant des chercheurs d’or. Une spoliation dont la doctrine se résume en une affirmation du refus de toute interdiction déclinée en quatre manières d’être : manger, faire l’amour, se battre et boire. C’est l’histoire en particulier de Jimmy Mahoney, qui finira condamné à mort et exécuté. 

Pour ces concepteurs, cette œuvre n’est évidemment pas un simple divertissement lyrique bourgeois typique de cet « opéra culinaire » (dixit Brecht) dans lequel le spectateur est confronté à des passions déferlantes suscitant chez lui de grandes émotions et une sensiblerie réconfortante aux lendemains sans conséquence. Non, ils veulent mettre l’art au service d’une prise de conscience de nos réalités humaines, sociales et politiques. Brecht va donc inventer le « théâtre épique », un théâtre qui refuse toute identification de son spectateur aux protagonistes, qui veut au contraire le « mettre à distance » (le Verfremdungseffekt, la distanciation brechtienne). Confronté à des situations intenses, ce spectateur ne s’y abandonne pas, mais les observe afin d’en tirer les leçons, de comprendre et de réagir ensuite. D’où concrètement, des séquences dont le titre affiché annonce déjà ce qui va suivre, d’où des chansons qui récapitulent et tirent des leçons, d’où la création en direct des effets théâtraux (pas d’illusion réaliste !). Il en va de même, à cette époque-là du moins, pour la musique de Kurt Weill, dont les développements rejoignent, dans la partition, les intentions textuelles.