Parce que le monde est mauvais : Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny à Luxembourg

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Après le Festival d’Aix-en-Provence et l’Opéra des Flandres, c’est le Grand Théâtre de Luxembourg qui accueille l’œuvre de Kurt Weill-Bertolt Brecht telle que l’a mise en scène Ivo van Hove. Une réussite dans la mesure où ce dernier, avec notamment des moyens technologiques d’aujourd’hui, rencontre et accomplit les intentions du duo créateur.

Mahagonny, c’est le récit en vingt et une séquences « de la grandeur et de la décadence » d’une ville construite quelque part au milieu d’un désert par trois criminels désireux de faire fortune par tous les moyens, notamment en dépouillant des chercheurs d’or. Une spoliation dont la doctrine se résume en une affirmation du refus de toute interdiction déclinée en quatre manières d’être : manger, faire l’amour, se battre et boire. C’est l’histoire en particulier de Jimmy Mahoney, qui finira condamné à mort et exécuté. 

Pour ces concepteurs, cette œuvre n’est évidemment pas un simple divertissement lyrique bourgeois typique de cet « opéra culinaire » (dixit Brecht) dans lequel le spectateur est confronté à des passions déferlantes suscitant chez lui de grandes émotions et une sensiblerie réconfortante aux lendemains sans conséquence. Non, ils veulent mettre l’art au service d’une prise de conscience de nos réalités humaines, sociales et politiques. Brecht va donc inventer le « théâtre épique », un théâtre qui refuse toute identification de son spectateur aux protagonistes, qui veut au contraire le « mettre à distance » (le Verfremdungseffekt, la distanciation brechtienne). Confronté à des situations intenses, ce spectateur ne s’y abandonne pas, mais les observe afin d’en tirer les leçons, de comprendre et de réagir ensuite. D’où concrètement, des séquences dont le titre affiché annonce déjà ce qui va suivre, d’où des chansons qui récapitulent et tirent des leçons, d’où la création en direct des effets théâtraux (pas d’illusion réaliste !). Il en va de même, à cette époque-là du moins, pour la musique de Kurt Weill, dont les développements rejoignent, dans la partition, les intentions textuelles.

Ivo van Hove s’est mis au diapason de ces intentions ! Sa mise en scène ne nous plonge pas dans un réel illusoire. Non, nous assistons à un ballet de techniciens en tous genres qui installent les accessoires, les câblages, les branchements. La technologie joue son rôle : ainsi les séquences en « capture motion » (on filme les personnages en direct devant un écran vert ; on les découvre en même temps incrustés dans un décor sur un grand écran traditionnel) ; des images vidéo, elles aussi filmées en direct, focalisant le regard sur l’un ou l’autre protagoniste, sur l’un ou l’autre objet ; les grands ventilateurs pour la séquence du typhon. Les titres des séquences ne manquent pas non plus. 

Mais indépendamment de ce « contrat brechtien » à respecter, Ivo van Hove manifeste un art remarquable du déplacement des chœurs et figurants, dont je prétends qu’il est révélateur des qualités de mise en place d’un metteur en scène. Les mouvements de foule sont réalisés en toute fluidité, en toute lisibilité. Ils sont essentiels dans cette œuvre qui considère les « (in)humains » que nous sommes, qui dénonce « le veau d’or » de nos sociétés, qui démontre que les Mahagonny existent « parce que le monde est mauvais ».

Leonardo Capalbo impose son Jimmy Mahoney, ne ratant pas la belle séquence plus lyriquement traditionnelle d’introspection douloureuse que lui a quand même réservée Kurt Weill. Maria Riccarda Wesseling (Leokadja Begbick, la cheffe du gang) et Tineke van Ingelgem (Jenny Hill, la prostituée) ont « l’abattage » qui convient. Leurs « partenaires-complices » (Zachary Altman-Dreieinigkeitmoses, James Kryshak-Fatty, der ˊProkuristˊ, Thomas Oliemans-Sparbüchsenbilly, Thembi Nkosi-Jacob Schmidt et Marcel Brunner-Alaskawolfjoe) réussissent leur « être et ne pas être » brechtien dans leurs personnages. Mais il faut évidemment saluer le très beau travail des indispensables Chœurs de l’Opera Ballet Vlaanderen. Quant à Kurt Weill, il est, lui aussi, justement présent dans ses moyens et ses effets grâce à l’Orchestre de Chambre du Luxembourg. Duncan Ward menant tout ce monde d’une baguette aussi précise que bienvenue.

Luxembourg, Grand Théâtre, le 16 novembre 2022 

Stéphane Gilbart

 

 

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